Portrait de Georges Rousse
Portrait de Georges Rousse

Georges Rousse

Photographie

https://artinterview.com/interviews/georges-rousse/

Georges Rousse, né en 1947 à Paris, vit et travaille à Paris. Il intervient dans l’espace par la peinture, l’architecture et les jeux d’optique pour réaliser ses photographies.

D’où vous vient cette passion pour la photographie ?

Dans mon enfance, j’ai eu l’occasion d’apprendre à développer des films et des photos. J’étais émerveillé par l’image qui apparaissait, qui était révélée dans le bain et donc ma passion pour la photo vient de là. Ensuite, j’ai commencé des études en médecine, mais puisque je n’étais pas spécialement attiré par ce domaine, je me suis redirigé vers la photo. J’ai appris la photo pour en faire mon métier ainsi que pour essayer de trouver ma propre démarche. Au début, j’ai étudié l’histoire de la photographie et j’avoue avoir toujours été attiré par les photographes d’architecture et aussi par d’autres photographes tels qu’Alfred Stieglitz et Edward Steichen qui sont une autre part de la photo. D’autres photographes aussi m’ont marqué : Aleksandr Rodchenko, qui était photographe et plasticien, Man Ray, Marcel Duchamp qui a joué avec la photo, et aussi Kurt Schwitters. Il est un exemple important pour moi car il a créé le Merzbau – un point de rencontre pour tous les arts – qui a été bombardé durant la guerre et par conséquent, il n’en restait que des photos. Les conservateurs des musées ont essayé de le reconstituer à partir des photos. J’ai aimé cette importance de la photo comme trace et en même temps comme schéma pour créer à nouveau et c’est ça que je fais. À partir des lieux, je propose une alternative au simple constat photographique et c’est un renouveau des bâtiments qui vont disparaître.

Comment est née cette démarche axée sur la mémoire ?

Comme mon père était militaires, j’ai vécu durant mon enfance dans des zones de garnison où il y a des fortifications abandonnées, à Nice près de la frontière italienne et en Lorraine sur l’ancienne ligne Maginot près de la frontière allemande. 

Enfant je jouais là-dedans. Plus tard, quand j’ai eu un appareil photo, j’ai développé une passion pour les bâtiments en ruine en photographiant ces lieux. À New-York, en 1983, je suis monté sur les Twin Towers et en regardant dans la longue-vue, j’ai découvert sur la pointe de Roosevelt Island, un hôpital qui a pris feu et qui était à moitié en ruine ; à cet instant, j’ai su que j’aurais à travailler là-bas. J’ai donc une attirance pour photographier des lieux en ruine. Et un jour, j’ai décidé d’intervenir dans le champ photographique par la peinture.

Pour mon premier projet, j’ai reproduit et agrandi sur un mur les Demoiselles d’Avignon de Picasso,  dans un bâtiment en cours de démolition dont il ne restait qu’un étage et le rez-de-chaussée. J’ai vu qu’il y avait une relation intéressante de la peinture à l’espace par la photographie. Cela me rappelait les fresques d’artistes tels que Piero della Francesca ou Giotto dans les églises en Italie. Au début, j’ai fait de la figuration, c’était une manière de comprendre comment j’allais occuper des espaces, et tout était déjà organisé à partir de l’appareil photo.  Assez rapidement, j’ai abandonné la figuration parce que je sentais qu’il fallait passer à une étude sur la toile, mais mon support c’est le lieu et l’espace avec sa perspective. Tout cela est contenu dans la photo, c’est pourquoi j’ai continué à développer cette relation avec le lieu abandonné, c’est un espace de liberté, et j’ai introduit la perspective d’une manière contemporaine.

Au-delà de cette attirance pour les lieux abandonnés, y a-t-il une volonté de témoigner d’un passé qui risquerait d’être oublié ?

Bien sûr, puisque mon point de départ était de photographier des lieux abandonnés en ruine mais pas nécessairement des lieux historiques. J’aime tous les lieux qui sont abandonnés, j’essaye de mémoriser l’incidence de la lumière sur l’architecture et de trouver des traces du passé, des évènements qui se sont déroulés dans ces lieux. Je tente d’avoir une mémoire photographique du lieu tel qu’il est, augmentée d’une action picturale, la mienne, et c’est donc l’association de ces deux éléments qui sera la base de la dernière image du lieu avant qu’il ne soit démoli. Mes interventions n’ont pas toujours lieu dans des lieux abandonnés, parfois je travaille dans des musées ou des lieux historiques, mais ceci est un autre développement. Globalement, j’ai réalisé la majorité de mes œuvres dans des lieux abandonnés qui vont ensuite être détruits.

