
Par Philippe Piguet
S’il ne fait pas de distinction entre les différentes pratiques qui sont les siennes, voilà une quarantaine d’années que Valère Novarina s’est imposé comme l’un de nos plus importants dramaturges contemporains. Fondée sur les modes de la litanie, de la liste et de l’énumération, à l’appui d’un verbe brut, son écriture invasive n’est pas sans rappeler tout autant Rabelais que les artistes chéris par Dubuffet. Le Drame de la Vie (1984), Le Discours aux animaux (1984-1986) ou encore ce magnifique Pour Louis de Funès (1986), joué au Festival d’Avignon, compte parmi les ouvrages qui ont fait son succès. Entré en 2006 au répertoire de la Comédie Française avec L’Espace furieux (1997), il développe parallèlement une œuvre peinte et dessinée consubstantiellement liée à son écriture.
Si vous êtes d’abord et avant tout connu pour votre théâtre, vous pratiquez aussi le dessin et la peinture. Entre ces deux modes, les relations sont plus qu’étroites. Qu’en a-t-il été chez vous ? Lequel précède l’autre ?
J’ai dessiné comme tous les enfants et arrêté de dessiner comme tous les enfants… La façon dont j’ai renoué avec la peinture et le dessin est étrange, presque violente… L’été 1979, ayant pris la décision de m’isoler deux mois entiers à la montagne dans un chalet d’alpage pour achever (venir à bout !) les derniers actes d’un livre intitulé d’abord Le Drame de la langue française, puis, La Lutte des Morts, je me mis un seize juillet au travail… mais rien ne vint. J’étais asphyxié, paralysé, incapable d’écrire un seul mot… Impossibilité d’écrire. Dans cet atelier remarquablement rangé, préparé pour l’acte d’écrire, je me mis à dessiner sans arrêt. Furieusement. Jusqu’au coucher du soleil. Dessiner sans cesse au lieu d’écrire : trois cent quatre-vingts dessins en deux jours.
À partir de là, vous n’avez plus arrêté de faire les deux : écrire et dessiner, et finir par peindre.
Oui. Je ne me suis jamais arrêté depuis… Jean-Marc Ferrari, un ami artiste, dirigeait à Montpellier avec Brigitte Rambaud la galerie Medamothi. Il m’invita à exposer mes dessins accidentels. Je lui ai proposé plutôt de programmer dans sa galerie une véritable « crise de dessins ». Le mercredi 2 avril 1980, j’ai « exécuté » 455 dessins, au crayon rouge et à l’encre de Chine, du lever au coucher du soleil. Daniel Dezeuze qui passait par là a trouvé un très joli nom pour désigner cette action. Il l’a nommée « dessination ».
Puis tout s’est enchaîné et déchaîné très vite : à Bordeaux, les 11 et 12 juin 1980, à la galerie Jacques Donguy, j’ai recouvert (nuit et jour) les murs de 1008 dessins pendant que Jean-Paul Thibeau brisait des cailloux et apprivoisait un grillon et que Roséliane Goldstein énumérait sans fin les six-cent et quelques personnages du Babil des classes Dangereuses et de La lutte des morts ; à Fara d’Adda, non loin de Bergame, dans la galerie d’Elio Grazioli, le dimanche 14 décembre 1980, de l’aube à minuit, 810 dessins ; à Lyon, à la galerie L’Ollave, les 12 et 13 mai 1981, mille vingt-et-un dessins, et, enfin, à La Rochelle, dans la tour Saint-Nicolas, les 22 et 23 juillet 1983, 2587 dessins : les 2587 personnages du Drame de la vie.
NOVARINA Thonon. © JP.Lebesson
NOVARINA Thonon. © JP.Lebesson
La chambre noire, Dijon, 17-18 novembre 1982, DR
La chambre noire, Dijon, 17-18 novembre 1982, DR





À La Rochelle, vous avez opéré à la vue du public, de façon somme toute performative. À quoi correspondait donc ce choix ?
