
Par Magali-Marie Bonald
À même pas trente ans, Silvère Jarrosson a de commun avec les plus grandes personnalités du monde de l’art une sensibilité profonde, une passion immense, un sacré caractère et, déjà, un recul et une expérience bien remplie. Un destin atypique aussi. Il ressent l’appel du sixième art dès l’enfance et intègre l’école de danse de l’Opéra national de Paris. Ce chemin vers la scène semble tout tracé. La vie ou toute autre force qui demeure mystérieuse pour chaque être humain en décide autrement, dans la douleur.
Qu’à cela ne tienne, la vocation artistique est là et c’est en peignant que Silvère Jarrosson trouve sa véritable voie. Il se consacre à la peinture abstraite depuis 2013. Lauréat de la Fondation Claude Monet en 2018, il donne une exposition monumentale à l’Académie des Beaux-Arts de Riga. Passé par la Villa Medicis en 2019, pour un projet ponctuel, puis par la Collection Lambert en 2020, il multiplie les expositions en France ou à l’étranger. Son travail intègre de nombreuses collections dont celle du Mobilier National. En attendant de le retrouver cet automne à la Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière pour l’exposition « Corps en mouvement » avec Yon Costes, initiée par Célien Palcy, en partenariat avec la Banque Populaire, l’APHP et la Fondation Sophie Rochas, nous avons rencontré Silvère Jarrosson lors d’une discussion à son image : passionnante, inspirante et sincère.
Vous êtes artiste, mais pas forcément dans la discipline dans laquelle nous pouvions vous attendre. Comment êtes-vous passé de la danse à la peinture ?
Dès l’âge de dix ans, j’ai été élève de l’école de danse de l’Opéra national de Paris. En toute fin de formation, au moment de passer le concours pour intégrer ou non le corps de ballet de l’Opéra, une très grave blessure à la hanche m’a privé de danse à jamais. Cela a été difficile à accepter et j’ai vécu quelques années de flottement, ne sachant plus ce que je voulais faire. J’ai repris des études en biologie. On ne peut pas dire que ce soit l’élément le plus cohérent de mon parcours mais j’ai obtenu un Master et j’ai trouvé ces cinq années d’études intéressantes.
À cette même époque, grâce à une connaissance, la peinture m’est apparue et le déclic n’a pas tardé à s’opérer en moi. Comme pour la danse, cet art m’est rapidement devenu indispensable. Je n’ai pas pris de cours de peinture, et ne suis pas passé par une école des Beaux-Arts. En revanche, ma façon de m’exprimer en peignant a un lien très fort avec la danse, car tout ce que j’ai vécu à l’école de danse est encore très présent dans ma mémoire. C’est pour cela que mon style m’est propre, avec ce travail de la matière liquide mise en mouvement, cette idée d’impliquer mon corps et de représenter le mouvement dans mes créations.
Pourriez-vous détailler la façon dont vous créez vos œuvres ?
Dès le départ, j’ai eu besoin de retrouver l’atmosphère d’un studio de danse et les sensations que procurent la danse. Quand j’ai commencé à peindre à l’âge de vingt ans, je ne dansais plus depuis deux ans et il y a eu un côté « madeleine de Proust » dans ma façon de vivre la création picturale. Quand je suis dans mon espace de création, je me sens à nouveau prêt à m’impliquer entièrement physiquement et mentalement, comme quand je travaillais en cours de danse. Je suis dans mes mouvements, dans ma musique.
Je ne travaille pas assis devant une toile avec un chevalet et une palette. Au contraire, je me tiens debout et la toile est toujours positionnée à l’horizontal. Ma méthode de base est de verser la peinture directement sur la toile. Il existe beaucoup de façons différentes de le faire : la projeter en étant au-dessus de mon support, en grande ou en plus faible quantité. Ensuite, je penche légèrement ma toile et je vois ce qu’il se passe, puis chaque mouvement en amène un autre. Cela fonctionne pour tous les formats, mais prend un sens particulier dans les grands formats, que l’on peut réellement faire danser. Cela demande parfois un effort physique considérable, qui selon moi fait partie de la création d’une œuvre.
Contrairement à certaines démarches picturales impliquant le corps, je fais toujours en sorte que mes gestes et mes mouvements ne soient pas visibles dans le résultat final de mon travail, comme s’ils se perdaient dans les mouvements de la peinture. Pas de coups de pinceaux ou d’éclaboussures visibles, rien que la peinture qui s’épanouie d’elle-même. J’ai toujours à l’esprit de vouloir disparaître, m’effacer derrière mon travail, que mes mouvements ne soient pas perçus quand on regarde mes tableaux. Je laisse la peinture faire, sans intervention visible de l’homme, ce qui confère un aspect « naturel » à mes créations.
Comment avez-vous commencé à faire connaître votre travail ?
Quand j’ai débuté, je ne me posais pas la question de savoir si « ça allait marcher », je me suis simplement lancé à corps perdu dans la peinture. Je ne suis pas issu d’une famille d’artistes, je suis donc parti de zéro et cela a pris du temps avant que je puisse apprivoiser mon art.
