
par Nathalie Dassa
L’art et la mode, c’est une longue et belle histoire d’amour. Philippe Deverdieu-Fouchard est pourtant l’un des rares créateurs hexagonaux à tisser ce lien fort dans ce qu’on peut appeler « l’Art Haute Couture ». Son parcours est impressionnant. C’est aussi un homme incroyablement discret et généreux. Artiste plasticien textile et actuellement au service de la Maison Saint Laurent, il a collaboré par le passé avec les plus grandes griffes (Balenciaga, Gianfranco Ferré chez Dior, Jean-Paul Gaultier, Christian Lacroix, Chloé…). Il a aussi habillé les plus grandes stars (Nicole Kidman, Cate Blanchett, Beyoncé, Madonna…). Une rencontre passionnante pour un voyage extraordinaire à travers les époques dans l’univers artistique et pictural de ce récipiendaire du Dé d’or et de la Médaille d’argent de la Ville de Paris.
Comment est née cette évidence art et mode que vous puisez dans la peinture la sculpture ?
C’est enraciné en moi. Comme l’ont fait Yves Saint Laurent et certains grands couturiers, la mode est un axe centré sur la peinture. Quand je crée des pièces, tout part d’un tableau, de l’impulsion de l’artiste ou du créateur : que ce soit par des mouvements, des couleurs, des formes, des découpes. Cela a commencé très tôt, en 1988, avec El Greco, à travers des robes peintes. J’avais collaboré avec un brodeur haute couture pour broder des paillettes plastiques sur de l’organza de soie, en les peignant avec de la peinture de carrosserie de voiture. Un délire d’atmosphère avec des flammes, des nuées, des couchers de soleil. On a ensuite sollicité des créateurs. Ce concept a tellement séduit qu’il s’est retrouvé sur certaines collections Dior, Givenchy, Yves Saint Laurent. De là est née l’idée des créations de robes tirées des œuvres d’El Greco, Laocoon et La Passion selon Saint-Jean. Des projections en 3D sur le patronage. C’était fabuleux !
Vos influences viennent de Picabia, Jean Arp, Pablo Picasso, Georges Braque, Vincent Van Gogh ou encore Cocteau. Qu’est-ce qui vous inspire chez ces artistes ?
Pour Van Gogh, par exemple, ce sont les vibrations, l’étalage de couleur, la façon dont il peint, ses coups de brosse. Cela m’a inspiré une robe brodée avec les influences de Van Gogh et de Cocteau. J’ai mêlé un dessin de visage d’homme de Cocteau et un détail de champ et de coucher de soleil de Van Gogh. Ces deux impulsions ont produit cette robe incroyable, une peinture en 3D. L’inspiration peut venir d’un devant de veste avec un dessin de Jean Arp, des visages de Picabia peints en transparence sur du cuir. Il est important pour moi de traduire mes créations de cette manière. Car pour moi, l’art est partout. Notre regard fait ensuite une assimilation. On est dans un musée, on passe d’une époque à l’autre, d’un artiste à l’autre, et on s’en nourrit. J’ai ainsi tissé des liens avec différents lieux spécifiques et musées à Eu, Caudry, Cambrai…

Cette démarche a-t-elle été déterminante pour vous ouvrir les portes des plus grandes Maisons ?
Ces deux parcours restent parallèles. Avec les créateurs, je suis responsable d’atelier technique pour un travail de suivi autour de la mode. J’ai été admiratif depuis l’enfance de Monsieur Dior, ces grandes robes majestueuses, et la révolution New Look. C’était un rêve pour moi d’approcher ces grandes maisons de couture. Au fil du temps, j’ai pris conscience que ce travail industriel était lourd et compliqué ; tout un processus de création pour une rentabilité liée à l’argent. En voyant cette démarche créative axée sur la mode, la tradition de mode, la normalisation, la mise au point, la réalisation et l’élaboration, m’a ainsi poussé à déposer ma marque, Philippe Deverdieu. Je voulais de la création, de l’art. Il s’agit vraiment d’un travail de sculpture, fait à la main, et qui peut représenter entre 100 et 300 heures de travail. Tout a pris sens grâce à ma rencontre avec Nicole Kidman, en 2006, lorsque j’ai créé sa robe de mariée Balenciaga. Elle ne voulait pas être seulement une ambassadrice mais souhaitait porter des robes uniques et intemporelles, avec des pièces qui ne soient ni copiées ni une répétition d’un modèle de défilé. Ce fut un échange merveilleux entre nous deux. J’ai travaillé sur plusieurs robes Balenciaga pour elle, et sur plusieurs autres créations.
