Portrait de Sarkis
Portrait de Sarkis

Sarkis

Plasticiens

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Arménien d’origine, né à Istanbul, installé en France depuis cinquante-sept ans, Sarkis développe une œuvre hybride, qui en appelle au métissage des pratiques et des cultures, chargée tout à la fois de sa propre histoire et d’une passion pour celle de l’art, toutes disciplines confondues, en quête d’une forme d’humanisme nourri de spiritualité. L’esthétique nomade et altruiste qui la qualifie s’exprime notamment à travers objets et installations fondé sur l’idée d’un perpétuel ressourcement. Figure majeure d’une histoire de l’art vivant, Sarkis a notamment participé à l’exposition « Quand les attitudes deviennent forme », organisée par Harald Szeemann en 1969, à Bern, aux Documenta V de 1977 et VI 1982, ainsi qu’aux « Magiciens de la Terre », rassemblés en 1989 par Jean-Hubert Martin, à Paris. En 2018, il a été invité à la Biennale de Venise à représenter la Turquie qui y participait pour la première fois de son histoire ; il était aussi présent au Pavillon arménien qui a reçu cette année-là le Lion d’Or. Polymorphe, son œuvre est un immense chant d’espoir et de confiance en l’homme dans toute sa diversité et sa complexité. Rencontre.  

Depuis une vingtaine d’années, installé en banlieue parisienne, votre atelier s’offre à voir au premier regard comme un lieu singulier plus proche d’un espace d’exposition que d’un lieu de travail. Tout y est rassemblé de façon très organisée pour faire valoir au mieux vos œuvres. Comment l’appréhendez-vous vous-même ? En a-t-il été toujours ainsi ?

Je ne qualifierai pas le lieu où nous nous trouvons par le seul mot d’atelier. Cela dépasse de beaucoup cette idée-là. Auparavant, j’avais un atelier d’une centaine de mètres carrés dans le treizième arrondissement de Paris qui cumulait les deux fonctions de lieu de vie et de lieu de travail. Au fil du temps, il était devenu très encombré de toutes sortes d’œuvres et j’ai vite ressenti qu’il y avait toutes sortes de bonnes frictions entre elles. Le temps y était autre que celui que nous décomptons ordinairement en saisons, mois, semaines, jours, heures, etc. Un temps propre à ce contexte d’accumulation et de voisinage des œuvres. Je ne sais pas comment tout ce qu’on accumule dans notre cerveau y trouve sa place mais, quand on cherche certaines choses, on réussit généralement à les retrouver. Cet endroit était devenu un peu comme un cerveau.

À quoi tenait donc cette accumulation : à une production particulièrement intense ? À votre activité d’expositions ?

C’était surtout le fait que j’ai commencé à multiplier, dans les années 1980-2000, le mode de l’installation – et parfois de façon monumentale. Si certains objets n’étaient réalisés que pour l’occasion, d’autres étaient en revanche de plus importantes créations qui aspiraient à continuer d’exister au-delà de leur première présentation. Comme je ne pouvais pas tout stocker chez moi, nombre d’entre elles demeuraient dans leurs caisses, dans des réserves, ici et là. J’ai toujours éprouvé une véritable souffrance à l’égard des œuvres qui sont ainsi figées. J’ai un irrésistible besoin de les faire vivre. Aussi est arrivé le moment de trouver un autre lieu, plus grand, où pouvoir faire respirer les œuvres. Mon assistant de l’époque a déniché cet espace, à Villejuif, une ancienne imprimerie de 450 mètres carrés, qui répondait parfaitement à cette attente. Après avoir pensé le partager en deux ou trois, je l’ai finalement acquis en totalité.

Qu’en avez-vous fait alors ?

Comme vous le savez, je ne détruis jamais une mémoire et toute ma démarche repose sur le concept de « kriegsschatz », c’est-à-dire de « trésor de guerre ». Cette imprimerie était dévolue à l’impression de cartes hospitalières, j’ai tenu à tout garder de ce qui s’y trouvait. Par rapport au bâtiment lui-même, j’ai conservé l’architecture telle quelle, abattant seulement certains murs qui n’étaient que des cloisons rajoutées a posteriori ; de la sorte, je lui ai restitué son ampleur originelle et cela a permis d’ouvrir l’espace au maximum. J’ai déménagé l’essentiel de mon atelier parisien et j’y ai fait venir petit à petit certaines de ces œuvres qui étaient en souffrance ailleurs. J’ai ouvert leurs caisses, allumé les néons qui pouvaient s’y trouver et je les ai les installer dans le lieu organisant tout un jeu de correspondances entre elles. Bref, je leur ai redonné vie. Elles ont commencé à respirer de nouveau.

