
Par Nathalie Dassa
Il a inventé des machines à produire des excréments, tatoué des cochons qu’il élève en Chine, transformé des camions en cathédrale néogothique, créé des vitraux tendancieux, des nichoirs sado-maso ou encore des bas-reliefs en marbre inspirés de jeux vidéo, et veut lancer sa fondation et des projets d’hospitalité en Iran. Wim Delvoye reste toujours l’enfant terrible de cette génération d’artistes belges, qui a révolutionné l’art contemporain. Plasticien, collectionneur, ingénieur, entrepreneur, architecte… ce multicasquette subversif, installé à Gand, est passé maître de « l’oxymore visuel » depuis une trentaine d’années, repoussant les limites du tabou, du politiquement correct et du bon goût entre trivialité et ironie, provocation et détournement, sacré et profane. Son œuvre relève d’un travail de recherche sur le vivant, le corps et les machines, où il entremêle et requestionne ses thèmes de prédilection entre l’histoire de l’art, la religion, la politique, le social, la scatologie, la lutte des classes. Pluridisciplinaire, il se plaît aussi à manier tous les moyens d’expression, associant savoir-faire artisanal et nouvelles technologies, via des procédés sophistiqués et sérieux. Conversation passionnante, raisonnée et cocasse, avec cet artiste iconoclaste de 56 ans qui aime à la fois prédire et suivre les mutations du monde.
Très plaisante la home page de votre site. « Welcome in Wim City » est une ville en forme de maquette constituée de bâtiments présentant vos œuvres. Une manière simple et ludique de montrer l’aspect protéiforme de votre travail…
Oui, l’idée de la ville était en effet de compartimenter mon travail selon les thématiques, les techniques, les dessins, les sculptures. J’ai tenté d’être créatif en choisissant des symboles, comme la librairie pour annoncer la publication de mes livres, le musée pour mes expositions, la ferme pour les cochons, l’église pour mes conceptions gothiques. C’est aussi un pattern qui me permet de construire, de moderniser, de retirer et de faire évoluer mes différents projets. J’ai également intégré mes dessins d’enfance.
D’où vous vient ce besoin de subversion, cette envie de cultiver l’art du paradoxe, du contraste et de la contradiction depuis le début de votre carrière, à la fin des années 1980 ?
C’est un aspect que l’on voit souvent dans l’art belge, comme la difficulté de croire dans les grands messages, les grandes idées, et de s’en moquer. Les Belges sont un peuple anti-autoritaire. Ils pensent souvent qu’ils sont reniés par un autre peuple. C’est sans doute la raison pour laquelle l’humour belge est basé sur l’ironie. Même Baudelaire dans son pamphlet sur la Belgique n’aimait pas les Flamands, les considérant comme des menteurs et des tricheurs. Pour autant, si mes œuvres sont ironiques, je suis aussi un grand amateur et collectionneur d’art ancien et je reste très sérieux dans les techniques et le processus artisanal.
À mes débuts, on accordait peu de respect au savoir-faire de l’artisan. J’ai toujours été fasciné par les gens, à l’instar des ouvriers, qui ne participent pas au discours intellectuel ni à l’évolution de l’art et qui ne connaissent pas les maîtres comme Matisse. Tous ces gens ont des valeurs fortes, même prolétariennes. J’ai pris conscience qu’ils étaient proches de mes valeurs. Et à cette époque, c’était faire preuve d’ironie que de montrer cette facette, comme si je m’excusais de peindre des fleurs en faïence de Delft ou d’utiliser des blasons, des objets décoratifs ou kitsch. Je devais me défendre par l’ironie au milieu de cette scène artistique. Ce regard postmoderne était vraiment ancré. Pour cerner l’évolution, le pré-modernisme, c’est comme fumer des cigarettes en ignorant que c’est mauvais. Le modernisme, c’est de dire qu’il ne faut pas fumer car c’est mauvais. Et le postmodernisme, c’est de savoir que c’est mauvais mais on fume quand même. Oser a toujours été en moi. Avec le temps, on devient plus conscient de nos actes, et même plus consensuel. Beaucoup d’artistes donnent dans l’extravagance et deviennent consensuels quand il goûte au succès.
