Portrait de Miren Arzalluz
Portrait de Miren Arzalluz

Miren Arzalluz

Curateurs

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Après deux années de travaux de rénovation et d’extension doublées de plus d’un an de pandémie, le Palais Galliera, musée de la Mode de la ville de Paris, a enfin rouvert ses portes le 19 mai 2021. Ce bel écrin, inspiré de l’architecture de la Renaissance italienne, a franchi une nouvelle étape historique, présentant pour la première fois ses galeries de collections permanentes, dédiées à l’histoire de la mode, du XVIIIe siècle à nos jours, et à celle de cette institution. En leur sein s’érige en majesté la première rétrospective d’envergure jamais consacrée à Gabrielle Chanel et à son travail révolutionnaire. 350 pièces, issues de Galliera, des musées internationaux et du patrimoine de la Maison de la rue Cambon, en mécène exclusif, sont ainsi exposées sur 1 500 m² de superficie inédite. À la tête de cette réorganisation majeure et impressionnante : Miren Arzalluz. Historienne de l’art et de la mode, ancienne conservatrice de la Fondation Cristóbal Balenciaga, la Basque espagnole de 43 ans a pris ses fonctions de directrice en 2018 pour un mandat de cinq ans. Elle entend asseoir la légitimité scientifique et artistique de ce haut-lieu de culture dans des expositions de mode plus ambitieuses pour un meilleur partage des savoirs et une véritable conquête des publics. Rencontre.

Votre nomination fut une première, notamment en tant qu’étrangère et au niveau de votre parcours. Comment avez-vous appréhendé cette fonction après avoir occupé le poste de conservatrice de la Fondation Cristóbal Balenciaga durant huit ans ?

Ce fut un immense honneur d’avoir la responsabilité de poursuivre ces grands projets lancés et commencés par l’historien de la mode Olivier Saillard, comme l’exposition Chanel et la collection permanente. Mon parcours m’a permis de pouvoir tenir la distance. J’avais déjà relevé le défi de créer un musée consacré à Balenciaga dans sa ville natale. Deux ans après son ouverture, j’ai voulu explorer d’autres horizons et travailler comme freelance en tant que chercheuse et commissaire d’exposition pour d’autres institutions. J’ai ainsi pu collaborer avec le Palais Galliera pour deux événements : « Fashion Mix », situé hors les murs dans le musée de l’histoire de l’immigration, et « Les années 50 », qui a fait l’objet d’une itinérance au musée des beaux-arts de Bilbao, ma ville natale.

J’ai ensuite dirigé l’Institut culturel basque, qui promeut la culture et la langue basque à l’international. C’est à ce moment que j’ai rencontré Olivier Saillard. Il s’apprêtait à quitter ses fonctions au Palais Galliera. J’ai donc déposé ma candidature en passant un processus classique, avec plusieurs entretiens, et surtout beaucoup d’angoisses et de tension. À cette époque, je ne maîtrisais pas du tout la langue française. Je me suis longtemps dit que cette opportunité serait impossible à réaliser : je ne suis pas conservatrice de patrimoine et je suis étrangère. Heureusement, beaucoup m’ont persuadée du contraire et la fonction même au sein du Palais était suffisamment motivante pour dépasser ces préjugés et ne pas passer à côté.

Votre cursus est en effet très intéressant, partagé entre vos études de politique internationale à la London School of Economies et de l’histoire de l’art et la mode au Courtauld Institute de Londres. Comptez-vous mettre tout à profit et élargir le champ via le prisme politique, économique et socioculturel ?

Oui, c’est lié intrinsèquement à mon parcours. J’ai étudié la politique internationale, mais je me sens avant tout historienne. C’est ma passion. En découvrant la mode comme discipline, ce fut l’évidence. J’ai très vite eu envie d’approfondir cette question sur l’art, la mode et la politique. J’ai été étonnée de toute sa complexité et à quel point elle était le reflet de toutes les périodes. On peut parler de tout à travers la mode, en tant qu’expression artistique, lutte politique, outil de construction d’identité, vêtement… La notion de « collection » est le résultat d’une histoire, dont on ne trouve pas toujours toutes les pièces, et le Palais Galliera est le pionnier dès 1977.

