Par Fanny Revault
Olivier Schefer est écrivain, philosophe et essayiste. Il est l’un des spécialistes français de l’œuvre poétique et philosophique de Novalis et du romantisme allemand. Il interroge dans ses livres les survivances de la période romantique dans l’art moderne et contemporain ; des traces du sacré aux imaginaires de la nuit.
Dans son dernier livre, Sur Robert Smithson. Variations dialectiques (éditons de La Lettre volée), il propose de lire à nouveaux frais l’œuvre de l’artiste américain, en scrutant chez lui l’écho de questions romantiques (œuvre fragmentaire, minéralogie, esthétique du voyage). Il s’attache aussi à une partie peu connue de ce travail, les premiers dessins et collages sur la préhistoire et la science-fiction. Ce livre entend combler une lacune dans notre connaissance de l’œuvre d’un des plus éminents représentants du Land Art qui dialogue aussi bien avec la pop culture, le modernisme que les sciences humaines des années 1960. Cet ouvrage soulève par ailleurs la question très actuelle de la création en temps de crise écologique et du rapport de l’art à la nature.
Vous êtes spécialiste du premier romantisme allemand. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à Robert Smithson, figure majeure du Land Art ?
Mon champ de travail est effectivement le premier romantisme allemand des années 1800. J’ai traduit de nombreux textes de Novalis, notamment ses écrits théoriques. Aujourd’hui, je publie aux éditions La Lettre Volée, un essai sur l’œuvre de Robert Smithson, un des artistes américains co-fondateurs du Land Art dans les années 60. L’écart peut donc sembler grand entre ces deux périodes et ces espaces géographiques distincts.
Mais le romantisme sur lequel j’ai travaillé n’est pas éthéré ou nostalgique, il est aux prises avec le réel, avec le monde que l’on crée. Novalis en particulier, poète, philosophe et ingénieur, avait fait l’école des mines, il avait beaucoup réfléchi à cette question de notre rapport poétique et mystique à la terre. Il accorde beaucoup d’importance aux minéraux, à la cristallographie. La géologie est extrêmement importante à ce moment, chez Novalis, mais aussi pour le romancier E. T. A. Hoffmann ou le peinture Carl Gustav Carus. C’est ce romantisme qui m’a particulièrement intéressé.
L’autre aspect important du premier romantisme allemand, c’est le rapport entre la poésie et la philosophie, entre l’art et la théorie sur l’art. Puis la question importante du fragment demande à être examinée. Plusieurs auteurs romantiques ont délibérément écrit des fragments, des artistes ont produit des œuvres fragmentaires, parfois inachevées. Tous ont reconnu dans le fragment un dispositif artistique et philosophique tout à fait inédit.
Nous retrouvons ces dimensions du premier romantisme dans l’œuvre de Robert Smithson. C’est un artiste qui s’intéresse profondément et radicalement à la terre et aux minéraux, depuis sa plus petite enfance. Il est fasciné par les musées d’histoire naturelle, où son père l’emmène quand il est jeune à New York. Il est sculpteur mais aussi écrivain et théoricien.
J’ai toujours été fasciné par les sculptures qu’il appelle des Non site, composés de pierres, de roches de calcaire, de morceaux de basalte qu’il récupère sur des sites et dispose dans des boîtes en bois de formes différentes, accompagnées de photographies du site et de cartes. Il y a toujours chez lui, une tension entre la partie, les fragments et le tout. J’ai retrouvé si vous voulez des éléments du premier romantisme chez Smithson.
Robert Smithson – Non-site – Essen Soil and Mirrors
Robert Smithson – Non-site – Franklin New Jersey