Vous avez pris la direction de l’art avant d’entrer aux Beaux-Arts de Gand. Quel en a été déclic ?
Mes parents adorent les arts visuels. Mon père a toujours dessiné. Les autres pères à l’école ne pratiquaient pas cette discipline. J’ai donc toujours cru que c’était le travail de l’enfant de manier le crayon. Mes dessins étaient d’ailleurs souvent accrochés sur les murs de la classe. J’avais ce don. Et j’ai toujours eu l’attention de mes parents sur mes dessins : « Wow, c’est toi qui l’a fait ! Wow » (rire). Mais avant de faire le choix des Beaux-Arts à Gand sur quatre ans, je devais traverser l’idée même d’étudier l’art et les dessins. C’est ce que j’ai entrepris dès mes 16 ans à l’école d’art et ce, pendant trois ans. La discipline m’a toujours été familière, je me sentais bien.
J’ai ensuite été repéré par une galeriste à 21 ans puis représenté par la galerie Sonnabend à New York à 22 ans. Je n’ai jamais attendu pour être reconnu. Tout est allé très vite. C’était aussi une époque où les Belges étaient en vogue. À la fin des années 1980, les curateurs belges et hollandais ont voulu promouvoir l’art belge, y compris dans la mode, la musique… La Belgique s‘est ouverte à l’international. J’ai débuté à un moment propice, grâce aussi à la génération précédente qui avait commencé à baliser le terrain.
Cloaca Professional, 2010, mixed media, 710 x 176 x 285 cm, view: MONA, Tasmania, AU
Cloaca Professional, 2010, mixed media, 710 x 176 x 285 cm, view: MONA, Tasmania, AU
Cloaca Professional, 2010, mixed media, 710 x 176 x 285 cm, view: MONA, Tasmania, AU



Cloaca, votre machine qui reproduit l’activité du tube digestif humain et son fonctionnement, connaît aujourd’hui dix versions, exposées dans plus d’une trentaine de musées dans le monde depuis 2000. Comment voyez-vous l’évolution de cette série d’installations qui vous a propulsé, entre améliorations, mises à jour et toutes les réflexions autour issues de la scène publique ?
J’avais compris dès le début que ce serait impossible à vendre, que je ne serais jamais accusé de fabriquer plusieurs versions pour le commerce. Je voulais m’arrêter à neuf machines mais un acheteur s’est présenté pour un musée en Tasmanie. Je me suis dit qu’il serait bien de créer une machine professionnelle sur laquelle je ne reviendrai pas chaque année : « la Cloaca Professionnal ». Chacune est un prototype pour la suivante. À l’image de mon travail ; chaque œuvre est une maquette pour quelque chose de différent, de plus grand, de meilleur. Toutes se moquent de la situation de l’industrie et je les ai toujours envisagées comme des formes évolutives, jamais définitives.
Celle que j’ai exposée la première fois à Anvers est allée à Vienne et déjà des éléments étaient remplacés, comme la couleur jaune devenue verte. Je me suis amusé à voir comment la machine peut changer à chaque exposition, comme un être vivant. Elle n’est pas fixée comme un tableau car son but est de faire des merdes. Ces dix machines permettent ainsi d’étudier plusieurs versions de nos organes fonctionnels. Chacune présente une façon de séparer l’eau pour arriver à une matière solide. Cela m’a permis d’inventer, d’apprendre et d’étudier l’industrie via toutes sortes de machines. À l’exemple de la machine à laver : il y en a une industrielle et une familiale, petite ou grande. Les méthodes de lavage sont nombreuses, c’est tout un processus. Je dirais que toute cette réflexion globale sur mon travail a commencé avec la brebis Dolly et sur la modification de l’être humain, les possibilités et la nature.