J’étais installé au milieu de la tour Saint-Nicolas, assis à une table vitrée et perché sur une plateforme circulaire transparente : de la sorte, le public pouvait suivre de très près les différentes phases du travail mais sans me déranger, sans rompre mon isolement. J’avais auprès de moi trois aides, trois « ouvriers du drame » pour évacuer les dessins, attendre qu’ils sèchent, les épingler au mur par ordre chronologique, les évacuer sitôt apparus pour laisser la place aux suivants.
Ce qui m’intéressait, ce n’était pas du tout la « performance » publique mais le fait d’avoir rassemblé, autour de moi, comme une petite usine, un animal collectif qui dessinerait à ma place.
Qu’est-ce que ces expériences ont provoqué chez vous ?
Les dessins ont surtout continué à affluer malgré moi. Six mois durant je suis devenu une source de noms. Comme s’ils se reproduisaient tous seul dans un vivier de noms. À Montpellier, je me suis vite aperçu que je ne savais pas quoi dessiner, il fallait une impulsion. Si un photographe passait, je dessinais le photographe ; si j’avais faim, j’esquissais la double silhouette d’un sandwich.
Par la suite, l’énumération des dessins à rejoint celle des personnages (il y a en avait 432 dans Le Babil des classes dangereuses…). Personnages parlants ou muets : leurs noms tracés dans l’espace, en haut de la feuille blanche et à droite.
C’est alors que je me mis à dessiner ou à écrire. Assez nativement. Par impulsions. Coup de têtes. La seule chose qui importait c’était que tout soit parfaitement rangé. Débat avec l’espace. Déclic. Noms frappés, appelés par les battements de la machine à écrire – en haut de la feuille et à droite. À part ça, avancer à l’aveugle.
Et la peinture dans tout ça, comment est-elle arrivée ?
Un jour, Catherine Tieck, qui dirigeait La Galerie de France, me proposa d’imaginer une action dans la station de métro Alma Marceau. Mon projet était d’intervenir dans les couloirs déserts de la station, la nuit, et de recouvrir de peinture noire tous les emplacements publicitaires. La nuit suivante, de minuit à six heures du matin, je devais tracer, dessiner, inventer toute une série de grandes figures blanches et rouges sur fond noir.
Je pensais repeindre et détruire sur fond noir plus de six cents personnages du Drame de la vie. Une seule règle : chaque médecin devait apparaître avec un grand stéthoscope. La titre de l’action devait être Soixante peintures dans la nuit. Mais la RATP, finalement ne donna pas son accord.
Du dessin à la peinture, vous ne tardez pas à passer à la scénographie en réalisant vous-même celle de vos propres spectacles. Comment cela est-il advenu ?
Alain Crombecque, le directeur du Festival d’Avignon, qui avait assisté à la « dessination » de La Rochelle, m’a proposé de faire quelque chose de similaire ou d’approchant avec Le Drame de la Vie. J’ai cherché un metteur en scène, vainement. L’un d’entre eux, après une lecture du texte par Laurence Mayor, André Marcon, André Wims et Evelyne Didi me lança à la fin d’une voix sévère : « C’est comme le Canada Dry, c’est du théâtre et ce n’est pas du théâtre. » Peu après cette déconvenue, au café avec les acteurs, Laurence Mayor me suggéra d’en faire moi-même la mise en scène, mais aussi les décors puisque que je peignais. Depuis cette date, à chaque fois, une semaine avant les répétitions, je peins le sol, ou le plafond, ou les parois. Il me vient à l’esprit parfois de ne plus peindre que les loges des acteurs. Agir sur leurs énergies, sur le don, la donnée, la dynamique de leurs énergies. Désigner, faire naître les actes par des traits.
C’est d’eux, les acteurs — les acteurs et les traducteurs – les déplaceurs, les agissants, à force d’observer leur mystérieux travail que j’ai découvert les trois ou quatre choses que je sais du langage. Surtout ne jamais oublier que la linguistique est une partie de la physique des fluides.