Comment retracez-vous le parcours multiforme de cet artiste, dont l’œuvre reste, par certains aspects, méconnu ?
C’est un artiste qui meurt de façon assez tragique d’un accident d’hélicoptère en 1973 ; il est très jeune et n’a pas encore 40 ans. Cela en fait presque une figure mythique, une sorte de James Dean de l’art contemporain.
En France, on commence à connaître son œuvre dans les années 80, comme sculpteur mais ce que l’on connait beaucoup moins, hormis quelques spécialistes, c’est que le parcours de Smithson est extrêmement varié. Il traverse une multitude de champs artistiques…
Durant sa jeunesse, il commence par dessiner (il est draftsman, illustrateur), par peindre, par faire des couvertures de magazines. Il croise la Beat génération et il est aussi très au fait du modernisme, des derniers grands peintres comme Jackson Pollock, Mark Rothko. Progressivement, à partir de 1963, il va s’orienter vers une production plus minimaliste ; ses sculptures sont souvent faites de miroirs, elles comportent des éléments en acier, elles sont simplifiées. Et comme de nombreux artistes du Land Art, il s’est déplacé sur la côte ouest où il multiplie les interventions sur des sites géographiques souvent inaccessibles, notamment dans le nouveau Mexique. Il développe également un travail de cinéaste, il réalise quelques films, puis il écrit des récits de voyages, des textes critiques qui sont en même temps des sortes de fictions critiques.
On pourrait presque dire que c’est un artiste multimédia avant l’heure. C’est peut-être même l’un des premiers. À son époque, on trouve les travaux de Robert Rauschenberg qui propose les fameuses Combine Paintings, peintures faites d’éléments ready-made, d’objets collés ou disposés sur la toile. Mais chez Smithson, on note aussi une intervention de l’écriture, de l’art vidéo, du déplacement sur le site, de la cartographie. Son œuvre est très prismatique, comme un cristal qui rayonne dans de multiples directions.
Robert Smithson – dessin
Robert Smithson – Four sided mirror – Vortex over view large
Robert Rauschenberg – Bed – 1955





Le Land Art : qu’est-ce qui vous semble important dans ce courant artistique et quelles sont ses enjeux majeurs selon vous ?
Smithson appartient effectivement au Land Art et d’une certaine façon il a contribué à le co-fonder. N’oublions pas que Smithson était le curateur de la première exposition collective du Land Art. Il lui donne, avec l’accord de Virgin Dwan, le titre de Earthwork (terrassement en français) qui est le titre d’un roman de science-fiction que Smithson lisait à l’époque. Il a regardé le monde terrestre par le biais de la science-fiction.
Le Land Art est important à plusieurs titres et aujourd’hui il est difficile de penser l’art sans croiser à un moment donné la question du Land Art. Tout d’abord parce que le Land Art est une tentative esthétique et politique pour s’affranchir de l’omniprésence du marché de l’art, déjà très forte aux États-Unis dans les années 60 et dont le Pop Art est un point de cristallisation, et ensuite en France le Nouveau Réalisme aussi.
Dans cette aspiration à sortir du culte de l’argent, de l’objet, de la marchandise et de partir à la découverte pour essayer de faire de l’art là où il n’y en a pas, je vois un peu l’héritage de la figure du Wanderer romantique. Le personnage de Friedrich qui regarde au loin et va peut-être se perdre dans l’horizon ; on ne sait pas où il va aller.
Et bien les artistes du Land Art veulent quitter le connu, quitter ce monde du marché oppressant pour essayer d’explorer des terres nouvelles sur la côte ouest, vers le désert. Un des représentants du Land Art, Dennis Oppenheim dira : « Sortir de l’atelier, c’est sortir de l’idéologie de l’atelier. » Il y a cette volonté d’élargir la question occidentale du paysage au territoire.
Caspar David Friedrich – Le Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818. Huile sur toile, 74,8 × 94,8 cm, Hambourg Kunsthalle.
Exposition Earthworks, Virginia Dwan Gallery, 1968



Depuis Joachim Patinir, on pense le paysage comme une image, une représentation. Les artistes du Land Art nous proposent de sortir de la simple imagerie du paysage pour se mettre en quête d’un territoire réel. Ils souhaitent agrandir, ouvrir, élargir le champ de la représentation à une expérimentation physique du lieu, de la nature inquiétante et sublime. Ce qui a donné des œuvres parfois fascinantes, à la frontière de la question du sublime, au sens d’Edmund Burke, ce « délice pris à l’effroi », comme The Lightning Field de Walter De Maria ou encore Sun Tunnels de Nancy Holt.
Cette exploration de territoires nouveaux pose aussi la question de notre rapport à la nature, à l’écologie. Le Land Art est très attentif aux signes du déclin du capitalisme, à l’aspect excessif de la productivité. Ces artistes considèrent les ruines, l’entropie et tous ces phénomènes. Ce n’est pas simplement la belle nature idéale, c’est la nature transformée par l’homme qui est déjà en question.
Walter De Maria – The Lightning Field – 1977
Nancy Holt – Sun Tunnels – 1977
Nancy Holt – Sun Tunnels – 1977