Cloaca était aussi un exercice pour ne pas penser à l’art et prendre la casquette d’ingénieur. C’est une histoire de créativité et de recherche. Dans le processus humain, on mange, on ajoute des enzymes, cela passe par diverses phases et une crotte sort. C’est comme une métaphore de la création d’une œuvre. J’ai toujours été fasciné par le coût de la « Merde d’artiste » de Manzoni, lui-même influencé par les ready-mades de Marcel Duchamp. Une œuvre qu’il a réalisée en 1961 et qui se compose de 90 boîtes de conserve contenant ses excréments étiquetés, numérotés et signés. À l’époque, le prix était de 35 grammes le dollar, mais il ne fluctuait pas comme maintenant. C’était l’idée radicale de Manzoni sur les valeurs des choses : pourquoi une crotte ne coûte rien et l’or coûte autant ? À la différence de lui, Cloaca ne me place pas au centre de l’œuvre. Il ne s’agit pas d’un être humain qui se prend pour un artiste créant une œuvre d’art en déféquant. Je suis plutôt un anti-Manzoni, une négation de l’être humain, de son entité unique. Tout le monde défèque et ma machine aussi.


Cette machine, qui utilise des logos de marques comme Ford, Monsieur Propre ou Coca-Cola, est d’ailleurs cotée en Bourse. Quelle a été cette volonté de mêler le marketing et l’art (comme vous le revendiquez, Wim Delvoye est aussi une marque) et d’intégrer cette création au système économique ?
Tout est très ironique. Ce qui m’intéresse dans le travail, c’est la notion d’impossibilité ou de difficulté à concevoir ce type d’idée dans l’art. Créer une machine à faire du caca ou la faire coter en bourse, tout le monde m’a ri au nez et rien que pour cette raison, je tente le coup. Il s’agit toujours de ces frontières que je veux voir : existent-elles vraiment ? Elles ne sont pas formelles mais cela reste souvent une grande histoire de redirection dans l’art. Je suis en quête de vraies frontières à brouiller, comme le monde du marketing, du trading, du tatouage. Lorsque j’ai introduit des logos ou des tee-shirts, je faisais preuve de beaucoup d’ironie. C’était avant l’heure, comme une prédiction. Car aujourd’hui, beaucoup d’artistes collaborent avec des marques telle que Louis Vuitton. Mais eux le font sans aucune ironie et gagnent de l’argent. Certains ont compris qu’ils étaient eux-mêmes des marques et le font de manière souvent consensuelle. C’est un jeu de marketing avec des grandes institutions, des galeries.
Cloaca résume-t-elle finalement ce qui constitue votre carrière et le regard que vous avez sur la société ?
Je vois toutes mes œuvres de manière homogène. Car à ce moment-là, je créais également des vitraux, des photos aux rayons X et je tatouais des cochons. Cette dernière œuvre fut moins sympathique. La Cloaca est sans doute devenue la meilleure création car personne n’est choqué.
Wim Delvoye – Tattooed Pigs – Snowwhite – 2005
Wim Delvoye – Tattooed Pigs – Snowwhite – 2005
Wim Delvoye – Tattooed Pigs – Jesus – 2005
Wim Delvoye – Tattooed Pigs – Jesus – 2005
Wim Delvoye – Tattooed Pigs – LV Cherry – 2005
Wim Delvoye – Tattooed Pigs – LV Cherry – 2005






Justement, à travers vos cochons tatoués de motifs religieux, de personnages de Disney, de marques de luxe, que vous avez exposés comme des œuvres d’art et élevés dans votre ferme à Pékin, vous souhaitiez dénoncer la société de consommation et l’exploitation animale, mais vous avez créé un tollé auprès des associations de protection des animaux. Comment expliquez-vous ce gap ?
J’ai souvent utilisé une expression pour définir ce qui s’est passé : la complicité radicale. On peut critiquer une situation de deux façons. Soit on dénonce le système comme un outsider mais on ne peut pas le changer et on devient agressif car on n’est pas central. Soit on se met au centre de la situation et on s’adapte pour pouvoir changer le corps du système et trouver une stratégie propice. Je ne suis pas contre la société, j’en fais partie. Je suis plutôt un optimiste et un yes man. J’aime bien la société et l’idée de me conformer, pour ensuite pratiquer un jeu radical plein d’ironie et m’en moquer. On peut dire la vérité de manière plus efficace.