Aujourd’hui, il devient même le premier musée de mode hexagonal à inaugurer une galerie de collections permanentes avec un espace dédié à l’histoire de la mode, du XVIIIe siècle à nos jours. Que recouvre sa mise en place pour enfin permettre à ce lieu, qui compte plus de 200 000 pièces (vêtements, accessoires, photos, croquis…), d’être ouvert toute l’année ?

Ce parcours permanent de nos collections va pouvoir présenter une histoire de la mode sous différents angles et proposer plusieurs lectures possibles, en opérant des rotations pour des questions de conservation. Il va également nous permettre d’être plus libre au regard des expositions temporaires liées à des thématiques plus pointues. Nous pourrons imaginer des sujets qui soulèvent d’autres questions qui ne sont pas forcément en lien avec la création artistique.

Quelle est la différence entre une collection permanente de mode et celle issue de l’art ?

La volonté de Galliera était d’abord de répondre à une demande très forte des visiteurs, en quête perpétuelle de pièces spécifiques et d’histoire de la mode au-delà des expositions temporaires. Cette collection permanente est un challenge à tous les niveaux : conservation, financier, artistique, scientifique. Les pièces textiles ne doivent pas être montrées plus de six mois en fonction de l’accumulation de lumière et de poussière. Elles requièrent une température aux alentours de 20 °C, avec un taux d’hygrométrie d’environ 50 % dans les espaces d’exposition. Il est donc impératif d’installer des rotations et de contrôler les temps d’exposition.

Elles doivent ensuite être décrochées et protégées dans des réserves, à plat, sans lumière, pendant une période assez longue. Si les conditions de température restent les mêmes que celles qu’on applique aux collections temporaires, elles ont une limitation dans le temps. C’est ce qui diffère d’une collection d’art, qui peut être présentée plusieurs années, même sous contrôle. Avec la collaboration d’Olivier Saillard, en tant que directeur artistique, de Paris Musées, tout a pu se concrétiser à merveille. C’est une avancée historique et un réel défi scientifique de pouvoir interpréter différentes perspectives à cette histoire de la mode entre thématiques et rétrospectives.

Le palais a connu plusieurs vagues de travaux entre 2009 et 2013. Mais il marque ici une première étape au-delà de la rénovation : celle de s’agrandir, passant de 700 m² à 1 500 m² de superficie d’exposition, avec de nouveaux espaces, comme les « Salles Gabrielle Chanel »…

Oui, c’est magnifique. C’est la première fois qu’on utilisait ces espaces transformés en galeries. À l’origine, ce n’était que des sous-sols. Le Palais pouvait enfin présenter une exposition aussi ambitieuse que celle de Gabrielle Chanel en termes de superficie et de nombre d’œuvres.

Vous inaugurez en effet la première rétrospective d’envergure jamais consacrée à cette couturière hors normes, avec la Maison de la rue Cambon en mécène exclusif. Pour quelle raison l’icône de l’élégance et du style, symbole du luxe à la française à travers le monde, n’en a pas bénéficié plus tôt ?

(rire) Tout le monde nous a posé cette question et nous n’avons toujours pas la réponse. Mais avec Véronique Belloir, responsable de collection, nous avons une théorie. Gabrielle Chanel est tellement présente dans la mémoire collective, la couture, la mode. Elle a fait l’objet de nombreux films, de documentaires, d’articles et de plus d’une centaine de biographies. Je pense que sa présence est telle que tout le monde a cru qu’une rétrospective avait déjà été organisée. Car d’une manière unanime, elle reste la créatrice la plus influente du XXe siècle. Je connaissais très bien le travail et la vie de Chanel à travers toutes mes recherches sur Balenciaga. Ils ont eu une relation très proche, ils sont devenus amis dès le début de leur carrière dans les années 1910. Mais je l’ai véritablement redécouverte grâce à cette rétrospective après trois ans de recherches intensives.

Quelle est justement la particularité de « Gabrielle Chanel. Manifeste de mode » ? Car vous dépassez le cadre du mythe pour vous concentrer sur son travail et sa couture.