Atelier de Sarkis – Villejuif – ADAGP Sarkis

À quel moment avez-vous ressenti cette nécessité qu’à l’œuvre de respirer ?

Cela remonte à 1976, quand j’étais à Berlin aux Dhalem Museums. J’ai été frappé de ce que tous les objets étaient exposés hors de leur contexte d’origine, tous présentés sur le même mode, les empêchant d’exister pleinement. Depuis lors, je n’ai jamais utilisé dans mes expositions une seule œuvre de la même façon. Je suis férocement attaché à son mouvement interne, donc à composer avec pour mettre en exergue la vie inhérente à l’œuvre, pour qu’elle s’exprime dans l’espace. C’est de là que naît l’exposition.

Vous semblez avoir un rapport proprement sensuel, voire charnel avec l’œuvre et tout particulièrement avec vos œuvres.

Chaque fois quand j’arrive à l’atelier, je commence toujours par les regarder, parfois même je les touche, j’ai besoin de ressentir qu’elles sont bien ensemble. J’écoute leurs désirs et, si c’est nécessaire, je les déplace ne serait-ce que de quelques centimètres. En fait, je pense qu’un écrivain, un musicien ou un cinéaste ne fait pas autre chose. Le poète regarde son poème, estime comment les mots adviennent, s’ils se répondent bien, si l’espace est juste entre eux ; au montage, le cinéaste veille à ce que les plans dialoguent, vivent entre eux. À l’atelier, c’est la même chose. Rien ne doit y être fixé. Tout est dans une énergie partagée.

Par rapport à la question de l’œuvre, ce qui caractérise votre démarche, c’est qu’elle repose sur un principe vital, clairement involutif. Chez vous, l’œuvre engendre l’œuvre et l’exposition engendre l’exposition. Comment pouvez-vous en parler ?

Ce que vous dites là est crucial. Fin des années 1970, j’ai vu une exposition de Marcel Broodthaers, quelques temps après sa mort, qui m’avait perturbé parce qu’elle était une plate imitation de ce qu’avait fait l’artiste de son vivant. Sans aucun souci d’interprétation. Or Broodthaers, quand il faisait une nouvelle exposition, interprétait lui-même chaque fois son travail. Comme Beuys, Filliou, Kantor et quelques autres. J’ai donc commencé à réfléchir à cette façon de faire et à me poser la question du devenir de toutes ces installations.

En quoi la démarche de Tadeusz Kantor a-t-elle opéré comme modèle ?

En 1976, Kantor a réalisé une œuvre qui reste encore aujourd’hui, de l’avis de tous, d’une impressionnante présence, La Classe morte. C’est un peu comme s’il était là et qu’il venait tout juste de la composer. J’ai eu le grand honneur d’avoir fait une exposition dans le musée qui lui est consacré à Cracovie et d’en proposer une interprétation. Il m’était toujours semblé inconcevable que, depuis sa disparition, il n’y en ait jamais eu, alors que cette œuvre est d’une incroyable richesse de sonorités, de corps et de sens qui n’attend qu’à être révélée.

Comment cette question de l’interprétation s’est-elle peu à peu imposée à votre esprit comme le vecteur obligé de la sauvegarde de l’œuvre ?

C’est surtout la musique qui m’y a conduit dès lors que j’ai pris conscience de ce qu’il en a été historiquement parlant en ce domaine au moment de la Révolution française. La musique est alors sortie des palais dorés des aristocrates et la figure du chef d’orchestre est apparue comme essentielle à la transmission des œuvres musicales. Aussi j’ai toujours été attentif à emmener mes étudiants assister à des répétitions de concerts ou de pièces de théâtre pour qu’ils voient comment on crée une forme qui puisse atteindre le spectateur.

Est-ce à dire que le principe de création est plus puissant dans la préparation de l’œuvre que dans sa présentation finale ?

On ne peut pas séparer ces deux temporalités. Toute œuvre porte en elle, quand elle est achevée, toute la mémoire de sa genèse mais ce qui compte par-dessus tout, c’est la rencontre du corps de l’œuvre avec le corps du regardeur, le choc que cela produit. Ça n’existe pas autrement. Tout est dans une résonance partagée.