Comment situez-vous Robert Smithson dans l’art américain des années 1960 entre le courant minimaliste et des interventions in situ ?
La relation de Smithson au minimalisme est intéressante, on pourrait l’examiner parce qu’il est au fond assez proche de Donald Judd, de Robert Morris et de leurs sculptures en aluminium, en acier et matériaux industriels. La façon qu’il a de regarder le travail de Donald Judd est peut-être un peu étrange. Par exemple, il dit que sa Pink box, sa « boîte rose » est un cristal géant venu d’une autre planète. Judd a moyennement apprécié le compliment. Smithson porte un regard un peu fantastique sur ces objets minimalistes.
Certaines de ses œuvres sont composées de miroirs qui réfléchissent l’espace environnant, l’espace de la galerie devant lequel il pose des pierres par exemple. Cela n’est pas si éloigné de certaines œuvres de Robert Morris, telle Mirrored Cubes ; boîtes composées elles-mêmes de miroirs, des cubes réfléchissant complètement le monde extérieur. Avec son Mirror Vortex, Smithson offre une sculpture qui évoque aussi des cubes minimalistes creusés de l’intérieur, démultipliant le regard.
Donald Judd – Sans titre – 1978
Robert Smithson – Four sided mirror vortex over view large
Robert Morris, untitled (Mirror Cube), 1965-71



Smithson a déplacé ces questions vers le territoire, il est sorti de la galerie, même s’il ne l’a jamais vraiment quitté. Une de ses œuvres emblématiques, c’est la fameuse Spiral Jetty qu’il réalise en 1970, sur le Grand Lac Salé. Cette œuvre est une sorte de voyage dans l’espace et un dans le temps, le retour vers un point d’origine.
C’est une œuvre n’a visiblement plus grand chose à voir avec les matériaux industriels minimalistes, elle nous ancre vraiment dans le terrain. Au fond, qu’est-ce que la Spiral Jetty ? Ça n’est pas juste la spirale elle-même, c’est aussi le film réalisé sur sa pièce, le texte qu’il écrit et dont il lit des passages en voix off, et d’une certaine façon, c’est le déplacement de l’artiste. On le voit dans une sorte d’action performative parcourir son œuvre. Il y a un moment d’ellipse assez magnifique où l’on a l’impression qu’il descend de l’hélicoptère et arrive sur terre comme un cosmonaute qui découvrirait une nouvelle planète.
Cette œuvre soulève des questions liées à la nature, à l’environnement, à l’éphémère et à la pérennité parce que cette spirale est principalement constituée de roches de basaltes et de cristaux de sel. Elle est donc à la fois pérenne et éphémère puisqu’elle se détruit progressivement.
Robert Smithson – Spiral Jetty – 1970
Robert Smithson – dessins Spirals


