Portrait de Olivia Descampe
Portrait de Olivia Descampe

Olivia Descampe

Plasticiens

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A. F. : Quelle est la première idée qui te vient à l’esprit en regardant les œuvres d’Olivia Descampe ? En d’autres mots, quelle est ta première impression face à ses œuvres ?

Giovanni Lista : Pour moi, il y a d’abord une approche historique de son travail ou du moins de sa pratique créatrice du point de vue technique. La pratique informelle du collage-décollage a été inventée dès la fin des années quarante du XXe siècle par Jacques Villeglé, en France, et par Mimmo Rotella, en Italie, bien que d’autres artistes s’y soient exercés, comme Raymond Hains ou François Dufrêne.

Il faut se rappeler que la France et l’Italie avaient accepté le Plan Marshall par lequel les États-Unis ont introduit en Europe leurs principes à la fois de capitalisme libéral et de société de consommation. D’ailleurs, les dates concordent parfaitement. Le Plan Marshall entre en vigueur en avril 1948 et c’est l’année suivante que commencent les travaux de collage-décollage des affiches urbaines. Il s’agissait d’un travail de déconstruction iconographique du langage séduisant et coloré des affiches publicitaires qui commençaient à triompher dans les rues du second après-guerre en Europe. Les affiches invitaient à participer au consumérisme naissant, donc leur lacération correspondait à un geste de refus connotant déjà une certaine sociologie politique.

Plus tard, Jacques Villeglé et Mimmo Rotella feront partie du groupe du Nouveau Réalisme fondé par le critique d’art Pierre Restany au nom d’un art se réappropriant de façon directe les éléments du réel. Et c’est seulement en 1957 que l’on pourra lire les analyses sémiologiques des affiches, célébrant la société de consommation, publiées dans l’essai Mythologies de Roland Barthes.

A. F. : Tu relies donc son travail aux tendances artistiques de l’après-guerre, en excluant ainsi les avant-gardes historiques de la première moitié du XXe siècle qui ont pourtant abondamment utilisé le collage, je pense en particulier au dadaïsme allemand…

Giovanni Lista : Je crois que tu penses à la distinction utilisée par Maurizio Calvesi en Italie et reprise par Peter Bürger en Allemagne, lesquels ont séparé les avant-gardes historiques de la première moitié du XXe siècle, comme le futurisme ou l’expressionnisme, qui avaient un projet révolutionnaire global, y compris politique, en les distinguant des néo-avant-gardes de la seconde moitié du siècle, comme le Lettrisme ou le Nouveau Réalisme, qui ont préconisé une révolution formelle sans jamais investir le domaine politique. Oui, c’est vrai qu’il faut faire cette distinction entre avant-gardes historiques et néo-avant-gardes car il s’agit de deux époques bien différentes.

Le dadaïsme allemand a largement utilisé le collage, mais il s’agissait de photomontages qui se voulaient « matérialistes » en mettant en évidence le travail de reconstitution d’une fausse unité organique de l’image, une organicité dont l’artificialité dénonçait en même temps la vérité cachée derrière l’image photographique. Les photomontages des dadaïstes allemands, comme Heartfield ou Hausmann, étaient de véritables moyens de lutte politique. Le cas de Max Ernst, qui recourait exclusivement aux vieilles estampes, est d’une autre nature. Or, si l’on remonte aux œuvres d’il y a quelques années, certains collages-décollages d’Olivia Descampe rappellent plutôt les procédés mis en œuvre par les artistes du Bauhaus, ensuite repris par les futuristes italiens. Je pense par exemple à Tiny Dancers (2017) et à d’autres œuvres du même genre, où elle crée des rythmes visuels en recourant à un ruban adhésif qu’elle colle en bandes verticales sur l’image avant de l’arracher. Dans ce cas, l’interaction entre la texture matérielle obtenue et l’image sous-jacente profanée suit un rythme contrôlé qui est d’ordre constructif et pas du tout du registre d’une spontanéité abstraite ou de l’Art informel. L’image est effacée, dégradée, vieillie, outragée, mais le résultat correspond à une cadence mesurée, à une régularité qui se répète en créant un rythme visuel, une forme construite. Elle a affirmé que le collage est un médium reliant le passé au présent alors que le décollage relierait le présent au passé. Dans l’œuvre que je viens de citer, l’image des danseurs en plein air n’est pourtant pas questionnée en tant que telle, c’est le travail formel de l’artiste qui l’emporte. Et il s’agit d’un travail qui relève d’une discipline rythmique.