Il y a dans votre démarche une propension altruiste à vouloir toujours mettre en place ce qu’il en est d’un dialogue. Pendant une dizaine d’années vous avez enseigné à l’Ecole nationale des Arts décoratifs de Strasbourg. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ? Comment appréhendez-vous la question de la transmission ?

Dans les années 1960, j’ai travaillé pendant quelques temps dans une galerie pour gagner un peu d’argent. Ce fut une expérience très intéressante parce que j’y ai rencontré beaucoup d’artistes, plus ou moins jeunes, avec lesquels nous échangions sur leur travail, en toute liberté de pensée, voire de conseil. J’y ai pris goût à discuter du contenu, de l’intention et de la pertinence de leurs démarches, même avec des artistes très connus. J’ai eu par ailleurs l’occasion de rencontrer Beuys et j’ai beaucoup appris, à sa fréquentation, de la vertu de l’écoute et de l’échange. Comment notamment il fallait toujours faire, par-delà tous les attendus, ce qui paraissait évident. Invité à faire un workshop à Strasbourg suite à un mouvement de contestation des étudiants, je m’y suis retrouvé finalement à enseigner, à leur demande, tant le contact avait été chaleureux. Cela a été une longue période de dix ans et j’y ai un pris un plaisir de chaque instant.

Comment avez-vous pensé votre enseignement ?

Le plus librement possible. Comme une création. Ma porte était ouverte en permanence. Je n’avais pas de bureau, pas de table, pas de chaise. Ça respirait de tous côtés. J’ai procédé de la même manière lorsque Pontus Hulten, ayant créé l’Institut des Hautes Études en arts plastiques, m’a demandé de faire partie de son équipe. J’y ai dirigé une session pendant un an, en 1990-1991, qui était intitulée : « L’interprétation des œuvres et leur mise en espace ». Comme ma génération n’avait pas de modèle par rapport au mode de l’installation apparu dans les années 1960, je me suis tourné vers des créateurs d’autres disciplines, comme le théâtre, le cinéma ou la musique.

Quelques années plus tard vous avez créé les « ateliers d’aquarelles dans l’eau ». De quoi s’agissait-il exactement ?

L’idée de ces ateliers procède de la même prise de conscience quant à ce qui fonde le geste de création et à ce même désir de partage avec l’autre. Elle est advenue dans le même temps où, d’une part, j’étais en résidence à l’Atelier Calder à Saché, où, d’autre part, j’ai été engagé par Alain Fleischer au Fresnoy et où, enfin, je préparais une exposition que je souhaitais être une rétrospective impossible. Mon problème était de trouver comment raconter tout un parcours, comment montrer l’aventure traversée, de la façon la plus simple qui soit. Somme toute, envisager cette exposition comme une ekphrasis. Il m’a fallu trouver une forme extrêmement simple et c’est là que j’ai réalisé, à Saché, toute la série de ces petits films, tous intitulés « Au commencement… ».

Atelier d’Aquarelle dans l’eau, Poggibonsi, ADAGP Sarkis

Ceux-ci montrent, en plan serré, un bol empli d’eau dans lequel vous trempez la pointe d’un pinceau chargé de couleur, produisant ainsi tout un jeu d’effluves colorées auxquelles fait écho la sonorité répétitive d’un gong…

En fait, quelque chose de très rudimentaire – comme on parle des rudiments du langage – et d’une grande économie de moyens…

Pour un résultat tout à la fois spectaculaire et contemplatif…

Quand les films ont été montrés à Saché, une enseignante m’a demandé si elle pouvait disposer des petits scenarii qui accompagnent chaque film pour proposer à ses élèves de les mettre en œuvre à leur tour. Rien ne m’a plus réjoui parce que c’était là un travail dont d’autres pouvaient s’emparer. Par la suite, lors de mon exposition au capc/Musée d’art contemporain de Bordeaux, j’ai même contribué à la création d’une école mobile.

Sensible à toutes les formes d’expression artistique, vous l’êtes particulièrement au cinéma et, à cet égard, vous portez à Sergueï Paradjanov, votre compatriote arménien, une admiration toute particulière. D’une extrême sensualité, onirique et non-conformiste, ce réalisateur est l’auteur de quatre et uniques films – au titre desquels Sayat-Nova (1968) que vous mettez au-dessus de tout. L’esthétique y est davantage au service de l’image que de la narration au point même que Paradjanov est passé pour un maître absolu du visuel. Dans quelles conditions avez-vous découvert son œuvre et qu’en avez-vous appris ?