Vous avez effectivement séduit et habillé de nombreuses stars, comme Cate Blanchett, Beyoncé, Madonna, Isabelle Huppert, ou encore Kirsten Dunst pour Marie-Antoinette de Sofia Coppola…
Oui, cela s’ajoute également à mon parcours. Pour Kirsten Dunst, il s’agissait surtout d’un shooting promotionnel pour Vogue US. J’ai travaillé sur une pièce exceptionnelle, peinte et rebrodée, avec des cônes de fleurs, présentée dans les jardins du château de Versailles, sans lien avec l’époque du film. Madonna était habillée en Dior à l’époque et préparait le projet sur Evita Peron qu’elle devait incarner. La collaboration ne s’est pas faite, mais j’ai pu l’habiller plus tard chez Jean-Paul Gaultier.
Kirsten Dunst – Jardin du Château de Versailles – Création robe Philippe Deverdieu-Fouchard -Marie-Antoinette pour Vogue
Mariage de Nicole Kidman et Keith Urban – Robe de mariée Balenciaga conçue par Philippe Deverdieu-Fouchard


Entre broderie et passementerie, les Petites Mains restent primordiales, liées à votre expérience. Vous avez été modéliste, costumier du spectacle, premier d’atelier tailleur et flou [lignes et structure du vêtement + courbes, fluidité et souplesse, ndlr]. Était-il important pour vous de maîtriser et réaliser entièrement vos conceptions ?
Oui, capital. Je travaille en circuit fermé, je connais toutes les étapes de création. Cela me permet de réduire les coûts de fabrication et de tout coordonner en même temps. Comme je gère une collection au service de la Maison Saint Laurent, je maitrise le timing. Mon BTS de Costumier de spectacle m’a permis de connaître l’histoire du théâtre, du ballet… J’ai su très vite passer d’une époque 18e à celle des années 20 par exemple. Je suis en capacité de tout réaliser et de tout transposer.
En 2013, vous avez ainsi présenté une trentaine de modèles « grand soir », inspirés de l’Impressionnisme pour l’exposition « Parfum de mode » à Eu, en Normandie, tout en rendant hommage aux traditions de l’artisanat de luxe. Comment s’est dessiné ce projet entre vos mains ?
J’ai travaillé sur plusieurs axes, en choisissant des tableaux de Berthe Morisot, Edgar Degas, Édouard Manet… Je voulais concevoir des robes contemporaines qui relateraient l’Impressionnisme, avec des détails, de la sculpture, de la peinture, des galons, de la broderie, en rendant hommage à la nature. Les robes sont en deux parties, présentées en biais, en paille, avec par-dessus une surjupe transformée en cape faite en gazar. Ces robes à traîne, très volumineuses, étaient très importantes, avec des lamelles de tissu de soie assemblées sur des fonds d’organza. Ces tissus fleuris assemblés et tissés évoquent l’Impressionnisme. Ce sont des lamelles superposées comme des tuiles, cousues à la main, puis rebrodées de dentelle. Plus précisément, ces lamelles assemblées (qu’on appelle « queues de rat » dans le jargon) ont été piquées et retournées avec des fleurs. Cet assemblage devient des sculptures avec des fonds en crêpe de soie.
Tous ces modèles ont nécessité deux ans de travail. Comme je suis passionné, je ne calcule pas mon temps. Je peux travailler plus de 10 heures par jour, 80 heures sur un morceau. Ma rencontre avec Claire Catoire, responsable du pôle mode et création au Musée des dentelles et broderies de Caudry, a également été très importante, notamment pour l’exposition Bleu à Eu en 2015 pour explorer le patrimoine riche de la région.
Création Philippe Deverdieu-Fouchard -Parfum de Mode – 2013 – Credit Pierre -Luc Koven Art et Regard
Création Philippe Deverdieu-Fouchard – Parfum de Mode – 2013 – Credit Pierre -Luc Koven Art et Regard


Creation Philippe Deverdieu-Fouchard – Bleu 2015 – Credit Pierre-Luc Koven – Art et Regard
Creation Philippe Deverdieu-Fouchard – Bleu 2015 – Credit Pierre-Luc Koven – Art et Regard
Creation Philippe Deverdieu-Fouchard – Bleu 2015 – Credit Pierre-Luc Koven – Art et Regard
Creation Philippe Deverdieu-Fouchard – Bleu 2015 – Credit Pierre-Luc Koven – Art et Regard
Creation Philippe Deverdieu-Fouchard – Bleu 2015 – Credit Pierre-Luc Koven – Art et Regard





En 2018, vous avez conçu des pièces tirées d’époques différentes pour l’exposition « De la toile à l’étoffe » aux musées de Caudry et de Cambrai. Comment avez-vous créé celles issues des peintures d’Antoine-François Saint-Aubert, peintre cambrésien du XVIIIe siècle ?