Les cochons tatoués ont fait polémique, mais c’est devenu pire aujourd’hui. À l’époque, donc avant Internet, c’était une discussion très polie. Maintenant, avec Instagram et Facebook, les gens sont violents. Beaucoup ne comprennent rien au procédé d’ironie. Cloaca me rend plus heureux car personne ne se sent attaqué ni condamné. C’est le même problème dans l’univers des tatouages. J’ai tatoué un ange, les témoins de Jéhovah n’ont pas été contents. J’ai tatoué le symbole Harley Davidson, les Hells Angels étaient fâchés. Il n’y a plus aucune neutralité. Et cela ne concernait pas seulement l’animal mais également le tatouage en lui-même, très contesté. Pourtant, il y a une telle diversité, son iconographie est fascinante.
Tim, 2006 – 2008, tattooed skin, lifesize
Tim, 2006 – 2008, tattooed skin, lifesize
Tim, 2006 – 2008, tattooed skin, lifesize



Vous avez d’ailleurs créé une œuvre vivante : le dos tatoué d’un homme, Tim Steiner, dont la peau appartient à un collectionneur allemand pour 130 000 €. Un tiers lui revient avec deux conditions : accepter de poser dos nu lors d’expositions et de se faire dépecer après sa mort. Une œuvre qui ne scandalise pas ou qui ne repousse pas les limites éthiques de l’art est-elle pour vous dénuée d’intérêt ?
Non, elle peut même être intéressante avant le scandale, avant de choquer. Je pense que les gens attendent quelque chose d’extra-artistique, mais ils n’ont pas le même regard que moi. Lorsque Matisse et Picasso ont été exposés au Grand Palais, les files d’attente étaient déjà interminables très tôt le matin. Ces artistes sont-ils les plus intéressants de cette époque ? Non, ils sont les plus chers. Les gens préfèrent attendre des heures car ils veulent voir ce que les riches achètent. Pour autant, je reste naïf. Je pense qu’ils se déplacent dans les musées car ils aiment l’art.
Avec Daniella Luxembourg et Simon de Pury de la maison d’enchères Phillips, de Pury & Luxembourg, je voulais que Tim Steiner, tatoué en 2006, défile sur le catwalk de ce lieu. Qu’il soit vendu comme une pièce maîtresse, telle une œuvre de Koons, Pollock ou Warhol. Les lumières s’éteignent, la musique Tattoo you des Rolling Stones démarre et l’exhibitionniste Tim Steiner déambule sur le podium, avec pour seul vêtement un string cache-sexe, avant de montrer son dos tatoué à ces gens riches qui découvrent cela pour la première fois. Car le tatouage est aussi une histoire de classe sociale. Bien sûr, ce plan A n’a pas fonctionné car Simon de Pury n’a pas osé, m’expliquant qu’il doit d’abord être vendu à un collectionneur qui le vendra ensuite. Deux ans après, leur galerie a trouvé acheteur.
Ces deux conditions étaient-elles une volonté de départ ?
J’avais l’idée très tôt de ce tatouage, presque naturellement. Harry Bellet, un critique d’art, a eu celle d’offrir son propre tatouage corporel au Centre Pompidou. Il a donc envoyé une lettre au directeur de l’institution qui a été très malin car il le connaît et a accepté le don. À sa mort, son tatouage rejoindra ainsi la collection de l’institution. De mon côté, j’ai également trouvé un acheteur pour celui d’un cochon : le croquis était brut et représentait une femme nue assez mal dessinée dans un Martini Glass. L’acquéreur a voulu également l’avoir sur son dos. Certains comprennent vite ma pensée et sont même les initiateurs de toutes les possibilités, les variantes, que j’entreprends entre l’art et la vie.