Décor du Drame de la vie © André Morain
Le Drame de la vie, Laurence Mayor et Roséliane Goldstein, © François Lagarde
Valère Novarina peint le décor du Drame de la vie © Eric Faure Cargo
Le Drame de la vie, © Eric Faure Cargo
Le Drame de la vie





Vous touchez donc à tout. Comment vous qualifiez-vous alors : un dramaturge ? un écrivain ? un artiste ? un peintre ? un plasticien ? un scénographe ?
Je me suis inventé un nouveau métier : « écrivain pratiquant ». Pratiquant la peinture, le dessin, la mise en scène, la lithographie, etc. Ce qui m’intéresse, c’est le déplacement incessant du point de vue. Travailler en oblique. Commencer. Recommencer. Depuis Le Drame de la vie, la peinture est omniprésente — elle survient, elle surprend dans chacun des spectacles.




En quoi cela vous est-il nécessaire ?
La peinture agit sur le jeu des acteurs. Et sur la perception singulière de chaque spectateur. Devant la peinture, on ne perçoit pas le langage de la même façon. On entend autrement. Apparaît devant nous un espace fragile, mobile, modulable, renouvelable, métamorphique… Je travaille sur des toiles de 2 mètres par 2 mètres, que les acteurs, les machinistes, le régisseur (l’ouvrier du drame) peuvent facilement changer de place. Un espace tout autre est installé en quelques secondes. En toute liberté. Comme un jeu de cartes…
Comment s’opère la relation entre le texte et la peinture ?
Le temps est une suite d’accidents de l’espace. Le texte se déroule. Je me souviens qu’une fois, alors que j’avais imaginé de ne peindre que le sol… je dis à Philippe Marioge, notre scénographe, qu’il était inutile de s’en servir pendant les répétitions pour ne pas abîmer les peintures.
Il m’a répondu qu’il le fallait absolument parce que les acteurs n’allaient pas exécuter les mêmes mouvements, sur un sol peint ou sur une page blanche.
Quoi qu’il en soit, le texte est toujours premier mais il évolue au cours des lectures qui précèdent la mise en scène. Il y est raccourci tout en étant inamovible car il jouit d’une sorte d’autorité d’être déjà là. Je dis souvent aux acteurs : « C’est comme ça » (la formule est des Rita Mitsouko), sans autre explication. Tout doit être centré sur l’acteur, émetteur du langage. Au théâtre, on voit dans le langage. Tout notre drame se voit dans le langage. Surgissent de tous côtés des reflets inattendus, des rebondissements, des mutations et des multiplications par l’espace. Par heurts. Retournements. Niements. Contradiction des forces.
Au théâtre comme au cinéma, on parle volontiers de « direction d’acteurs ». Quel rapport entretenez-vous avec eux ?
J’ai horreur de cette expression. Je suis toujours choqué quand je vois dans les magazines comment on représente un metteur en scène avec ses acteurs. Comme s’il manipulait des marionnettes. Pour moi, c’est l’acteur — et lui seul — qui doit trouver la façon de dire, d’animer son personnage. A partir du moment où je fais de la mise en scène, ce n’est plus moi qui ai le contact profond avec le texte, c’est l’acteur. Moi, je suis passé à l’ennemi. Il n’y a qu’un endroit où ce contact entre le texte et l’acteur est juste : l’endroit de la vérité. Il n’y en a pas trente-six.
