Par Fanny Revault
Avec un vocabulaire de vents et de déserts, errant entre l’Égypte et la Grèce, Yves Dana réveille la force inaltérable des empires enfouis dans la poussière des temps. Ses sculptures s’animent de contrastes obliques sous la lumière zénithale : arcs vibrants d’énergie contenue, signes cunéiformes érodés, reflets de pierre noire longtemps polie par les sables, effigie de divinités antiques… Le sculpteur suisse maîtrise sa technique avec une rare virtuosité faisant jaillir des sculptures sereines et immuables. Rencontre.
Pourquoi sculptez-vous ?
Cela a commencé comme un jeu. Lorsque j’avais environ douze ans, je n’imaginais pas faire de la sculpture ou exercer un métier artistique. J’ai commencé par pur plaisir à assembler des choses. J’allais dans les décharges chercher des objets comme par exemple des moteurs et y ajouter des sonorisations… Ce divertissement était très ludique. Venant d’une famille qui a dû s’exiler d’Égypte en 1961, je pense qu’il y avait une volonté d’assembler ces choses, de reconstruire un monde qui était parti en poussière.
Vous êtes né en Égypte à Alexandrie, puis arrivé en Suisse en 1961. Vos sculptures semblent être empreintes d’histoire, d’archéologie et de mythologie. La culture antique influence-t-elle votre travail ?
Ce n’est pas une influence directe. Lors de mes visites dans les musées, j’ai été marqué par la statuaire égyptienne. Mais au fond, quand je suis dans ma cabine de taille, peu d’images me viennent, je pars d’un bloc. Il y a d’anciennes strates qui réapparaissent.
Mes inspirations viennent sans doute de la sculpture aztèque jusqu’aux pièces cycladiques ou égyptiennes, mais je regarde assez peu les oeuvres des musées et les livres d’art. Parfois, quelqu’un me dit « cela m’a fait penser à telle pièce… ». Je pense qu’il y a effectivement des similitudes mais cette influence n’est pas directe chez moi. Je dirais que j’ai ça dans le sang…
Y a-t-il une notion d’intemporalité et de rêve dans vos sculptures ?
Je l’espère. J’aimerais qu’elles aient des vibrations qui soient au-delà de l’objet. Au fond, il est possible de prendre une sculpture dans ses bras et dire qu’elle s’arrête là. Mais selon moi, elle n’a un sens et une vie que si elle possède un écho qui la dépasse pour rêver avec elle. C’est pour cela que je fais parfois des trous, permettant à celui qui la regarde d’aller au-delà, de ne pas se fixer sur l’objet lui-même.
La pierre nous ramène à quelque chose de très ancestral. Que l’on soit sculpteur ou non, tout le monde a déjà pris un caillou dans sa main au bord d’une plage. Cela provoque quelque chose de très bienfaisant et paisible parce qu’il nous relie à une autre échelle du temps. Un caillou a été formé sur des millions d’années par l’eau, le soleil, le vent et nous raconte délicatement cette histoire en chuchotant. Il est possible de la sentir et de l’écouter. La pierre nous relie à une autre temporalité.
Ici, il y a une série de pièces où l’on voit les marques du temps, de l’usure, mais aussi des marques laissées par l’homme. Ce n’est pas un alphabet précis. Il pourrait s’agir d’une notation musicale. Ce n’est ni de l’hébreu, ni des hiéroglyphes mais simplement la manifestation de l’homme qui cherche à marquer le temps pour traverser les générations, ou à y intégrer une certaine poésie, à la recherche constante de la beauté. L’idée est que chacun puisse y placer son histoire et construire un rêve sur ces annotations très discrètes que je laisse car je ne veux pas qu’elles apparaissent comme un texte qui s’impose. J’aimerais plutôt qu’elles permettent à chacun de se situer.
Comment travaillez-vous le bronze ?
Dès le départ, j’ai beaucoup travaillé de pièces en bronze. Cette matière m’a passionné parce qu’il faut réaliser un original en plâtre qui est une matière permettant de faire des essais. Dans le bronze se pose aussi la question des patines que j’ai beaucoup travaillé depuis mes premières pièces. Je lui donnais parfois des aspects plus minéraux. J’ai réalisé des bruns qui ne ressemblent pas à ceux, brillants, que nous avons l’habitude de voir dans les musées ou dans les pièces classiques. J’ai cherché des patines plus mattes qui se rapprochaient de la pierre. J’aime jouer à faire en sorte que mes bronzes ressemblent à des pierres, et inversement. J’aime qu’il n’y ait pas qu’une seule chose qui sorte mais qu’il y ait un doute dans mes sculptures pour que celui qui regarde se questionne.