Avec Veronique Belloir, nous avons tenté d’être aussi radicales qu’elle. Nous voulions une exposition sur Gabrielle, la femme, la couturière. Pas sur Coco, la légende, le mythe. Ni sur l’histoire de la Maison. Nous avons ajouté au titre « Manifeste de Mode » pour accentuer la radicalité de sa vision de la mode. Elle s’oppose à tous ceux qui l’entourent et à tout ce qui se passe autour d’elle. Elle marque une rupture, ne transige pas. Et elle le fait à deux reprises dans sa vie : à l’aube de sa carrière dans les années 1910 et après son retour en 1954. Sa radicalité devient un véritable manifeste. Nous voulions exprimer cette idée motrice. Ce fut une décision importante et pas facile car tout le monde connaît les grandes lignes de sa vie, mais très peu évoquent sa création, l’évolution de son travail, son apport fondamental à l’histoire de la mode. Notre rôle en tant que musée est d’apporter ces informations pour mieux appréhender son œuvre en tant que créatrice et couturière via les objets, les vêtements, les matières. Surtout, de comprendre pourquoi elle reste toujours aujourd’hui si influente et intemporelle.

Beaucoup d’expositions consacrées à Chanel ont été superficielles, centrées essentiellement sur ses robes noires, son fameux tailleur, ses perles. Mais comment et pourquoi toutes ces pièces sont-elles devenues des icônes ? La rétrospective couvre toute sa vie : depuis ses débuts en tant que modiste en 1910 (la plus ancienne pièce est une marinière en jersey de soie ivoire de 1916) jusqu’à sa dernière collection présentée après sa mort en 1971. Nous avons ainsi montré la place de la couleur (le bleu presque électrique, le rouge intense), le rôle des poches sur les vestes et les robes, les imprimés floraux que personne n’a jamais associés à elle. Mais aussi tous les codes qu’elle instaure à partir de 1954. Porter du Chanel, c’est la liberté de mouvement, pas seulement un simple confort. Gabrielle place la femme au centre de sa création. Elle fait partie d’une génération extraordinaire de personnalités féminines, comme Madeleine Vionnet et Augusta Bernard, qui ont radicalement transformé l’industrie. Elle construit cette révolution dès l’entrée du XXe siècle.

À son retour en 1954, elle ne reconnaît plus ce monde, aux antipodes de ce qu’elle a vécu. C’est l’époque de Dior, du New Look, des corsets. Après tous les avancements, voir ces corps corsetés et ces femmes-fleurs, qui exaltent les canons de la féminité, elle vit cela comme un drame. Mais elle comprend aussi que sa voix est plus que jamais pertinente pour interpréter autrement le style, face à cette génération d’hommes, protagonistes de la mode au milieu des années 50. Nous avons voulu montrer cette opposition tranchante face à Dior ou à Balmain. L’exposition est chronologique pour mieux saisir cette radicalité et à quel point elle a su identifier ses principes qui n’ont jamais cessé de guider son travail. La liberté de mouvement, la légèreté et la simplicité sont indissociables de l’élégance et du chic. Chanel est restée cohérente, fidèle à ses principes jusqu’au bout, et n’a jamais cédé à cette folie du renouvellement des modes.

Depuis 2018, vous avez surtout dirigé un musée essentiellement fermé, entre rénovation et pandémie. Mais derrière, rien ne s’est arrêté. Comment avez-vous géré toute cette réorganisation ?

En effet, la coordination, la recherche de mécénat, les collaborations institutionnelles… rien ne s’est jamais arrêté. Tous ces challenges en termes d’ampleur, de composition, de programmation ont été intenses pendant ces trois ans. La pandémie a surgi au moment où le Palais était prêt à ouvrir ; nous étions en pleine installation. Ce fut un véritable couperet. Nous avons pu malgré tout rouvrir en octobre 2020, pendant seulement 28 jours. Une période bien trop courte pour l’exposition Chanel mais qui a été couronnée de succès. Les réactions du public et de la presse ont été excellentes. Le plus grand problème à gérer fut surtout la réouverture à partir du 19 mai.