L’ANIMAL IMAGINAIRE texte, mise en scène et peintures Valère Novarina au théâtre de la Colline du 20 septembre au 13 octobre 2019. Avec: Edouard Baptiste, Julie Kpere, Manuel Le Lievre, Dominique Parent, Agnes Sourdillon, Nicolas Struve, Rene Turquois, Bedfod Vales, Valerie Vinci et Christian Paccoud – accordeon – Mathias Levy – violon (photo by Pascal Victor/ArtComPress)
L’HOMME HORS DE LUI, texte et mise en scène de Valère Novarina au theatre La Colline du 20 septembre au 15 octobre 2017. Avec : Dominique Pinon. (photo by Pascal Victor/ArtComPress)




Comment le lui faire prendre conscience et l’amener cependant à ce qui est votre idée initiale du personnage ?
Je n’ai pas d’idée initiale et il n’est pas certain qu’il y ait des personnages dans mes pièces. Plutôt des personnes vides, et plus exactement des antipersonnes. Je dis souvent aux acteurs : « Le texte est comme une partition à réinterroger sans cesse… Inépuisable : des couleurs, des rimes, des mouvements, des métamorphoses, des silences, des rythmes, etc. »
Si j’ai le sentiment qu’ils se fourvoient, je leur conseille de retourner au carrefour précédent et d’emprunter un chemin auquel on n’avait pas pensé. Mais j’y vais doucement. Je leur parle de façon toujours un peu détournée, j’évite les injonctions directes. Ce que je suggère parfois à l’un des acteurs, l’ensemble de la troupe doit l’ignorer.
Est-ce à dire que vous vous considérez comme un chef d’orchestre qui délègue à l’interprète, par son travail et à travers sa personnalité, la façon d’incarner la partition qu’il joue ?
Je cite toujours Charles Dullin qui répondait aux acteurs lui reprochant de leur adresser des indications contradictoires (« une fois comme ci, une fois comme ça ! ») : « Additionne, mon petit ! additionne. » Un bon metteur en scène doit être un peu comme un bon médecin, ne pas trop croire en la médecine.
Si je vous entends bien, le texte que vous donnez à jouer aux acteurs n’est malgré tout pas gravé dans le marbre. Ils disposent d’une certaine marge d’interprétation.
Les acteurs ont une connaissance corporelle, instinctive de l’espace et du texte — et du tissage du texte à l’espace. C’est le savoir du corps.Notre corps en sait souvent plus que nous.
Peut-on dire que votre esthétique théâtrale s’apparente à une forme d’expression corporelle, comme on en a parlé dans les années 1960 et dont le Living Theater de Julian Beck en a été l’un des phares ?
Dans la Lettre aux acteurs que j’ai distribuée en 1974 aux comédiens qui répétaient L’Atelier volant, je mettais l’accent sur le retour au corps, le corps oublié, le corps méprisé. Aujourd’hui, la chair s’éloigne : nous allons tout droit et de plus en plus vers la Grande Désincarnation.
Sans doute est-ce le contrepoint à la domination du virtuel. En quoi cela impacte-t-il votre travail d’écriture ?
Il y a beaucoup de scènes qui tournent autour de « la lutte des langues ».
Que voulez-vous dire ?
On parle souvent aujourd’hui des « éléments de langage ». Le langage est réduit à un fonctionnement mécanique. « Au commencement était la raison » n’est pas loin de « Au commencement était le calcul. » Or les mots sont des corps hors les mots, des corps qui respirent et se souviennent. Mon unique obsession est de retrouver les mots dans leur chair, leur couleur, leur respiration, leur traversée de la mort, leur passage, leur fragilité animale.
A Villeurbanne, dans la galerie Urdla, j’ai intitulé une de mes lithographies « Vendredi saint spéculatif ». J’aime l’idée qu’il y ait des mouvements de miroir dans les mots : réflexion et reflet, réfléchissement, inversion de l’espace — et renaissance. L’une des lithographies porte simplement comme titre la spéculaire intuition de Hegel.
C’est une lapalissade de le dire, la question de la langue, est centrale chez vous. Proprement vectorielle. Comment cette préoccupation-là est-elle advenue ?