À quel moment l’iconographie du tatouage vous a-t-elle inspirée ?
J’ai toujours été fasciné depuis mon enfance, car c’est pour toujours. Il faut bien réfléchir et les gens n’en ont pas toujours conscience. Je ne suis pas tatoué, hormis quelques points que j’ai faits moi-même à l’adolescence. Je savais que mon père ne serait pas content alors je n’ai pas passé le cap. Mais cela m’a passionné et me passionne toujours. J’étais également admiratif des artistes qu’on imagine en tatouage, comme Frida Kahlo. Elle est entrée dans l’imaginaire collectif. Dans les années 1990, Madonna commençait à l’acheter, à la revendiquer comme un symbole artistique et féministe. Dans le top 10, elle est d’ailleurs plus prisée que Picasso. Cela m’a fasciné, tout autant que la notion de succès. Car qu’est-ce qu’une œuvre d’art populaire ? Qu’est-ce que le succès ? Il existe de nombreux variants. Le Manneken-pis, par exemple, séduit davantage que Jackson Pollock. Mais un Pollock coûte cher, le Manneken-pis probablement pas.
Vous abordez souvent la notion de succès. Est-elle l’un de vos questionnements permanents ?
Je me suis souvent demandé ce que je devais choisir : le succès de Marcel Duchamp ou de Walt Disney ? (rire) Quand je regarde Chagall, par exemple, il a créé des œuvres magnifiques pendant une dizaine d’années, puis il a consacré le restant de sa vie à peindre des milliers de croûtes. Autre exemple, Arman et Yves Klein, deux amis. Yves Klein est mort en 1962 à 34 ans et a été très respecté. Arman est décédé en 2005 à 77 ans et a eu le temps de rajouter des milliers de mauvaises œuvres. Le monde de l’art a moins de respect pour lui car il a vécu trop longtemps.
Je pense aussi que pour chaque artiste, créer une œuvre née toujours d’une obsession qui ne va pas être systématiquement réussie, comme une sorte de projet social. Il entre dans le monde et prend sa position. Warhol a échoué à Hollywood mais il n’aurait pas eu ce côté dramatique dans son travail ni dans ses meilleurs tableaux. Il n’a pas réussi dans ce projet qui ne nécessitait pas d’être réussi. Caran d’Ache était un bon artiste du XIXe siècle, mais il est devenu un grand entrepreneur de crayon. Je pense qu’on ne peut pas avoir un vrai succès tout au long de sa vie. Si Cloaca avait triomphé dans le monde médical, j’aurais eu une crise d’identité (rire). Si un médecin m’avait dit que grâce à cette machine à caca, ses patients se sentent mieux, je me serais vraiment inquiété, car elle reste ancrée dans l’art.
L’utilité est-elle une œuvre d‘art ? C’est un peu le cauchemar de l’artiste. L’art n’attend pas de raison ou, à contrario, toutes les raisons sont louables pour justifier le fait qu’on ne travaille pas finalement. À l’école, on apprend que ce n’est pas forcément utile. C’est l’une des premières lois. On a tendance également à développer une forme de prétention car nous sommes « des artistes ». Tout est ensuite soigneusement institutionnalisé pour qu’on puisse compter sur l’argent de l’État. J’aime désapprendre. Comme j’ai grandi dans un univers confortable, j’ai toujours cherché à sortir de cette zone.
Blow 1, 2001, Cibachrome on aluminium, 100 x 125 cm
KISS 1 2001 125×100 Cibachrome on aluminium
Lick, 2001, Cibachrome on aluminium, 100 x 125 cm
Pipe 2, 2001, Cibachrome on aluminium, 100 x 125 cm
Nichoir, 1997, mixed media, 33 x 38 x 33 cm





Vous les avez cités tout à l’heure. Vous avez créé des radiographies aux rayons X de squelettes en plein coït, des vitraux tendancieux, des nichoirs sado-maso, une flèche gothique géante baptisée Suppo exposée sous la pyramide du Louvre, des bas-reliefs en marbre inspirés de jeux vidéo comme Fortnite… Votre art faire rire. Selon vous, tout peut-il se justifier au nom de l’art ?
