
Par Harry Kampianne
Pat Andrea, peintre narratif ? Oui dans le sens où l’on considère la narration comme le déroulé d’une histoire et lorsque l’œil sublime le narratif en un ballet extravagant truffé de références littéraires et de liens à l’histoire de l’art. Il ne s’en prive pas et assume le pouvoir de l’image. Il lui attribue tous les privilèges : force du trait, dynamisme des volumes, architecture de la fiction et surtout et avant tout son imaginaire, champ de bataille et plage récréative où la prégnance graphique de ses dessins nous permettent de franchir la frontière du réel. On n’effleure pas un tableau de Pat Andrea. On plonge dans le bain d’une mise en scène à la fois maîtrisé et fluide extirpé d’un théâtre où le subconscient règne. C’est cette chère « Nouvelle subjectivité » dont parlait si brillamment le critique Jean Clair. Un tableau de Pat Andrea, c’est le rêve éveillé permanent, le regard guidé par le désir avoué, la sensualité en exergue, les pulsions sexuelles de ces formes informes énigmatiques surmontées de ces visages de jeunes femmes grossis à la loupe de nos fantasmes. Pat Andrea, un dessinateur hors norme ? Oui, un dramaturge du trait avant de laisser place à la couleur.
Si je comprends bien, vous êtes tous artistes-peintres dans la famille ?
Oui. Mon père et ma mère se sont rencontrés aux Beaux-Arts de la Haye. Elle a suivi une carrière d’illustratrice et lui est devenu un peintre plutôt connu en Hollande. C’est vrai que le nom Andrea peut paraître bizarre à porter pour un hollandais. Je l’explique d’un point de vue historique. Beaucoup d’imprimeurs italiens sont venus s’installer aux Pays-Bas à la fin du XVIIIe siècle. Ce qui n’était qu’un prénom s’est vite transformé en nom avec l’instauration du Code civil sous Napoléon. Ma femme et mes enfants sont également peintres. Ce qui s’avère amusant car l’exposition que je prépare à la Fondation Antonio Perez à Cuenca (167 km de Madrid) réunit toute la famille. Cuenca est une ville réputée pour avoir héberger de nombreux artistes antifranquistes pendant les années 1960.
Comment réagis-tu avec tes enfants qui prennent la même direction que toi ?
Je comprends que je peux les aider mais je peux aussi les gêner.
Être là sans être là ?
Oui. Il faut trouver le juste équilibre. Je me suis retrouvé devant le même dilemme lors de ma récente exposition à la galerie Laurent Strouk avec mes deux invités Simon (Pasienka)et Nazanin (Pouyandeh) qui sont deux de mes anciens élèves à l’école des Beaux-arts à Paris. Je devais être là sans être là.
C’était aussi un peu ton rôle en tant que professeur à l’école des Beaux-arts ?
Bien sûr. J’avais mes propres idées d’enseignant mais je devais composer avec la personnalité de mes élèves. Certains faisaient de la vidéo, de la Bande dessinée, d’autres de la peinture abstraite ou figurative. C’était un amalgame formidable. L’art, c’est la liberté d’entreprendre de multiples champs d’expression. La naissance de la photographie a permis à la peinture de se libérer des académismes. Néanmoins, cette liberté a renforcé l’individualisme de l’artiste. Avant, il y avait l’apprentissage chez un maître pour apprendre le mélange des pigments, les volumes, un style de rendu de l’image. L’artiste aujourd’hui pense qu’il faut être unique. Mais être unique, ça ne s’enseigne pas. Mon atelier était un foisonnement d’individualités dont chacun cherchait à se démarquer. De plus avec les nouvelles technologies et dernièrement l’intelligence artificielle qui n’a pas fini de nous étonner en bon ou en mauvais, ça l’avenir nous le dira, l’art n’en finit plus de s’émanciper.
Mais en ce qui concerne la peinture, on la dit à l’agonie, en voie d’extinction depuis plus d’un siècle et on constate qu’elle n’en finit pas de se renouveler.
Bien sûr. La photographie, c’est la capture de l’instantané. Les impressionnistes l’ont bien compris et les différents courants qui ont suivi aussi.
J’ai remarqué que malgré l’importance de la peinture dans ton travail, le dessin est omniprésent.
Je suis quelqu’un qui pense plutôt en ligne qu’en volume. Pour moi, c’est une gymnastique du cerveau. La ligne définit le volume. Les couleurs viennent après.
Ton attrait pour la bande dessinée est également très présent. Je pense à la « ligne claire » d’Hergé ou Ted Benoît.
Oui j’aime beaucoup ce principe de contours systématiques et des aplats de couleurs. Je m’en suis inspiré tout en conservant mon imaginaire. C’est une autre discipline. Le personnage que tu suis dans l’histoire doit toujours être le même sinon c’est illisible.
Comment en es-tu venu à travailler sur les deux œuvres cultes de Lewis Caroll que sont Alice au pays des merveilles et l’Autre côté du miroir ?