Il existe peu de tableaux d’Antoine-François Saint-Aubert. On s’est donc inspiré de ceux du musée de Cambrai. J’ai créé dix pièces en travaillant sur la coloration et les palettes de couleurs, sur les personnages et les univers. Il est dit que cet artiste est un élève d’Antoine Watteau, avec tout un univers autour du bestiaire fabuleux. Les modèles évoquent le 18e transposés de manière contemporaine. J’ai ainsi conçu des combinaisons brodées en dentelle, avec dessus une structure de panier, qui peut se retirer, comme une architecture à la Eiffel. Ou un mobile de Calder qui peut se poser sur des robes. Je voulais vraiment parler des tailles (par les manches, le pli Watteau). Le 18e de Saint-Aubert, c’est évoquer les coloris puce [marron, ndlr] dans ses tableaux.
Nous avons ainsi repeint une robe de cour avec des fleurs aux couleurs de ses toiles. Elle a été voilée de dentelle argentée, puis rebrodée de perles de nacre, et enfin posée sur un busc rigide, avec des ganses et des matières contemporaines. Une autre de ses oeuvres montre un diable vêtu d’une cape rouge, ensorcelant deux jeunes filles. Je l’ai reproduit en paillettes brodées, puis rebrodées avec des galons noirs de passementerie. J’ai évoqué le corps piqué, style 18e, avec une découpe dans la robe qui la rend contemporaine. Le haut drapé est en dentelle de rouge et de noir superposée. L’ensemble correspond totalement au bestiaire fantastique de Saint-Aubert.
Création Philippe Deverdieu-Fouchard – Musée de Cambrai – 2018 – Credit Pierre-Luc Koven Art et Regard
Création Philippe Deverdieu-Fouchard – Musée de Cambrai – 2018 – Credit Pierre-Luc Koven Art et Regard
Création Philippe Deverdieu-Fouchard – Musée de Cambrai – 2018 – Credit Pierre-Luc Koven Art et Regard
Création Philippe Deverdieu-Fouchard – Musée de Cambrai – 2018 – Credit Pierre-Luc Koven Art et Regard
Création Philippe Deverdieu-Fouchard – Musée de Cambrai – 2018 – Credit Pierre-Luc Koven Art et Regard





Creation Philippe Deverdieu-Fouchard – Musée de Caudry 2018 – Credit Pierre-Luc Koven – Art et Regard
Creation Philippe Deverdieu-Fouchard – Musée de Caudry 2018 – Credit Pierre-Luc Koven – Art et Regard
Creation Philippe Deverdieu-Fouchard – Musée de Caudry 2018 – Credit Pierre-Luc Koven – Art et Regard
Creation Philippe Deverdieu-Fouchard – Musée de Caudry 2018 – Credit Pierre-Luc Koven – Art et Regard
Creation Philippe Deverdieu-Fouchard – Musée de Caudry 2018 – Credit Pierre-Luc Koven – Art et Regard
Creation Philippe Deverdieu-Fouchard – Musée de Caudry 2018 – Credit Pierre-Luc Koven – Art et Regard
Creation Philippe deverdieu-Fouchard – Musée de Caudry 2018 – Credit Pierre-Luc Koven – Art et Regard
Creation Philippe Deverdieu-Fouchard – Musée de Caudry 2018 – Credit Pierre-Luc Koven – Art et Regard








Comment vous êtes-vous adapté à celles tirées de l’abstraction géométrique de Jean Dewasne, Geneviève Claisse, Carlos Cruz Diez… ?
J’ai créé treize pièces qui ont également nécessité deux ans de travail. Je voulais qu’on environne la femme autour des toiles, comme si le modèle prenait vie et sortait du cadre. J’ai travaillé l’épure dans la forme, tout en répétant le même nombre de lignes des tableaux. Dans Interaction de Geneviève Claisse, il y a un réel travail de vibration. Par un procédé photographique, j’ai agrandi l’oeuvre en la projetant sur la robe. 250 mètres de galon de dentelle ont été dessinés à l’échelle du modèle, puis posés à plat pour pouvoir transposer les vibrations du tableau.
Dans Soleil sur les cabines de Marie-Thérèse Vacossin, il s’agit de lignes droites en violet et rose, avec un fond rouge. La robe a été élaborée sur un fond de velours. Avec la méthode de tailleur, j’ai créé un poncho étendu sur une barre droite pour mettre en évidence la géométrie du tableau. Le fond de robe a été créé à la manière de Monsieur Ferré chez Dior, en dentelle, droit, très épuré. J’ai façonné un univers, un modèle extravagant, avec du taffetas de soie où s’ajoute la peinture de mon épouse, Lysiane Lécuyer, artiste-peintre.