Quand je réfléchis à une œuvre, j’essaie toujours de l’imaginer dans des contextes et des espaces différents car je veux qu’elle s’adapte à toutes les situations, comme a pu le faire Marcel Duchamp. Avec les photographies aux rayons X, j’ai abordé la sexualité et la bestialité en cherchant d’autres frontières car il était possible de repousser les limites sans montrer. Les nichoirs sado-maso, accrochés aux arbres, sont étranges mais gardent l’essence d’un objet d’art à part entière. Cette hybridation improbable devient même plus efficace. J’ai toujours cette volonté de vouloir démocratiser mon travail. Par exemple, le jeu vidéo Fortnite est fort culturellement. Sa communauté est incroyable. Avec des bitcoins, on peut y acheter également des objets digitaux. C’est tellement d’avant-garde. J’ai donc imaginé des bas-reliefs en marbre conçus à partir de captures d’écran du jeu, rappelant les sculptures antiques. Alors oui, je pense que tout peut se justifier. À travers mes œuvres hybrides, je montre qu’il est possible de créer un nouvel art.
Monday, 2008, steel, x-rays, lead, glass, H 200 x 80 cm
Tuesday, 2008, steel, x-rays, lead, glass, H 200 x 80 cm
Wednesday, 2008, steel, x-rays, lead, glass, H 200 x 80 cm
Thursday, 2008, steel, x-rays, lead, glass, H 200 x 80 cm
Friday, 2008, steel, x-rays, lead, glass, H 200 x 80 cm
Saturday, 2008, steel, x-rays, lead, glass, H 200 x 80 cm
Sunday, 2008, steel, x-rays, lead, glass, H 200 x 80 cm







Untitled (Suppo), 2010, laser-cut stainless steel, H 1100 x Ø 130 cm, view: Musées du Louvre, 2012
Untitled (Suppo), 2010, laser-cut stainless steel, H 1100 x Ø 130 cm, view: Musées du Louvre, 2012
Untitled (Suppo), 2010, laser-cut stainless steel, H 1100 x Ø 130 cm, view: Musées du Louvre, 2012
Untitled (Counter-Strike Dust II 11), 2019, carved marble, 64 x 38.5 x H 10 cm
Untitled (Counter-Strike Nuke 06), 2018, carved marble, 64 x 38.5 x H 10 cm
Untitled (Counter-Strike Nuke 10), 2018, carved marble, 64 x 38.5 x H 10 cm
Untitled (Fortnite 02), 2019, carved marble, 64 x 38.5 x H 10 cm







Vous utilisez d’ailleurs tous les moyens d’expression (sculpture, dessin, photographie, installation, vidéo), toutes les matières et technologies de pointe (acier, bois, dentelle, imprimante 3D, laser). Pratiquer l’ironie avec toujours un procédé d’exécution pensé, sophistiqué et sérieux, était-ce votre règle d’or ?
L’ironie est un bon début mais tout le travail méticuleux derrière prend énormément de temps, comme de créer un camion en cathédrale néogothique. L’ironie devient ici surréaliste. J’ai transformé ce camion laid, prolétarien, en un objet d’art étonnant. Comme dirait Marguerite Duras, c’est « beau comme un camion ». Se dégage une douce ironie, finalement vite effacée par tout un processus technique élaboré. Car tout n’est pas toujours ironique dans mon travail. C’est aussi le moyen pour moi de prouver que je peux créer du beau et du sérieux.
Cement Truck, 2010, laser-cut Corten steel, L980 x 213 x H 408 cm
Cement Truck, 2010, laser-cut Corten steel, L980 x 213 x H 408 cm
Dump Truck, 2013, laser-cut Corten steel, 574 x 170 x H 360 cm
Dump Truck, 2013, laser-cut Corten steel, 574 x 170 x H 360 cm
Concrete Mixer, 2012, laser-cut Corten Steel, 100 x 170 x H 180 cm





Est-ce pour cette raison que vous vous êtes toujours diversifié ?