«Tiny Dancers » Handmade decollage with tape on paper. 23x24cm 2017

Certains artistes du Bauhaus, en Allemagne, je pense par exemple à Xanti Schawinsky, ont utilisé cette décomposition lamellaire de l’image photographique. Le procédé a été ensuite repris par des futuristes italiens, comme Marcello Nizzoli, et il est arrivé jusqu’au portrait optique cinétisé de Georges Pompidou réalisé en 1976 par Victor Vasarely. Mais le premier exemple de cette décomposition lamellaire, optique et cinétique à la fois, remonte à la fin du XVIe siècle, entre maniérisme et baroque. Il s’agit d’un portrait de Rudolph II conservé au Cloître Saint-Georges, à Prague. On peut toujours trouver ses antécédents historiques, mais je pensais en particulier à ses dernières œuvres, à ce qu’elle fait actuellement. 

A.F. : Il me semble toutefois que le travail d’Olivia Descampe est bien différent de celui des artistes du Nouveau Réalisme qui partaient d’un principe d’appropriation du réel…

Giovanni Lista : Tout-à-fait, tu as raison, je dirais surtout que l’on n’y retrouve pas une certaine luxuriance des couleurs et des fragments d’images… Chez Villeglé, Hains et Rotella, bien qu’arrachée, fragmentée, outragée, l’image ne cessait de témoigner d’une massification naissante faisant de la sociologie urbaine le nouveau monde d’une consommation effrénée, prête à générer un autre style de vie. Le tout nouveau phénomène de la consommation de masse, qui signifiait alors volonté d’oubli et désir de vivre après les désastres de la guerre, se traduisait dans une approche ludique et insouciante des rituels sociaux et des nouveaux modèles de comportement de la vie collective. Proliférant sur les murs et les palissades des villes, les affiches publicitaires étaient une invitation à vivre pleinement la vie en s’identifiant aux protagonistes mondains des univers du luxe, du cinéma et de la mode. Détournée et hachée par le collage-décollage, l’image se désindividualisait, perdant la spécificité de sa fonction narrative, mais gardait intact son pouvoir de fascination…

Le travail d’Olivia Descampe est parfois très proche des œuvres désormais classiques des lacérateurs d’affiches les plus connus, je pense par exemple à ses œuvres intitulées Nothing is real (2018), malgré sa dominante bleue, ou Sweet Dream (2019). Mais dans l’ensemble son travail procède d’un esprit assez différent, c’est vrai. Dans d’autres œuvres, surtout celles de petites dimensions qu’elle a réalisées entre 2018 et 2019, elle se situe dans les suites de l’art abstrait informel, avec des effets de texturologie à la Dubuffet ou de tourbillonnement non centré à la Pollock. Dans une œuvre comme Breaking up (2018) elle semble exalter le geste de dégradation comme une fin en soi, sans aucune implication de sociologie politique. Mais il est intéressant de constater qu’au départ elle avait collé des cartes colorées afin de réaliser une sorte de composition géométrique abstraite sur laquelle elle a ensuite exercé son geste destructeur : rayures, fragments déchirés ou arrachés, etc.

En général, elle aime surtout les effets de matière dégradée. En se proclamant « une artiste de la matière et de l’intuition », elle semble évoquer les idées de Bergson. Ainsi, par exemple, dans le décollage Almost fantasy (2019) elle a inséré un fragment de la photographie floue d’une personne au milieu de fragments figuratifs qui renvoient à des vêtements évoquant ceux d’un enfant. De cette façon, elle cherche toujours à induire une connotation psychologique de l’image soustraite ou outragée. Deux exemples fort significatifs de cette soustraction de l’image sont les œuvres Not the same person et Who we are (2019) dans lesquelles les visages de deux portraits photographiques ont été littéralement effacés par une accumulation de signes non référentiels. Or, le visage humain a été toujours, à travers les siècles de l’art occidental, le référent le plus immédiat d’une pensée humaniste qui a fait de l’art le moyen de célébrer le Sujet, d’exalter l’être humain en tant que tel. Elle n’efface pas l’image dans sa totalité, mais uniquement le visage, qui est de fait l’unique possibilité d’accéder à l’intériorité de l’autre, comme l’écrivait Emmanuel Levinas. Le geste d’effacement ou de dégradation comporte donc la dimension d’un refus radical. Mais je crois qu’il s’agit chez elle d’une pulsion de fureur politiquement non canalisée. Il s’agit plutôt du résultat d’une exaspération et donc d’un refus contestataire plutôt que révolutionnaire.

Dans d’autres œuvres le fragment arraché est savamment maîtrisé afin de supprimer uniquement les yeux de la personne photographiée. Léonard avait précisément écrit que les yeux sont la fenêtre de l’âme. Et c’est sur cette idée que l’art occidental a pu construire sa longue tradition du portrait et de l’autoportrait.