C’est né d’une commande de l’éditrice Diane de Selliers au début des années 2000. Ce n’était pas la première fois qu’elle demandait à un artiste contemporain d’illustrer un chef d’œuvre de la littérature. Elle l’avait déjà expérimenté avec le Don Quichotte de Cervantès illustré par Garouste et l’Iliade et l’Odyssée d’Homère par Mimmo Paladino. C’est elle qui est venue me chercher en me disant – tes peintures sont faites pour les textes de Lewis Caroll – Il faut dire que ces deux contes ne sont pas vraiment à mettre entre les mains de tous les enfants. Dans le monde d’Alice, peuplé de monstres, c’est l’inconscient qui parle. Moi-même, j’ai découvert ces livres tardivement vers 18 ans. Autant dire que c’était un rêve pour moi que Diane me propose de les illustrer.
Dans un premier temps, j’ai pris peur en me disant que je m’attaquais à des chefs d’œuvres de la littérature qui avaient été des milliers de fois illustrées. Pendant cinq ans, j’ai mis cette commande en veilleuse. Je dois avouer qu’elle a été patiente. Au bout d’un moment, j’étais acculé, il fallait que je trouve une solution. Je suis parti travailler deux mois à Buenos Aires où j’ai un atelier et quand je suis revenu en France, en voyant ce travail, je me suis aperçu que j’étais tombé dans le piège de l’illustration. Je me suis dit, je dois oublier que c’est pour un livre.
J’ai réalisé quelques grands formats qui ne suivaient pas toujours la ligne narrative puis je les ai présentés à mon éditrice qui m’a donné carte blanche pour continuer dans cette direction. Ça m’a pris trois ans pour en venir à bout tout en peignant pour moi-même. Le problème, c’est que tous mes tableaux étaient influencés par les histoires de Lewis Caroll. Je me suis donc focalisé sur la commande en essayant de trouver des astuces pour ne pas retomber dans l’illustration.
Quels genres d’astuces ?
Je ne souhaitais pas reproduire la même Alice dans chacun des 48 tableaux (24 pour chaque conte), même si parfois il pouvait y avoir des ressemblances. Nous avons aussi procédé en intégrant des inserts d’agrandissements de détails pour ne pas tomber dans un esprit de bande dessinée. Chaque tableau fonctionne comme une œuvre à part entière.
Pat Andrea, An orange table arangement, 2017-18, 160 x 180, Huile et caséine sur toile, credit : Romain Darnaud
Pat Andrea, Zumbido de insectos, 2008, 150 x 180 cm, Technique mixte sur papier, credit : Romain Darnaud
Pat Andrea, Hoog gezelschap, 2020, 150 x 200, Huile et caséine sur toile, credit : Romain Darnaud



Ton Alice est non seulement fortement érotisée mais on retrouve cet érotisme latent dans beaucoup de tes personnages. As-tu eu des remarques négatives à ce sujet ?
C’est vrai, je me suis souvent posé la question mais jusqu’à présent la police des mœurs n’est pas encore venu sonnée à ma porte (rires). J’ai toujours souhaité montrer l’érotisme sous-jacent qu’il peut y avoir dans le quotidien ou les événements de la vie qu’ils soient catastrophiques ou non. Il n’y a rien de sulfureux ou de provocateur là-dedans. Je recherche avant tout la beauté, bien qu’il soit quasiment impossible de définir ce qu’est la beauté. Avec l’accord de l’éditrice, j’ai pu glisser quelques références à Henry Darger (ndlr : Peintre et écrivain. Son œuvre retrace l’histoire des « Vivian Girls », ces petites filles représentées pourvues de sexes masculins, dans un éternel combat entre les forces du mal et du bien dans le pays d’Abbiennia.) ou à Andy Warhol. J’ai inséré parfois mon autoportrait ainsi que celui de Lewis Caroll en chevalier blanc. J’ai pris beaucoup de liberté avec ces deux livres.
La bande dessinée semble avoir eu une part importante dans ta peinture et tes dessins.
J’ai toujours bataillé, quand j’ai commencé ma carrière d’artiste en tant qu’illustrateur, pour que la bande dessinée sorte de la notation art mineur. Je pense sincèrement que la bande dessinée a influencé une grande partie de l’humanité. Elle est devenue très présente en France, et c’est plutôt positif.
Au-delà d’être un peintre figuratif, comment définirais-tu ton travail ?
Je suis un peintre figuratif irréaliste. Jean Clair parlait de « Nouvelle subjectivité », un trait d’humour contre la « Nouvelle Objectivité » allemande qui elle était très sérieuse.
Pat Andrea, What they are longing for, 2021, 160 x160, Huile et caséine sur toile, credit : Romain Darnaud
Pat Andrea, Coup de Vent, 2020, 150 x 180 cm, Technique mixte sur papier, credit : Romain Darnaud


On retrouve beaucoup d’animaux dans certains de tes tableaux. Je pense au chien qui est souvent présent. Est-ce qu’il y une raison à ça ?
J’ai pris le chien comme messager entre l’homme et la femme. C’est le transmetteur d’émotions. Il y encore des animaux dans mes derniers tableaux mais c’est moins récurrent. Avec ma récente exposition chez Laurent Strouk, je me suis complètement déconnecté d’Alice. Là, je suis en train de travailler sur un tableau représentant Eva Perone et Lilith, considéré comme la première femme d’Adam avant Eve. Ça sera une Lilith tatouée, indépendante et très combative.
C’est la période post Alice ?
Oui. On peut le dire comme ça.