Quelles ont été vos expériences les plus marquantes ?

Il y a beaucoup d’évènements qui m’ont marqué, du premier bâtiment en cours de démolition où j’ai commencé à prendre des photos, jusqu’à la peinture des Demoiselles d’Avignon, que j’ai citée auparavant. Assez rapidement, on m’a proposé des lieux un peu partout, en France, en Europe jusqu’en Australie… À chaque fois, c’est une nouvelle histoire qui se déroule dans ces lieux, il ne s’agit pas d’un concept que je développe systématiquement. C’est un travail, au contraire, qui se nourrit de l’attitude physique d’une ville ou d’un pays. Alors, tous les évènements sont marquants. Je vais quand même en nommer un. Juste après avoir commencé à faire des expositions, j’ai reçu la proposition d’une bourse de six mois à New York. J’étais tout jeune et d’un seul coup, je me suis retrouvé plongé dans le cinéma que j’aimais, dans l’esprit américain à travers l’image en mouvement. Cela fut enrichissant d’être aux États-Unis pour comprendre une certaine esthétique et une notion de l’espace déjà développée dans la peinture américaine.

Et justement quelle est l’origine du choix de l’anamorphose ?

L’anamorphose est obligatoire dans la mesure où je regarde tout à travers l’appareil photo qui est l’intermédiaire indispensable pour dessiner dans l’espace. D’un côté de l’objectif, j’ai un espace tridimensionnel et de l’autre côté, un espace bidimensionnel. Donc pour moi, l’anamorphose n’a jamais existé parce que je suis derrière un outil qui est plan c’est pourquoi je regarde l’espace en fonction de l’appareil photo.

Vous étudiez donc d’abord la prise de vue que vous allez effectuer pour ensuite intervenir sur l’espace ?

C’est bien ça. J’installe mon appareil photo, une caméra grand format, avec un objectif, une chambre noire et un verre dépoli, et quand je regarde sur le verre dépoli, je vois le réel à l’envers, le haut étant en bas, et sur le verre dépoli, je dessine ma forme. Ensuite par des allers-retours, je marque des points à la craie puis je contrôle, je corrige, etc. Ensuite quand la forme est dessinée, je la trace et je commence à intervenir sur l’espace.

Il s’agit d’un travail de précision…

En réalité, ce n’est pas si précis que ça, c’est l’apparence de la perfection parce qu’assez souvent, il y a des choses qui sont compliquées. De toute façon, je ne cherche pas à être parfait, je cherche à montrer une idée de quelque chose de parfait, mais il est très difficile que ce soit absolument régulier. Quelquefois, par exemple, un segment de ligne est tracé sur dix formes différentes. Si le segment passe sur des poutres, il est très difficile d’avoir une ligne droite parfaite. C’est pour cette raison que je dis que je donne l’illusion de la perfection mais ce n’est pas la perfection. Sauf si je faisais une projection, ce qui ne m’intéresse pas.

Ce que je souhaite, c’est de transformer le lieu vu à travers mon appareil photo avec un objectif qui est souvent grand-angulaire et qui, en lui-même, modifie déjà légèrement la perspective tout en l’accélérant. C’est vraiment un travail qui est adapté à la chambre photographique. C’est pour ça que je dis qu’il n’y a pas d’anamorphose dans la mesure où la photo est plane : même si l’observateur bouge sa tête, quand il regarde une de mes photographies, il verra toujours une photo plane. Il ne pourra pas voir ce cheminement qui demande l’anamorphose.

Pourtant lorsqu’on visite les lieux dans lesquels vous avez effectué des interventions, nous sommes confrontés à un effet d’anamorphose…

Absolument. Mais maintenant, je ne fais pas d’anamorphoses, je fais des installations qui sont publiques. Quand j’ai commencé, j’avais une trentaine d’années et les gens qui regardaient mes photos ne parlaient pas d’anamorphose puisqu’ils voyaient très bien que c’était un travail de modification de l’espace et ils ne remettaient pas en cause ce côté réel de la photographie. Alors que quelques années plus tard, grâce au développement rapide de l’informatique qui a, entre autres, amené à la création de Photoshop, les jeunes ont commencé à croire que mes images étaient retravaillées avec ce logiciel. Du coup, mon travail n’aurait plus été axé sur l’espace, mais sur la représentation de l’espace. Il m’a fallu quelques temps pour m’adapter parce que je ne voulais pas montrer les lieux abandonnés puisque je pensais que l’image était suffisamment explicite, et en plus ils étaient distants du lieu d’exposition. Maintenant, je suis obligé de faire des démonstrations pour que les gens comprennent tout de suite de quoi il s’agit.