Les dates originelles de l’événement couraient du 1er octobre 2020 au 14 mars 2021. On pensait que ce serait impossible de la prolonger compte tenu de certaines pièces fragiles et des prêts en provenance des quatre coins du monde. Nous avions commencé le montage en janvier 2020, le temps d’exposition des robes était dépassé. Heureusement, nous avons eu une conjugaison de facteurs extraordinaires : la solidarité des musées à l’international, de la Maison Chanel et de nos équipes de la régie des œuvres pour la prévention et la conservation. Il a fallu décrocher certaines pièces car les laisser à la verticale sur des mannequins les fragilise. Elles ont été remplacées par d’autres pour permettre cette réouverture. Ce travail considérable de mannequinage a permis de la prolonger jusqu’au 18 juillet.

Les scénographies, dont le mannequinage justement, contribuent fortement au succès. Comment réussir une rétrospective d’envergure sur un couturier ou une personnalité iconique sans tomber dans une mise en scène sommaire qui va dénigrer la vision du créateur ?

C’est en fonction de l’angle que l’on veut raconter. Si on aborde Chanel, la scénographie doit être épurée, en reflet de son univers (ses paravents, ses miroirs) et de sa vision de la mode (minimaliste, parfois même austère). Il est important de cerner le regard du créateur et ne pas construire une scénographie uniquement sur du beau et du spectaculaire. Le point de vue des marques diffère ainsi de celui des musées. Leurs collections présentées dans les showrooms sont légitimes, mais les institutions ont un objectif de recherche et d’apport scientifique. La rétrospective, des prémisses à son aboutissement, fait avancer nos connaissances sur les sujets, les couturiers, leur vision, l’histoire de la mode. Ce qui est prioritaire et primordial, c’est d’avoir au centre un commissaire d’exposition car les intérêts commerciaux sont secondaires.

Galliera a présenté des expositions monographiques (Martin Margiela, Madame Grès, Jeanne Lanvin, Balenciaga…) et thématiques (« Dos à la mode », « Paris, Haute Couture », « Les Années 50 »…). Comment distinguer justement une exposition scientifique d’une exposition commerciale dont la frontière est de plus en plus ténue pour le public ?

Je pense que le public discerne cette différence, mais il est vrai que tout est plus nuancé et complexe. D’un côté, les musées font face à plus de pression pour attirer les visiteurs et les mécènes. De l’autre, les Maisons sont devenues plus rigoureuses et professionnelles, avec une stratégie propre à leur patrimoine. Leurs restaurateurs ont aussi un parcours semblable au nôtre mais dédié à une grande marque, gardant cette priorité commerciale par rapport aux directeurs artistiques et à aux collections de défilés. Les musées bénéficient également du soutien des Maisons, comme c’est le cas pour l’événement Chanel. En revanche, nos objectifs se dégagent de l’aspect commercial pour plus de pertinence scientifique. C’est un gage de qualité et la garantie des recherches. Nous restons fidèles à nos missions. Pour le public, les musées ont cette caution historique que n’auront pas les showrooms.

En 1983, l’exposition Yves Saint Laurent au MET de NY a ouvert cette nouvelle ère entre fascination et scandale. On cite aussi Armani, premier couturier à avoir fait l’objet d’une expo au Guggenheim, Alexander McQueen au MET de NY, Jean-Paul Gaultier au Grand Palais ou encore Christian Dior au MAD salué unanimement. Comment expliquez-vous cet engouement du public, des institutions et des créateurs ?

C’est bien que vous présentiez les faits de cette manière, car très souvent les journalistes parlent du boom des expositions de mode comme d’un phénomène récent alors que pas du tout. Au-delà de l’engouement, je pense qu’il s’agit aussi d’un processus qui a mis du temps à se mettre en place. C’est une histoire courte mais qui démarre malgré tout dans les années 70. La toute première exposition sur la mode est celle de Balenciaga au MET de New York en 1973, organisée par Diana Vreeland, alors éditrice chez Harper’s Bazaar et qui deviendra plus tard rédactrice en chef de Vogue US. Cette personnalité influente a eu un rôle important sur les expositions dans les musées, même si on peut lui reprocher ce manque de rigueur historique qui ne l’intéressait guère ; elle voulait faire vivre les vêtements. Elle a ainsi contribué à renouveler l’histoire, la présentation et l’interprétation de la mode dans les institutions.