Je l’ai découvert au début des années 1980 quand il a été montré pour la première fois à Paris, apprenant du même coup qu’il avait été victime de la censure soviétique, emprisonné pendant quatre ans pour déviance culturelle. Le premier film qu’on a vu alors était Sayat-Nova. C’est un pur chef-d’œuvre et j’en ai éprouvé un terrible choc. Depuis ce temps-là, j’ai dû le voir presque une centaine de fois tant il résonne à mon esprit et je m’en nourris continuellement. J’en oublie le sujet parce que c’est comme une monumentale abstraction vivante.

Et pourtant, le film relate l’histoire du plus grand poète arménien du XVIIIe siècle en proposant une série de tableaux vivants représentant les moments clés de sa vie. Un véritable biopic, en quelque sorte…

Certes, mais Paradjanov use d’une technique très élémentaire : un enchaînement de plans fixes à l’intérieur desquels il se passe toutes sortes de situations qui se font écho. Sa façon de montrer est comme si « ce » cinéma existait au XVIIIe siècle. Un peu comme quand on regarde une icône très attentivement et qu’à un moment, l’œil anime l’image. L’espace-temps entre les images est collé et, à l’instar d’un livre d’art, on peut passer allégrement d’une page à l’autre, sans tenir compte d’un quelconque continuum.

Avez-vous jamais eu l’occasion d’interpréter – comme vous le dites – son travail ?

Je l’ai fait à deux reprises. La première fois à Bruxelles, à la Fondation Boghossian, en 2015, et la seconde, à Istanbul, au Pera Museum, en 2018-2019. Là, j’y ai pensé l’exposition en réplique à tout un ensemble de collages que Paradjanov avait réalisés alors qu’il était en prison. C’est un souvenir très émouvant car c’était très osé de la part de ce musée d’organiser un tel rassemblement à Istanbul de deux artistes arméniens.

2015 – Sarkis avec Paradjanov, Fondation Boghossian, Bruxelles

Comment expliquez-vous ce choix ?

Parce qu’à un certain moment, une évidence s’impose, les choses deviennent possibles, et alors, il ne faut pas le rater. Il faut y aller…

Qu’est-ce que ces deux expériences vous ont-elles apportées ?

Je me suis à nouveau enrichi. De quelle manière ? Je ne crois pas que je puisse déjà le dire. J’ai éprouvé le sentiment qu’il n’y avait là plus de mur et que s’ouvrait un paysage infini de possibles. A Istanbul, je voulais montrer que, Paradjanov étant privé de tourner, ses collages actaient la situation dans laquelle il se trouvait : autant ses films respirent dans l’espace, autant ses collages sont contraints dans leur cadre. En contrepoint, j’ai présenté un ensemble de mes icônes qui adviennent quant à elles à l’intérieur d’un cadre. Somme toute, deux propositions inverses mais complémentaires qui s’inscrivent dans un échange, une conversation.

« Conversation » : voilà un mot qui vous est cher. En 2010, le Centre Pompidou vous donne carte blanche pour investir ses espaces – les salles du Musée, le Forum, la Bibliothèque publique d’information, l’Atelier des enfants, la Bibliothèque Kandinsky et l’Atelier Brancusi – dans le cadre d’une exposition-intervention tout à fait inédite et exceptionnelle. Sur la base de quelle réflexion y aviez-vous répondu ?

C’était une énorme responsabilité, tant pour moi que pour l’institution, parce que j’ai toujours dit que les œuvres présentées dans les musées avaient du mal à y respirer. Je ne pouvais donc y intervenir qu’en bousculant les habitudes. Je n’en prendrai que quelques exemples. J’ai toujours été fasciné par le « mur de Breton », cette accumulation d’objets qui constituaient le fond de son bureau et j’ai toujours eu le sentiment que, tel qu’on le voyait, il n’exprimait pas vraiment la main de Breton. Sa présence. Il y a une façon de placer un objet chez soi qui en dit long de nous-mêmes et, là, je ne l’ai jamais ressentie. Aussi, dans la même salle, j’ai composé une vitrine juste en face visant à mettre en exergue que celui de Breton souffrait de liberté. Elle n’était pas protégée parce que je voulais que les visiteurs puissent s’approcher physiquement des objets que j’y avais placés. Ce rapport de proximité m’importe au plus haut point.