En 2014, j’ai été contacté via Facebook par la Galerie Hors-Champs qui m’a proposé d’exposer pour la première fois. Je publiais toutes mes œuvres sur ce réseau social, accompagnées de textes expliquant mon processus de création. Je dois beaucoup à cette galerie, qui a pris un risque en exposant un jeune artiste inconnu. C’était un pari pour eux et cela a été essentiel pour moi. L’exposition a eu un grand retentissement et je suis revenu exposer l’année suivante. J’étais lancé.
Quelles sont les particularités techniques de vos créations ?
Ma peinture est peut-être plus abstraite que d’autres peintures abstraites en ce sens que mon procédé de création est lui-même abstrait. Je ne m’appuis pas sur des choses concrètes (personnes, voyages, sentiments) pour créer. Je souhaite que la peinture parle d’elle-même. Ma source d’inspiration est purement technique, elle est dans la façon de mettre en mouvement la peinture. Quels mouvements utiliser ? Dans quel ordre ? Quel type de mouvement engendre quel type de formes ? Les couleurs vont-elles ou non se mélanger ? C’est tout un cheminement analytique, je souhaite comprendre comment j’ai pu peindre ce qu’il y a sur ma toile.
Finalement, c’est donc la peinture qui me parle. Je la fais éclore, je la montre et je transmets son message à travers mon travail. J’ai l’impression que ce matériau est vivant, qu’il change de caractère selon les jours et les heures. La peinture se comporte comme une partenaire. Certains jours sont délicieux, tout fonctionne à merveille, elle me surprend. D’autres jours sont pénibles, je vois qu’elle me fait la gueule.
Pour cette raison, la danse n’est pas une source d’inspiration directe, c’est-à-dire que je ne m’inspire pas de chorégraphies pour peindre. Mon rapport à la danse se situe plutôt dans une sorte de parallélisme, une corrélation, des impressions et des sensations communes. Je parle aussi d’une même « philosophie du mouvement » : ma façon de travailler le geste en peinture est proche de celle que j’avais de travailler le geste en danse. Je recherche avant tout un certain contrôle, une maîtrise liée parfois à un lâcher-prise (oui, en danse les deux peuvent coexister), et une connaissance du geste et de ce qu’il engendre. Et ça, de toute évidence, me vient de l’Opéra.
Silvère Jarrosson – Première utopie
Silvère Jarrosson – Cinquième utopie
Silvère Jarrosson – Etude mécanique



Vous avez pris part à plusieurs projets qui mêlent différentes formes d’expression et l’art chorégraphique est très présent dans vos choix. Pourriez-vous nous dévoiler ce que le ballet de l’Opéra National du Rhin vous a proposé ?
M’impliquer dans ces projets correspond à une envie que j’ai de renouveler mon rapport à la danse. Au lieu d’être simplement dans une démarche allant de la danse à la peinture, j’aimerais désormais aller de la peinture à la danse, autrement dit que ma peinture puisse à son tour servir de base pour des créations chorégraphiques. Mon travail pictural ayant désormais atteint une certaine autonomie et maturité, je pense cela possible. À la Collection Lambert, où j’ai été artiste résident en 2020, j’ai travaillé avec un groupe d’enfants sur un projet qui s’appelait « Peinture – Mouvement – Peinture ». Devant les œuvres du musée, chacun était invité à bouger, danser et s’interroger sur les différentes façons d’exprimer physiquement une œuvre picturale.
Cette année, mon travail avec le Ballet de l’Opéra national du Rhin donne une nouvelle dimension à ces recherches. Bruno Bouché, sujet à l’Opéra national de Paris et désormais directeur du ballet du Rhin, m’a contacté afin de m’intégrer au projet « Danser Schubert au XXIème siècle », l’une des créations phares de la saison 2021/2022. Il s’agit d’un spectacle encore en cours d’élaboration, composé de différentes pièces imaginées par les jeunes chorégraphes de cette compagnie, et porté mais la musique onirique de Schubert. Bruno m’a donné « carte blanche » et me laisse toute latitude pour créer les décors de ce programme, mais il s’agit bien évidemment d’un travail collaboratif entre tous les artistes impliqués. Je suis impressionné par les talents de cette compagnie et la façon qu’ils ont de travailler en synergie. La création de costumes par l’atelier des costumes de l’Opéra du Rhin a notamment été l’occasion de relier certains des méandres de mes œuvres avec les plis du textile, comme pour donner une seconde fluidité à mon travail.
Cette création sera en quelque sorte mon premier retour à la scène, sous une nouvelle forme.
Pourquoi l’art est-il important dans nos vies ?
L’art est important car il permet d’exprimer l’indicible. Tant de choses seraient perdues s’il n’était pas là pour les exprimer. L’art ne nous parle pas, mais agit sur nous par imprégnation. Je suis d’avis que la pensée fonctionne beaucoup plus par imprégnation qu’on ne le croit, comme un bébé s’imprègne du monde dans lequel il grandit. L’art contemporain est indicible. Il est bien plus que des objets, bien plus que des idées qui circulent, il est un climat.