Vous considérez-vous plus photographe, plus artiste ou les deux ?

En fait, je ne me qualifie pas parce que quand je suis dans l’espace à transformer, c’est un travail de plasticien et c’est moi qui fait la photographie. Ce n’est pas aussi net que ça. Par exemple, Brancusi est sculpteur et photographe, pourtant il n’est pas qualifié de photographe.

Que pensez-vous de la photographie contemporaine ?

Je n’ai pas de jugement particulier à cet égard. Je dirais que la photo actuelle se préoccupe beaucoup de l’homme à travers des reportages avec des sujets différents : c’est pourquoi le type de photographie que je fais est moins sur le devant de la scène photographique. Je pense que pour les médias, il est plus facile de parler de tel événement qui s’est produit dans le monde et qui est couvert par des dizaines de photographes que de parler de ce genre de photos plasticiennes telles que je le pratique.

J’ai ce souci de vouloir conserver une trace des choses qui ne vont plus exister. 

Selon vous, où se situe l’Art dans votre travail ?

Ce qui m’intéresse est de mémoriser des lieux qui vont disparaitre parce que je pense qu’ils font partie de notre vie, de notre quotidien, et j’ai ce souci de vouloir conserver une trace des choses qui ne vont plus exister. Mais il y a aussi le fait que peut-être, certains de ces lieux pourraient avoir un autre avenir et mon travail serait une base, une sorte d’espoir pour qu’un site industriel ou autre, devienne quelque chose d’autre. Et donc, ce serait la possibilité pour tous ces lieux abandonnés d’avoir une autre existence. Sauf que nous sommes dans un système dans lequel nous faisons plus de spéculation que de conservation, et donc mes œuvres ne sont que des témoignages de lieux qui vont disparaitre.

c’est par nécessité que mes œuvres deviennent éphémères.

Vos photos sont des témoignages aussi en raison du fait que la plupart de vos interventions sont éphémères. Pourquoi le choix de faire des œuvres éphémères ?

Je crois au pouvoir de l’image photographique, et je prends souvent l’exemple des archéologues qui, lorsqu’ils sont rentrés dans les pyramides, ont pris des photos qui sont très évocatrices de l’histoire du passé, elles sont des témoignages visuels des objets. Finalement, ces images servent aux chercheurs archéologues et elles servent aussi à rêver, à développer l’imaginaire. Ce n’est peut-être pas à cause de cela que je fais des œuvres éphémères, mais parce que les lieux où je les réalise vont disparaitre et ils ne m’appartiennent pas, je peux les collectionner que sous forme de photos et d’archives. Donc c’est par nécessité que mes œuvres deviennent éphémères.

Qu’est-ce que votre travail apporte au sein de notre société ?

Après l’édification d’un bâtiment, nous avons fait une fête pour l’inaugurer mais pour le détruire, on ne fait plus rien, on se dépêche de tout raser… comme je disais auparavant, la possibilité d’un renouveau. J’ai travaillé dans des lieux qui étaient en tellement bon état que je ne comprends pas pourquoi ils ont ensuite été détruits. Dans le monde entier, il y a des lieux abandonnés. On me propose souvent d’aller travailler dans plein de pays pour garder une trace avant la disparition. Parfois, on m’offre la possibilté de faire une exposition et en même temps, on me propose des lieux pour faire une intervention : les commanditaires créent un évènement en marge de l’exposition mais en même temps, ils attendent de moi un regard différent. Par exemple, j’ai été invité par un groupement de Japonais : des étudiants, des artistes, des galeries, des journalistes, des professeurs, des critiques, à Kobe après le tremblement de terre de façon à ce que je montre quelque chose d’autre du drame qui s’est produit dans leur ville. Et du coup, mon action a été de montrer que l’on peut faire quelque chose à partir de ruines.

Avec quels artistes vous sentez-vous en correspondance ?