Votre essai souligne d’une façon sensible, pertinente et très documenté la diversité de ce parcours. Selon vous quels en sont les axes principaux ?
Il y a deux grandes questions chez Smithson. Ce qu’il appelle l’entropie : le problème du désordre et de la dégénérescence progressive de toutes les forces qui est sa manière de penser le devenir du capitalisme de manière artistique. De ce point de vue-là, il s’oppose à la « logique glorieuse du progrès dans l’art ».
Puis la question de la dialectique. Smithson est assez philosophe, il met en place une dialectique du site et du non site, comme il le dit. Son œuvre n’est pas seulement constituée de sculptures, de dessins ou de tableaux, c’est un aussi un aller et retour permanent entre un site naturel et la galerie. Il quitte la galerie mais en réalité il y revient et ce qui est souvent exposé dans la galerie, ce sont des photographies ou des objets prélevés sur un site naturel. Il pense son œuvre comme une sorte de voyage, de pérégrination entre la galerie et le site, entre ce qu’il se passe sur la côte ouest et la côte est.
Quelle est l’importance de Robert Smitshon pour les artistes contemporains ?
Je pense que Smithson est aujourd’hui particulièrement important, et de fait, je vois des étudiants dans des écoles d’arts, à l’université, en thèse d’esthétique ou d’arts plastiques s’intéresser à Smithson. Mais aussi un certain nombre d’artistes contemporains qui considèrent cette figure emblématique de notre époque.
Pourquoi ? Peut-être pour la raison que j’ai évoquée précédemment, à savoir que c’est un artiste qui recourt à un grand nombre de médiums. Je pense que cet aspect « multimédia », « mixed- media » parle à notre temps.
Par ailleurs, il regarde la nature non pas de manière idéalisée, mais par le biais de ce qu’il appelle l’entropie dont j’ai parlé précédemment. Il reprend à son compte une réflexion que l’on trouve chez Claude Lévi-Strauss, le grand anthropologue français, à la fin de Tristes Tropiques, cet ouvrage magnifique sur le Brésil.
Lévi-Strauss suggère qu’il faudrait arriver à développer une entropologie, non pas une anthropologie, une science de l’homme, mais une science de l’entropie, c’est-à-dire de tous ces dégâts, toutes ces ruines causées par notre civilisation.
Et d’une certaine façon, le projet smithsonien est vraiment celui-là ; il concerne à ce titre notre époque. Y a-t-il une beauté du déchet, du désastre ? Qu’est-ce qu’on fait avec le monde que nous sommes en train de produire ? Que peut l’art à cet endroit ? C’est la grande question que soulèvent nombre d’artistes, interroger le devenir de l’environnement et notre impact sur la nature.
L’œuvre de Smithson a probablement influencé certains artistes d’aujourd’hui. Il me semble que l’œuvre d’Anish Kapoor est traversée par plusieurs champs de références, la peinture de Barnett Newman, le sublime de Burke… La question entropique smithsonienne est très prégnante chez Kapoor. Il produit souvent des œuvres qui sont des destructions, des déchets d’œuvres, des sortes de chaos spectaculaires qui ont leur beauté paradoxale.
L’œuvre de Smithson trouve aussi des échos chez des artistes vidéos, par exemple Bertrand Dezoteux qui propose des films d’animation singuliers proche d’univers fantastiques, de science-fiction, où l’on croise des Christs cosmonaute. On rencontre ce type d’hybridation chez le premier Smithson.
C’est donc une œuvre d’une très grande richesse, composée de périodes assez différentes. Et je crois que chacun peut y trouver un matériau de pensée et de création tout à fait fécond et assez fascinant.
Robert Smithson, Bellini Dead Christ Supported by Angels, 1963
Anish Kappor – Shooting into the Corner – (2008-2009)
Anish Kappor – Dirty Corner



Quels nouveaux éclairages apportez-vous sur cette œuvre ?
J’ai écrit ce livre en m’appuyant sur des recherches effectuées dans les Archives de l’artiste à Washington en 2014. J’y ai découvert un ensemble de documents, dessins, projets, cartes-postales inédits. Mais aussi sa bibliothèque où l’on trouve des écrits mystiques, des magazines populaires de Science-Fiction, des romans contemporains de Beckett ou d’Alain Robbe-Grillet. C’est là qu’on mesure l’éclectisme de cet artiste, ouvert à toutes les formes, attentif aux développements de la psychanalyse et de la philosophie, des sciences physiques et au cinéma de série B.
Au fond, ce livre veut déjà combler notre lacune dans la connaissance de ce premier Smithson, celui qui entrecroise de façon singulière la préhistoire et le monde contemporain, les références religieuse et pornographiques, celui qui pratique des collages post-dadaïstes plein d’humour et de bizarrerie.
Mais ce livre entend surtout, non pas imposer une thèse sur l’artiste ou ranger son travail dans une catégorie historique figée, mais comprendre de l’intérieur sa logique multiforme et scalaire : aussi j’ai proposé, comme le souligne le sous-titre, des variations sur la notion cruciale, chez lui, de dialectique. Pour comprendre comment cette œuvre procède en permanence à des combinaisons, des montages, des collages, des déplacements, des décentrements. Elle refuse le concept d’œuvre absolue et autoréférentielle du modernisme pour entrer de plein pied dans le champ contemporain des réseaux, des formes réticulaires, des jeux d’échelles.
Enfin, mon livre est indissociable de mes propres récits et romans, en ce sens qu’il accorde une place importante à l’écriture et à la fiction. La fiction est pour moi une manière de comprendre les potentialités artistiques de cette œuvre, riche en récits et qui en sollicite plein. Smithson met la fiction là où d’autres pensent l’art à partir du mythe et de la religion. D’où son attachement à la science-fiction, aux récits de l’écrivain Borges, à des récits de voyage. Certains des chapitres de mon livre sont des fictions personnelles, j’ai par exemple imaginé un chapitre qui n’existe pas d’un livre de Lewis Carroll, À travers le miroir, autre auteur lu par Smithson. Je raconte aussi ma propre expérience de voyage dans le New Jersey sur les traces de l’artiste.
En somme il s’agit d’un livre hybride, entre essai théorique et fiction littéraire.

Sur Robert Smithson
Variations dialectiques
Olivier Schefer
La Lettre Volee
25 euros