J’essaie de montrer ma crédibilité ailleurs. Je suis issu de bonne famille, mes parents sont sérieux et j’ai l’impression de faire souvent le malin. Avec le temps, j’ai eu envie de construire un bel ouvrage qui perdure. Si j’avais conçu une machine à biscuits, avec des petits pains au chocolat, je serais certainement riche aujourd’hui. J’ai préféré dépenser beaucoup d’argent dans dix machines à faire du caca.
Cette dichotomie est ancrée en moi : je trouve toujours une idée qui me garantit de pouvoir montrer la possibilité de réussite sociale en même temps qu’elle détruit son éventualité. Par exemple, en tatouant des cochons, il est impossible de vivre de ce type de conceptions. La vente n’est pas très onéreuse et le monde de l’art ne veut pas avoir de cochons vivants dans son jardin. Autre exemple, j’ai publié un livre sur mes dessins d’enfance. Personne ne s’attendait à ce que je les édite. Je m’intéressais à cette question : un dessin d’enfant relève-t-il de l’art ? C’est fait main et aucunement retouché. Contrairement à d’autres œuvres adultes, conçues avec l’aide de l’ordinateur. J’aime cette idée de repousser la réussite sociale.
Je suis un créateur d’images qui ne pense pas que l’art soit capable de changer quelque chose, mais cela me laisse suffisamment de liberté pour explorer d’autres secteurs qui me permettent de relativiser. Je suis agnostique, artistiquement parlant, mais j’aime ce monde, il m’amuse. Les approches inédites et les difficultés me stimulent toujours, comme de sculpter des bétonnières en bois en Indonésie au début des années 1990. Ce que je trouve beau, ce sont les artisans que je vois comme les derniers des Mohicans.
L’avenir vous inquiète-t-il ou êtes-vous inquiet de ce que vos créations laisseront derrière vous ?
Non, je suis toujours assez bien préparé. Au début de la pandémie, j’ai effectué de nombreuses recherches autour de ce phénomène. Non seulement à travers l’histoire mais aussi à travers l’inflation qui survient par la suite. Je ne sais jamais ce qui va m’aider à trouver des idées pour entreprendre un nouveau chemin. Je me laisse guider par la société, l’actualité, ce qui passe dans le monde. Comme le Bitcoin, et maintenant le NFT, le certificat digital. J’observe les mouvements.
Les Obligations pour la roulette de Monte Carlo de Marcel Duchamp font partie de mes références. Il avait imaginé une version personnelle d’une obligation standard, avec une photo de lui prise par Man Ray. J’en possède deux. Il les a faites en 1926, trois ans avant le krach boursier. Il était précurseur et avait même cette qualité d’oracle. Tout le monde s’est mis à acheter des actions. Les valeurs de l’argent et de l’art s’entremêlaient soudainement, il n’y avait plus de différence entre le véhicule d’investissement et l’œuvre.
J’ai eu envie de procéder de la même manière avec Cloaca en la cotant en bourse avec des obligations convertibles en merde. Le premier certificat a été lancé en 2003. Cela a duré trois ans, jusqu’en 2006. J’espérais une crise aussi grande que celle de 1929. J’ai réussi à être plus en amont que Duchamp dans une œuvre qui prédit la chute car la crise des subprimes a éclaté en 2008.
Comment percevez-vous justement les mutations du monde et de la société au regard de l’art ?