Je me suis toujours demandé si la première langue que j’ai entendue quand j’étais petit n’était pas l’allemand. Le suisse-allemand plus exactement. Une chose est sûre, c’est que la fréquentation des paysans savoyards et mon intérêt pour leur patois ont été déterminants. Le patois francoprovençal qui n’est pas du français estropié mais une autre façon de descendre du latin. J’ai récolté ainsi en quelques années une dizaine de phrases tout à fait extraordinaires qui sont comme des concentrés de langage.
Pouvez-vous en citer quelques-unes ?
À Très-le-Mont, par exemple, deux savoyards sont attablés face à face. Comme ils ne parlent pas, j’imagine qu’ils vont dire quelque chose de très important. Tout à coup, l’un d’eux lance : « Y a trop de tout ! » Remarquable diagnostic ! À Thonon, un homme mûr et sa femme sont assis face à face devant leur verre de blanc-limé à moitié plein. Silence total. Puis j’entends l’homme soupirer : « J’ai horreur des gens… parce qu’ils sont plus intelligents que moi. » Une autre fois, ma mère m’ayant confié à deux voisines de l’alpage, ces dernières m’invitèrent à partager leur repas : des pommes de terre en robe des champs. J’épluche soigneusement mes pommes de terre et mets les épluchures dans mon assiette : « Heu ! dit l’une des deux bergères, mettez-seulement vos épluchures sur la table, M’sieur Novarine : on n’est pas des grandioses…».
Ce qui vous intéresse alors, est-ce l’idée que le flux de la langue se concentre à un moment donné avec une force sémantique particulière ?
Tout à fait. Un jour, en voiture, suivant de près un camion, je découvre soudain en lettres immenses l’inscription : « Bravo, la viande ! » Un autre jour dans la rue, à Paris, un homme me dépasse en martelant d’une voix forte : « Evitez de vous gonfler d’orgueil, les enfants ! de toutes façons, vous êtes beaucoup trop faibles à l’échelle de l’humanité ! »
Chaque fois, je prends aussitôt mon carnet et je note. Je me suis aussi intéressé aux tatouages que les gens font écrire sur leur corps. Un ami porte pour toujours sur son bras gauche « Le passé m’a trompé, le présent me tourmente, l’avenir m’épouvante ». Je m’intéresse aussi aux phrases que l’on prononce à la toute fin. Par exemple, Jean Calvin – « Ah ! Seigneur, tu me poins ! il me suffit que c’est toi. » – ou encore Alfred Jarry : « Passez-moi un cure-dents ! »
Par rapport à la pratique même de l’écriture, quelle est votre méthode de travail ?
Généralement, le premier jet est fait à la main, parfois avec une plume et de l’encre, et souvent au crayon, ce qui me permet de gommer à ma guise. Par la suite, quelqu’un frappe le texte sur ordinateur. Je ne le fais pas moi-même car j’ai des mains de paysan et mes doigts tapent plusieurs lettres ensemble, ce qui est catastrophique. Je travaille ensuite par correction d’épreuves. Cela peut prendre souvent plusieurs semaines, voire plusieurs mois. J’ai une relecture active : je fais toutes sortes de marques sur les tapuscrits, aussi le texte se transforme-t-il d’une correction à l’autre. Quand il y a trop de corrections, il faut à nouveau mettre la copie au propre pour bien réentendre le texte et même, à un certain degré, toucher les mots. L’écriture est tactile. Je ne lis jamais mon texte à haute voix. J’écris à l’aveugle. J’écris ce que je ne pense pas encore. Pour la composition, j’ai besoin d’accrocher le texte au mur. Pour le voir debout, dressé devant nous. Oral. Plutôt que couché sur la page du livre.
Vous épinglez au mur toutes les pages ?
Oui, j’ai besoin de ressentir cette sensation qu’a le peintre face à sa toile : il prend le temps de la regarder, il la découvre devant lui, met là une touche de rouge, ici une touche de vert ou de jaune qui va retentir sur l’ensemble. Un changement de trois fois rien (changement d’une virgule ou d’un point-virgule au lieu d’un deux-points), et tout va résonner autrement. Raisonner autrement. Le mur, c’est un lieu de résonance. Quand le livre est fini et que tout est là sous mes yeux, je déambule, revient en arrière comme à l’intérieur du texte. Un tissage.