Vous êtes également un passionné de musique. Quelles correspondances établissez-vous entre la musique et la sculpture ?
J’ai toujours senti que la musique touchait quelque chose de très profond qui se situe au niveau de la vibration, de la respiration, ce n’est pas cérébrale. La musique est comme une respiration mentale. J’aime aussi son silence, sa capacité à faire émerger un espace entre deux notes. La musique est magique puis, quand elle s’arrête, il ne reste presque plus rien hormis des vibrations dans notre tête. La sculpture quant à elle est lourde, présente, il faut la déplacer… Mais il y a tout de même un rapport au vide. Si nous écoutons un chef d’orchestre parler à ses musiciens, il précisera comment attaquer un mouvement, comment démarrer le violon sur la mesure, tout en douceur ou d’une façon arrachée. C’est exactement comme si je parlais à mes sculptures en leur racontant des histoires. Est-ce que l’angle est vif à tel endroit ou est-ce qu’il glisse dans l’espace ? Est-ce qu’il est plus ou moins saillant, est-ce que les passages se font en douceur ou de façon marquée ? Ce rapport entre sculpture et musique m’a toujours passionné.
Dans votre production artistique, quelles pièces avez-vous sculptez en Egypte ? L’acte de création sur cette terre a-t-il orienté différemment votre travail ?
Lors d’un séjour en 1966 de six mois dans le désert égyptien, j’ai sculpté toutes ces pièces en bronze présentes ici sur la mezzanine. Elles nous regardent, elles s’adressent à nous… Cette période égyptienne a beaucoup changé mon travail. Avant, je faisais des pièces dans tous les sens. Lors de ce séjour, j’ai sculpté des pièces avec moins de notes. J’ai essayé de composer en me donnant que trois notes. Si elles sont justes, cela est tout à fait suffisant, il n’y a pas besoin d’en mettre trop.

Vous semblez avoir un rapport proprement sensuel, voir charnel avec vos œuvres…
Il est vrai que mes pièces sont souvent généreuses et féminines. Certaines parties nous invitent à nous rapprocher, à caresser une forme de ventre, à nous blottir contre elle… Je voudrais qu’elles réunissent à la fois la féminité et la masculinité, ou les attributs qui leurs sont attachés. La douceur et la radicalité coupante se mêlent. Une pièce qui ne serait que douce ou dressée m’ennuierait. J’ai besoin de lier, de retrouver un espace où la dualité est réunie.
Mes sculptures ont une peau, on peut les toucher, il n’y a pas que la forme qui importe. C’est cette peau qui amène la sensualité. Comme j’ai cherché un espace pour me réfugier ou réorganiser un monde spirituel et ludique, j’ai aussi aimé travailler la peau… Car si une personne va mal, nous n’allons pas lui parler mais nous allons la prendre dans nos bras. Les mots peuvent être très maladroits par rapport à l’accueil, au plaisir de toucher. Il s’agit d’un ressenti très fort. J’ai cherché la peau de ces pièces comme une sensualité qui nous accueille.
Conversations secrètes est le titre que vous avez donné à une œuvre rassemblant un groupe de sculptures. Pouvez-vous nous la présenter ?
Il s’agit d’un groupe de trois sculptures qui fonctionnent ensemble. J’avance souvent par intuition… J’ai commencé par une sculpture qui avait besoin d’un vis-à-vis, qui s’élançait vers quelque chose et je lui ai fait la deuxième. Mais cela ne tournait pas suffisamment bien dans l’espace, alors j’ai réalisé la troisième pièce. Elles sont en fer, réalisées avec de la taule de six millimètres soudés. Ces sculptures sont techniquement complexes, mais ce jeu de trois pièces me permettait de parler des vides car je trouve que ce qu’il y a entre les sculptures parle aussi. C’est pour cela que je les ai appelé les Conversations secrètes, il y a un jeu entre ce qui est en soi-même et l’autre…


Fanny Revault devant les « Conversations secrètes »
L’orangerie, atelier de Yves Dana
L’orangerie, atelier de Yves Dana – Antonio Furone, Yves Dana et Jean Lesniewski (de gauche à droite)


