Portrait de Ernest Pignon-Ernest
Portrait de Ernest Pignon-Ernest

Ernest Pignon-Ernest

Plasticiens

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Ernest Pignon-Ernest nous accueille dans son atelier parisien. Nous approchons avec humilité une œuvre dont les limites s’estompent dans les lointains et qui embrasse toute l’étendue du monde ; un ensemble homogène fait de dessins virtuoses présents sur les murs des villes, qui parlent de la douleur des hommes et portent une topologie lourde de réminiscences. Portées au rang d’icônes contemporaines, ses figures prennent soudainement vie dans la rue exprimant avec grandeur leur destin, leurs vies enfouies, leurs rêves abolis… Son art révèle, avec puissance et dignité, une humanité mise à nue dans des lieux appropriés. Pionnier de l’art urbain en France, l’artiste engagé nous parle de son travail comme d’une quête, il évoque son amour pour la littérature et le rôle primordial qu’occupe l’art dans notre société contemporaine.

D’où vient votre passion pour l’art ?

Elle est venue très tôt. J’ai réalisé mes premiers dessins vers l’âge de douze ans. Je ne viens pas d’un milieu particulièrement cultivé. Chez moi, il n’y avait pas de peinture ou de livre. Ma famille était davantage intéressée par le sport. Comme j’aimais dessiner, je réalisais l’équivalent de cartes postales représentant le pont de mon village, puis j’ai découvert Picasso dans un numéro de Paris Match. Ce fut presque un tournant dans ma vie. Ma découverte de Guernica a orienté tout ce que j’ai fait depuis. Je n’avais pas d’autres pistes à l’époque, et j’ai réalisé que la peinture pouvait être différente…

Comment ce moment clef a-t-il éveillé votre vocation d’artiste ?

Ma rencontre esthétique est Picasso. Paradoxalement, c’est à cause de lui que je suis artiste. Si je ne peins pas, et si j’ai dessiné cet espace d’intervention dans le réel que sont mes images, c’est en partie à cause de lui car j’avais le sentiment qu’après Picasso, toutes les expériences purement picturales étaient légèrement dérisoires. J’ai d’ailleurs toujours ce sentiment.

Que vous apporte le dessin ? Quelle est la force de ce medium ?

Dans le dessin, il y a toujours plus que ce qui est figuré : il y a le projet. Un dessin porte avec lui une perspective qui associe le regardeur d’une autre manière que la peinture. Contrairement à cette dernière, il reste constamment en devenir. Si l’on me montre une peinture, je peux la dater à cinquante ans près, mais je ne pourrai jamais faire cela avec un dessin.

Pasolini, Robert Desnos, Antonin Artaud, Pablo Neruda, Jean Genet, Rimbaud… les poètes et les écrivains nourrissent votre œuvre. Que puisez-vous chez eux ?

Mais mes sources d’inspiration sont la lecture et les poètes. Pasolini est pour moi une référence permanente, d’un point de vue artistique, par son approche sensuelle et charnelle des lieux, des gens et de l’histoire. C’est ce caractère charnel qui, paradoxalement, révèle toujours la dimension sacrée des lieux.

Je me saisis fréquemment de l’œuvre des poètes, de leur destin parce qu’ils incarnent souvent leur temps. Pasolini, son histoire, son assassinat, les huit cent procès qu’il subit témoignent de l’Italie à la fin du XXème siècle, de même que Pablo Neruda incarne le Chili, la Cordillère, le Pacifique et toute l’Amérique latine.

Quelles idées sous-tendent votre activité artistique ?

Je ne crois pas défendre des idées en particulier. Mon travail ressemble davantage à une sorte de quête visant à densifier le réel. C’est ce que je vis. L’inscription de mes images dans certains lieux vise à travailler plastiquement ces endroits, à les exacerber, à les rendre plus forts, à densifier leur potentiel symbolique qu’ils portent afin d’y réinscrire l’histoire humaine.

À quel moment ressentez-vous l’instant de création ?

Le moment de création apparaît-il dans la nuit lorsque l’idée me vient ? Lorsque j’ai réalisé que Pasolini était mort depuis quarante ans, je me suis demandé ce que nous avions fait de ses messages, de ce qu’il nous avait annoncé. J’ai voulu créer une image qui le représentait. Mais cela m’a pris du temps avant de comprendre que j’allais créer une image qui le représenterait portant son propre corps. Ce temps de maturation fut un moment de création parce que pendant longtemps, je ne savais pas comment exprimer ce que je cherchais. J’aurais dû y penser avant puisque dans toute son œuvre, cette idée du double a toujours été présente, comme chez Nerval d’ailleurs. Là, j’ai eu l’idée et j’ai eu un moment de création.

Ensuite, j’ai dû redoublé d’effort pendant des semaines pour faire le dessin, je voulais qu’il soit juste et que le corps ne soit pas trop réaliste, qu’il soit comme un signe. Parfois, tout cela se recoupe. Mais pour ma part, le vrai moment de création est l’instant où j’installe cette image dans le lieu dans lequel je l’ai pensé et au moment où je l’ai pensé. Comme par exemple, à Matera où Pasolini a tourné l’Evangile selon saint Matthieu. L’instant de création est la conception de mon dessin puis son installation dans un lieu où l’image prend tout son sens et son sensible.

Ernest Pignon-Ernest – Pasolini – 40 ans après son assassinat. Collage à Matera, Mai/Juin 2015

Selon vous, pourquoi l’art est-il important dans nos vies ?

Parce que la vie n’est pas suffisante [Rire]. C’est ce que j’essaie de communiquer dans mon travail : l’art permet de densifier le réel, de le révéler. Vous savez, nous traversons les mêmes lieux tous les jours, ils se banalisent, et nous ne savons plus les regarder et tout d’un coup, lorsque j’installe mes images, le lieu apparaît différent, il est comme réactivé. C’est un peu cela… L’art perturbe le réel et le densifie, l’exacerbe, le rend plus fort. Il nous permet de mieux le comprendre. Mon travail est une recherche de compréhension. Finalement, je traite certains thèmes pour mieux les connaître et intervenir dessus. L’art nous permet cela en somme, de perturber et de clarifier.

Quel regard portez-vous sur notre société ?

Je partage le point du vu qu’annonçait Pasolini, la déshumanisation et l’acculturation. Je pense que l’art est vraiment indispensable et que les poètes sont nécessaires. Hélas l’art plastique a une dimension qui a été complètement dévoyée. Si j’avais une critique sur la société d’aujourd’hui, elle serait envers cette amnésie générale. Si nous ne savons pas d’où nous venons, nous ne savons pas où nous allons. Le choix du dessin est presque éthique dans ce flot d’images superficielles qui durent un millième de seconde, qui sont presque des escroqueries morales. Pour résister à cela, le choix du dessin est peut-être un choix d’humanité. La main est la continuité de la pensée.

De quoi rêvez-vous ?

Hier, j’ai relu Aurélia de Nerval. Le thème de ce roman est le glissement des folies successives qui forment le rêve dans le réel. J’ai décidé de faire un livre à partir de cette problématique.

En quelques mots, comment définiriez-vous l’essence de votre art ?

Essayer de saisir le réel dans toute sa complexité et venir y glisser un élément de fiction qui va le révéler, le perturber. Je crois que c’est Robert Fillou qui a dit : « Je voudrais faire un art qui rende la vie plus belle que l’art. »

L'art permet de perturber le réel, de le densifier, l'exacerber, le rendre plus fort.

Ernest Pignon-Ernest