Je me sens en correspondance avec tous les artistes qui ont utilisés la photographie à un moment donné. Je peux citer Pierre Bonnard, Kurt Schwitters, ou Kazimir Malevitch. J’ai fait, par exemple, une série de photos dans lesquelles j’ai effacé les images, ce qui m’évoque les photos de l’exposition suprématiste de 1913. Un autre artiste que j’aime est Cy Twombly qui a fait des polaroids.

Je peux aussi citer Gordon Matta Clarke parce qu’il travaille lui aussi sur l’architecture et il a développé un côté photographique car souvent, le public ne peut pas se rendre sur des lieux partiellement démolis. Cela m’embête d’en parler car lorsque  je fais un trou dans un mur on me dit que c’est un hommage à Gordon Matta Clarke, et le trou ne devient pleinement un Rousse qu’au moment où je peins tout à l’intérieur. Par rapport aux artistes qui travaillent avec l’architecture, je pense qu’il n’y a pas beaucoup de différences possibles car il s’agit de travailler sur un matériel qui est brut et qui a certaines contraintes physiques. Donc les moyens d’action sur l’architecture sont limités à moins d’être un architecte et là c’est autre chose.

L’art, c’est plus que « faire du beau », c’est la chose qui me paraît essentielle dans notre société.

Selon vous, pourquoi la photographie et l’art sont-ils importants ?

Je n’ai pas vraiment d’avis sur comment l’art est utilisé aujourd’hui.

Mais l’art est important pour moi car j’ai développé un côté plasticien tout seul et quand j’ai vu, pour la première fois, le Carré noir sur fond blanc de Malevitch, cela m’a beaucoup interrogé et stimulé. J’ai compris que l’art, c’est plus que « faire du beau », c’est la chose qui me paraît essentielle dans notre société.

La dimension du rêve est assez présente dans votre travail. Est-ce que vous cherchez à donner corps à une dimension onirique ou plutôt à révéler à nos yeux une sorte de vérité cachée ou quelque chose que notre perception ne peut pas saisir dans l’immédiat ?

J’ai toujours considéré les endroits abandonnés comme des espaces poétiques. Bien sûr, ils sont les vestiges d’un passé qui est devenu inutile car ils sont des lieux qui n’ont plus d’utilisation. Mais j’ai toujours vu ces lieux comme des lieux de poésie et de méditation. J’aime la solitude, j’aime me retrouver dans ces lieux sans personne, pour que je puisse, par l’imaginaire, être transporté dans une réalité que l’on devine, peut-être est-ce le mythe platonicien de la caverne inversé ?

Le livre “Mots de passe” avec Gérard Macé, constitue une rencontre entre art, photographie et poésie. Comment est né ce projet ?

Gérard Macé est un poète voyageur photographe et j’ai toujours lu ces livres et voyagé avec lui en même temps. Un éditeur qui fait de petites éditions en mettant en relation un poète et un artiste, m’a demandé si je connaissais un poète avec qui réaliser un livre. Donc je lui ai proposé Gérard Macé qui connaît mon travail, nous nous sommes réunis et Macé m’a proposé de courtes phrases qu’il avait écrites mais qui n’avaient pas encore été publiées, les “mots de passe”. Quand je les ai lues, elles m’ont évoqué les courtes phrases qui étaient dites à la radio anglaise pendant la guerre pour communiquer de façon cachée. J’ai interprété ces mots de passe comme des moments poétiques que tout le monde peut vivre lorsqu’on on est dans un endroit et qu’une phrase nous traverse l’esprit, ce qui peut évoquer une image et en même temps suggérer une pensée poétique.

J’avais en projet de travailler à Lens dans un ancien siège de la Banque de France. A cet endroit, il y avait beaucoup de petites pièces et j’ai imaginé que, dans ce lieu, on allait trouver des phrases écrites dans l’espace. C’est comme ça que le projet est né.

Pourriez-vous nous parler de vos projets dans le futur proche ?

Je vais bientôt partir au Japon pour préparer une installation et une exposition que je ferai l’année prochaine au mois d’octobre à Tokyo. En début d’année, je vais partir à Lima au Pérou pour une exposition au Musée d’Art Contemporain. Ensuite, je vais travailler dans des fortifications dans la région de Namur en Belgique pour une exposition qui va commémorer le centenaire de la fin de la guerre 1914-1918.

J'aime la solitude, j'aime me retrouver dans ces lieux sans personne, pour que je puisse, par l'imaginaire, être transporté dans une réalité que l'on devine... Peut-être est-ce le mythe platonicien de la caverne inversé ?

Georges Rousse