Il y a beaucoup d’échecs dans l’écriture ?
Ce que j’ai envie d’enlever, c’est au contraire cela qu’il faut creuser. Ne rien jeter, tout prolifère, tout est vivant.
Quel type de rapport entretenez-vous au lieu où vous travaillez ?
La question du lieu est fondamentale. Mon père, architecte, examinait toujours de très près la situation, le site, l’orientation : le diagnostic géologique. J’aime bien me retrouver, avant les répétitions, seul sur la scène du théâtre pour ressentir les forces souterraines cachées du plateau… Le sentiment des dessous, les enfers de la langue.
On parle souvent de « l’esprit des lieux ». C’est un concept qui a du sens pour vous ?
Je n’utilise jamais cette expression mais il se trouve que je travaille en ce moment sur un texte qui s’appelle L’esprit respire. Dans le mot « esprit », retrouver le souffle, la respiration… Heureuses les langues qui ont conservé ce lien ! comme « pneuma » en grec ou « ruah » en hébreu. Ce qui compte, c’est de ne jamais perdre le caractère concret, vivant, charnel et offert du langage. Le langage est une donnée. L’une des données.
Diriez-vous que votre travail d’écriture s’apparente à une volonté manifeste de sauver la langue française ?
Il y a une irrigation. Il faut que le sang coule, frissonne dans la langue, que l’air et le souffle fassent leur travail de délivrance. Le paradoxe, c’est que le langage est tout à la fois ce qui nous sauve et nous emprisonne — ce qui nous enclot et ce qui nous libère.
Vous êtes traduit dans un très grand nombre de langues. Est-ce vraiment possible de traduire du Novarina ?
Pour un « écrivain incompréhensible », je suis en effet pas mal traduit. La difficulté intéresse toujours les traducteurs. Léopold von Verschuer qui me traduit (me transporte !) remarquablement en allemand vous dirait qu’il invente un Novarina germanique. La traduction, c’est un acte poétique qui révèle le fossé — le grand vide — qu’il y a entre les langues. J’aime beaucoup l’idée que mes textes voyagent ainsi dans les langues. Il n’y pas un style ou une manière Novarina. Il y a une abondance de couleurs — et beaucoup de soubassements. Et parfois une langue cachée sous une autre. Un édifice, intérieur. L’édifice, la construction invisible des mots ?
Comment cela se passe-t-il entre vous et le traducteur ?
Je le rencontre toujours, même si je ne connais pas du tout sa langue. S’il me pose par exemple une question sur une phrase, je lui explique qu’elle est construite autour d’un mot que j’ai enlevé, pour qu’il mesure le rapport de l’écriture au vide, aux silences. D’une façon générale, je me représente beaucoup de choses non pas comme une édification mais comme un creusement. J’ai appris de mon grand-père maçon et entrepreneur, puis de mon père architecte que tout chantier commence toujours par un creusement. Il y a un mot que j’aime beaucoup dans notre langue, c’est celui de « terrassier ». Travailler dans les dessous de la langue, dans les fondements.
Vous avez entretenu avec Jean Dubuffet une relation épistolaire importante puis vous avez réalisé avec lui un entretien dans la revue d’art Flash Art qui est resté mémorable. Peut-on dire de votre travail d’écriture qu’il procède d’une forme d’art brut ?
Je ne suis pas du tout contre cette façon de penser, d’autant que je me suis nourri abondamment des Cahiers de l’art brut. Il y a assurément une parenté. Laquelle ? Aller jusqu’au bout de son idée malgré l’insuccès. S’obstiner. Continuer. Continuer quoiqu’il arrive. Être toujours à l’écoute de sa lumière intérieure.