Aujourd’hui, l’art est devenu omniprésent. Les NFT m’intéressent. Les bitcoins sont devenus nuls et vont sans doute laisser place aux NFT, comme MySpace a été remplacé par Facebook. Les NFT permettent de créer des objets d’art digitalisés, de les vendre et de les financer. Ce n’était pas possible avant. Dans les années 1970, il y a eu Lawrence Weiner. Pour cet artiste conceptuel, le texte représente la forme de son travail, c’est-à-dire l’œuvre d’art. Le collectionneur pouvait lui-même rédiger l’un de ses textes dans son salon en payant l’artiste. Aujourd’hui, Weiner les vend plus cher et soigne davantage sa police avec des couleurs. Robert Barry, autre artiste conceptuel, s’est quant à lui intéressé aux phénomènes physiques et a considéré l’éther comme une œuvre. En ouvrant une bouteille, l’éther s’échappe et disparaît. L’art se retrouve dans l’air.
Aujourd’hui, tout le monde peut être un charlatan et vendre un tweet, un texte, une image, un poème, une performance dans l’univers infini du numérique. Le plus fascinant est de voir comment l’art s’immisce et touche toutes les populations. Avec les NFT, on peut acheter un peu de tout. Les nouvelles générations peuvent acheter un tee-shirt digital pour jouer à un jeu vidéo, qu’ils peuvent ensuite revendre sur Ebay. On est en train de vivre un tel excès que les jeunes ne se rendent pas compte de ce qu’ils font ni de ce qu’ils achètent.
Bani Kazemi
Heshmatollah
Hosseini
Parvin




Vous êtes par ailleurs un entrepreneur et architecte actif. Vous avez fait l’acquisition de plusieurs anciennes maisons protégées à Kashan (entre Téhéran et Ispahan) dans l’idée de bâtir une fondation Wim Delvoye. Où en êtes-vous de ce projet ?
Dans mon travail, je ne fais pas de distinction entre un projet artistique, entrepreneurial et d’ingénierie. J’ai en effet toujours été fasciné par les ornements mais aussi par l’architecture iranienne. Quand j’étais qu’étudiant, j’ai tout de suite peint sur des tapis perses. J’ai acquis il y a quelques années un ancien château de dix-sept hectares, mais j’ai été confronté à de nombreux problèmes avec toutes sortes d’agences (monument historique, héritage, paysage et nature). C’est comme en France, on achète mais cela ne veut pas dire qu’on est propriétaire, on reste concierge. Je suis généralement plutôt persévérant mais quand plus rien ne va, j’arrête radicalement et je démarre ailleurs. Résultat, j’essaie de vendre le château pendant que j’y vis et parallèlement, j’ai eu envie d’acquérir des biens en Iran.
Ces bâtiments sont incroyables, situés dans un village autrefois fastueux. Ces maisons au style Art Déco sont restées quasiment intactes. Les touristes belges, allemands et chinois y affluent. Cela m’a plu instantanément. Et comme de coutume, personne ne m’a pris au sérieux quand j’ai annoncé mon intention d’acheter là-bas. J’étais également persuadé qu’aucun agent immobilier n’accepterait de me vendre un bien. Ce fut donc une aventure comme je les aime. J’ai acquis les premières maisons en 2013 et j’en ai acheté une dizaine d’autres au premier semestre 2021.
J’envisage d’ouvrir un hôtel et un restaurant végétarien car je le suis moi-même. On est en train de creuser de nouveaux espaces de galeries sous les maisons car elles sont difficiles à adapter à la vie moderne. Ils font à peu près deux hectares, c’est incroyable.
Quels sont vos projets et prochains rendez-vous d’expositions ?
Je me déconfine progressivement (rire). En attendant, j’ai prévu un solo show au Noordbrabants Museum en Hollande en 2022. Cela fait plus de vingt ans que je ne suis pas retourné aux Pays-Bas. Cette rétrospective devrait mêler plusieurs œuvres anciennes et plus récentes, comme mes computer games et mes pneus. Avant cela, j’ai plusieurs expositions programmées jusqu’à fin 2021 en Belgique, aux États-Unis et en Angleterre. Je devrais également faire partie d’une exposition collective, le Lab’Bel (LVQR), au Palais de Tokyo cette fin d’année et d’une autre pour les enfants en collaboration avec l’UNESCO. Je poursuis par ailleurs mes projets d’architecture en Iran et compte également transformer mes crottes de Cloaca en NFT.