Blanche de Geneviève Claisse est en baguettes de plexiglass. Elles ressortent comme des procédés de baleines en intérieur. Je me suis basé sur cette matière en créant un fourreau blanc, en guipure blanche. J’ai conservé le même nombre de baguettes dans le tableau et respecté le même alignement. Pour la robe inspirée d’une des toiles de Jean Dewasne en tarlatane blanche, j’ai dessiné tous les morceaux qui m’ont servi de patronage, avec les découpes. J’ai donc reconstitué l’œuvre à plat, agrandie à l’échelle que j’ai multipliée par deux ou trois, pour qu’on puisse en faire une robe. Un autre modèle est tiré d’une toile de Mayte Vieta, inspirée de Calder. L’idée est d’avoir des parties mobiles qui tournent autour de la robe. J’ai ainsi conçu des plissés noirs en mousseline, accrochés sur une branche.
Vous avez ensuite fait don de cette collection au musée de Caudry, au même titre que vos modèles « grand soir » à votre ville natale, Sully-sur-Loire. Enrichir le patrimoine et transmettre la connaissance, la tradition et le savoir-faire français doivent-ils rester les fondements des créateurs ?
Oui. Pour les générations à venir, c’est très important. Cela permet de motiver et dynamiser la création, l’art, la mode, le rêve. On a besoin de rêver, de folie. Tout est possible avec les différentes techniques et les façons de transposer les œuvres, en peignant sur la matière, en la drapant, en la torturant même. La donation a été soumise et validée par le musée Beaubourg, avec tout l’intérêt artistique que cela représentait.
Pourquoi l’art est-il si important dans nos vies ?
Car il permet le rêve. Mon intérêt est de le rendre accessible en 3D. Je veux qu’on tourne autour du tableau. J’ai réfléchi à partir de cet axe : comment lui donner un envers ? Comment le servir sur un corps ? La robe devient ainsi un tableau vivant qui évolue autrement. Mon objectif est de tendre de plus en plus vers l’art et mes donations répondent à cette direction. Si cela peut inspirer un enfant par rapport à la couleur, la peinture, la vivacité ou la dynamique, c’est formidable. Et s’il se dit « cette robe m’a inspiré un devenir », c’est merveilleux.
La mode doit-elle être considérée comme un art ?
Oui, quand elle est traitée avec un savoir-faire unique pour des pièces uniques. Non, quand cela devient industriel et répétitif. Le modèle doit vraiment être à l’image du coup de pinceau de l’artiste.
Quelles pièces de chefs-d’œuvre picturaux rêvez-vous de créer ?
J’aimerais travailler sur des œuvres de Soulages, le côté noir, très épuré, et explorer les reliefs. Arriver à transposer ses toiles dans la mode, cela n’a jamais été fait. C’est extrêmement complexe et donc intéressant.
Comment envisagez-vous l’avenir entre art et mode ?
J’aimerais concevoir des décors comme des œuvres qui seraient projetées dans un environnement pictural. Puis raconter l’histoire de ces peintures à travers mes créations, comme les expositions Parfum de Mode, Bleu, De la toile à l’étoffe. J’aimerais également changer le regard sur les défilés, les présentations, l’image, la scénographie. Aujourd’hui, il est important de représenter le savoir-faire français, l’artisanat d’art, et de mettre à l’honneur les artistes contemporains. L’échange est primordial. C’est ce qui m’a manqué dans ma jeunesse et me donne envie d’expliquer mes créations. Ce lien avec les musées permet de découvrir des pièces exceptionnelles, encore trop concentrées à Paris. Il faut toucher le public provincial.
Je veux faciliter ces ponts pour représenter la mode, comme Caudry et Cambrai. Les donations permettent aussi de passer le relais. Je pense à l’avenir. Il est inutile de thésauriser des modèles magnifiques sans en faire profiter un public large. Avec la Maison Chloé, j’avais travaillé avec Olivier Saillard [ancien directeur du Palais Galliera, ndlr] sur des projets pour les festivals d’automne. J’ai pu ainsi approcher le Palais Galliera pour leur proposer certaines de mes créations. Mon intérêt est de toujours tisser des liens avec les institutions culturelles, comme le musée La Piscine de Roubaix, un très bel endroit. J’aimerais faire don de certaines pièces d’art qui pourraient jouxter avec des œuvres de Camille Claudel ou des sculptures. Le rêve et l’émotion sont vraiment deux grands axes qui animent mon travail.