Par ailleurs, j’y allais régulièrement pour les bouger, même très légèrement. Pour les aérer. Je suis aussi intervenu par rapport à l’imposant environnement de Beuys, Plight, qui souffre de n’être vu que de l’extérieur alors que l’artiste l’a conçu pour que l’on y pénètre. J’ai obtenu qu’il puisse être ouvert quelques fois par semaine, pour un nombre limité de visiteurs. À cette occasion, j’ai créé des sortes de chaussons de feutre légèrement coloré qu’il convenait d’enfiler pour ne pas abîmer l’œuvre et qui se distinguaient de l’œuvre de Beuys. Dans ce type d’intervention, il faut veiller à respecter l’existant tout en cherchant à le dynamiser.

Somme toute, il y va toujours chez vous du souci de faire vivre les objets avec lesquels vous travaillez…

Ce n’est jamais très facile mais il faut pourtant trouver une réponse. Ainsi ce qui m’a toujours choqué à l’atelier Brancusi, c’est que tout y est d’une totale propreté. Ça manque cruellement de poussière. Je voulais donc qu’on ouvre les fenêtres pour rendre compte de cette vie vivante de l’atelier mais je n’en ai pas eu l’autorisation. Alors j’ai choisi de projeter sur le mur extérieur une séquence, très brève et à peine visible, du film de Poudovkine La Tempête sur l’Asie. Juste quelques secondes du début qui fait allusion à la naissance du monde et montre la chute d’énormes rochers provoquant d’énormes nuages de poussière.

Au fait, qu’est-ce qui vous inspire, vous entraîne à la création ? Comment advient l’idée d’une œuvre ?

Je pense qu’il y va pour moi comme pour beaucoup d’autres artistes d’une sorte d’excitation, de déclic, du surgissement soudain d’une idée qui s’impose à l’esprit et qu’il faut mettre en forme. C’est comme dans l’amour, comme un coup de foudre. Je regarde, j’écoute, je lis pour ma part beaucoup de choses différentes, avide en permanence de balayer les siècles, les styles, les œuvres, etc. Depuis l’âge de vingt ans, j’ai presque toujours le même rythme, le même désir de travailler. Quand nous sommes arrivés, ma femme et moi, à Paris, en septembre 1964, dès les premiers jours à l’hôtel, j’avais une telle peur que, du fait de ce déplacement, mon envie de créer soit bloquée, j’ai tout de suite fait une œuvre. Il ne fallait pas attendre. Tout est question de fraîcheur et je m’applique à ce qu’avec le temps, elle perdure. Il faut qu’on sente que, de l’une à l’autre, quelque chose d’une énergie sans cesse renouvelée circule entre les œuvres.

Y-a-t-il ici, à l’atelier, un esprit des lieux qui exerce une influence sur la dynamique et la nature même de votre création ?

Sans l’espace, je ne peux rien faire. Par exemple, toutes mes icônes – il y en a plus de deux cents aujourd’hui -, ce sont des œuvres que j’ai créées dans des cadres qui avaient un vécu. Avant, il y avait sûrement d’autres choses dedans. Ce sont des cadres qui viennent des quatre coins du monde – de Cuba, de Chine, d’Istanbul, de l’Inde, de Sienne, etc. – et qui deviennent mes espaces.

À considérer le souci qui vous anime d’organiser toutes sortes de relations, de connexions entre les œuvres, les cultures, les styles, les formes et les matériaux, peut-on dire de votre démarche qu’elle vise une sorte d’œcuménisme culturel ?

La réponse à cette question ne m’appartient pas mais bien plus à ceux qui analysent et écrivent sur mon travail. Un de mes galeristes d’Istanbul a récemment publié un livre qui recense toutes les expositions que j’ai faites dans cette ville où je suis né et où j’ai fait toutes mes études. Il recouvre une période qui va de 1986 jusqu’en 2019, cet ouvrage étant réalisé en écho à une exposition que j’ai faite au musée Arter Il témoigne en effet d’une sorte de melting-pot qui croise aussi bien Walter Benjamin, W.G. Sebald, Tarkovski et tant d’autres. A l’image même de mon atelier.


Photo à la lune : Portrait Sarkis – credit : Thierry Lefébure.

Toute œuvre porte en elle, quand elle est achevée, toute la mémoire de sa genèse mais ce qui compte par-dessus tout, c’est la rencontre du corps de l’œuvre avec le corps du regardeur, le choc que cela produit.

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