A.F. : Tu crois donc qu’elle est surtout une artiste impulsive…Faut-il en conclure qu’elle ne suit pas une orientation déterminée dans ses collages-décollages ? Autrement dit, quelle est la poétique implicite de son travail, je veux dire quelle est sa conception de l’acte de création ou sa façon de questionner l’art et son but ?

Giovanni Lista : Oui, elle est d’abord une artiste impulsive, exactement comme l’ont été Hartung, Mathieu et les peintres de l’abstraction gestuelle et de l’Art informel. L’immédiateté pulsionnelle du geste sert à exclure l’esprit rationnel, à refuser le contrôle de la raison. Autrement dit, il faut supprimer le pouvoir paralysant de la raison sur laquelle la formation académique s’appuie depuis toujours. Elle fait donc partie de cette famille de peintres-là et de cette tradition de la modernité qui date des années soixante.

J’ai évoqué les lacérations désormais classiques de Jacques Villeglé et de Mimmo Rotella. Mais c’est exactement du contraire dont il s’agit dans le travail d’Olivia Descampe. Elle joue en effet sur l’effet palimpseste comme métaphore d’un travail analytique, voire même psychanalytique. Le résultat final de son collage-décollage est une texture magmatique abstraite que l’on peut considérer à l’égal d’un test de Rorschach auquel le regardeur doit se confronter afin de mieux saisir les aspects les plus enfouis de sa propre identité. Au milieu des lacérations multiples, des fragments minimaux de photographies en couleurs font apparaître des images partielles qui renvoient à des moments de vacances, à des scènes urbaines, voire à des instants de la vie quotidienne. Ces fragments visuels constituent autant de tremplins pour un travail de mémoire personnelle, comme s’il s’agissait des membra disjecta d’un sujet identitaire, d’une personne en voie de recomposition, autrement dit ce sont des matériaux iconographiques ouvrant sur un travail d’anamnèse.

Ce sont en effet des images universelles, lesquelles témoignent d’une antériorité des signifiants car elles sont communes à la vie de chacun. Les modèles comportementaux de notre vie préexistent à chaque vie individuelle exactement comme les mots préexistent à chaque exercice de la pensée. Dans ses collages-décollages la photographie n’est pas sollicitée en tant que telle, comme langage à part entière ou comme esthétique, puisque cela reviendrait à nier sa force évocatrice comme simple capture du temps qui n’est plus, comme image absolue d’un réel vécu. S’offrant dans sa nudité ontologique, chaque fragment photographique émerge soudain, comme un flash, affleurant au milieu d’une texture sédimentée de matière qui apparaît décomposée, déstructurée, triturée par un long travail manuel visant à exclure toute orientation formelle, voire toute signification. Indéchiffrable et muette, l’image fait pourtant signe. Le visuel devient signifiant, comme dans une séance analytique, puisque le caractère iconographique de l’image remplace l’empreinte acoustique des mots. Autrement dit, le travail d’Olivia Descampe réussit pleinement sa transposition de l’univers sémiotique des mots, qui règle les pratiques de la psychanalyse, à l’univers visuel de l’art plastique.

A. F. : Pour toi, son travail se situerait ainsi entre Bergson et Freud, entre psychologie et psychanalyse, ou encore entre l’expérience vécue et le refoulé inconscient…

Giovanni Lista : Oui, exactement, Bergson pour ce qui relève du fonctionnement de la pensée à partir du substrat du vécu. Et Freud pour ce qui appartient à l’inconscient, mais Olivia Descampe n’ignore pas non plus la « psychologie des profondeurs » dont parlait Jung, c’est-à-dire l’inconscient collectif. Elle semble même le mettre en scène dans sa dimension sociale ou sociologique, en tant que passages obligés d’un modèle de comportement qui caractérise toute la tribu, selon Jung, c’est-à-dire notre civilisation occidentale.

Pour ces œuvres les plus récentes, elle a même introduit le mot de « retroavangarda », ce qui traduit sa volonté d’utiliser les procédés avant-gardistes du collage-décollage pour solliciter non pas la liberté créatrice du futur, comme l’auraient dit Filippo Tommaso Marinetti ou Mircea Eliade, mais au contraire la force évocatrice de la mémoire, l’image comme témoignage d’un passé qui ne reviendra plus jamais. Telle est la signification, à mon avis, de ces fragments photographiques qui apparaissent dans les interstices de ses textures de matière.

En cela elle renouvelle le travail des affichistes des années soixante du XXe siècle, puisque loin de faire un travail de sociologie plus ou moins politique, elle fait un travail sur l’identité et sur la mémoire qui constituent chaque être humain.

Le travail d’Olivia Descampe réussit pleinement sa transposition de l’univers sémiotique des mots, qui règle les pratiques de la psychanalyse, à l’univers visuel de l’art plastique.

Giovanni Lista