Vous avez ensuite parfaitement identifié les moments marquants. Il existe également des présentations de « costumes » dans d’autres musées, à savoir des vêtements historiques des XVIIIe et XIXe siècles. Mais tout a démarré par des conflits et des polémiques autour de la mode contemporaine. Armani fut un scandale car le Guggenheim avait organisé une exposition mode d’un créateur vivant dans le temple même de l’art contemporain. Et depuis la polémique Yves Saint Laurent, le MET n’a jamais réitéré ce type d’exposition. Il a fallu attendre celle de Comme des Garçons en 2017. Pourtant, beaucoup de créateurs veulent exprimer leur fibre artistique, à l’image d’Alexander McQueen avant sa mort, de Yohji Yamamoto ou de Martin Margiela.

La mode, qui n’a jamais été considérée comme un art, a-t-elle encore besoin de justifier sa place dans les musées ?

Leur relation est indéniable mais ce qui m’exaspère, c’est effectivement cette obsession d’imposer la mode dans l’art comme si c’était la seule manière de justifier sa présence au sein des musées. La mode et l’art ont toujours eu deux poids deux mesures alors qu’en réalité le processus reste le même. Une robe Balenciaga des années 60 est absolument incroyable en termes de volume, d’abstraction, d’architecture, de sculpture. Certaines créations vont au-delà de la praticité, de l’aspect commercial, de toutes ces considérations. Ce sont des œuvres d’art à part entière. Ce qui me navre, c’est ce besoin de justification perpétuelle. Même si l’on considère que la mode ne relève pas de l’art, cela ne signifie pas qu’elle est moins importante ou qu’elle ne mérite pas d’être présentée dans une institution culturelle. Ce débat sans fin émane surtout du milieu scientifique au sein des universités, des critiques d’art, des conservateurs. Le public a été le premier à comprendre et à voir que les expositions de mode sont intéressantes. C’est grâce à cet engouement que les regards ont changé.

L’industrie de la haute couture et de la mode (Fashion Weeks comprises) a souvent vécu des changements de paradigme. Selon vous, qu’a-t-elle révélé de la crise sanitaire du covid-19 ?

On a d’abord pensé que tout changerait radicalement après la crise dans la manière de penser et de concevoir la mode, car l’exigence du consommateur est de plus en plus pressante sur les marques vis-à-vis de l’environnement, de l’écologie et du développement durable. Au sortir du premier confinement, les États-Unis ont été frappés par le Black Lives Matter, comme le reste du monde. L’exigence sur la diversité et sa représentation a eu aussi un impact considérable sur l’industrie de la mode. Rien n’est finalement nouveau, mais la crise sanitaire a renforcé les tendances et a pressé les enseignes à s’engager concrètement sur des questions de fond et de renouvellement esthétique, éthique, social et politique. Maintenant, reste à savoir si elle aura également un impact sur les styles.

Une vitrine digitale est-elle sur la table des réflexions ?

La pandémie a accéléré ces réflexions déjà en cours sur la numérisation des collections de Galliera pour permettre un accès global au public afin de promouvoir les recherches et les connaissances. Nous envisageons de développer notre stratégie digitale, d’expérimenter et de faire visiter nos expositions de manière alternative. Les défilés de mode virtuels ont été une planche de salut pour les collections pendant les confinements, mais les Maisons ont aussi compris que l’expérience physique ne sera jamais remplacée. Elles vont devenir complémentaires.

La mode, l’art et la politique vous ont façonnée. Quelles figures tutélaires vous ont le plus influencée ?

Balenciaga. Je pense que je ferais des recherches sur lui jusqu’à la fin de ma vie (rire). Je suis Basque, je connais très bien sa ville natale. Je n’avais pas vraiment conscience de son importance dans l’histoire de la mode. En 2003, il existait encore peu de publications sur ce créateur. Il s’agissait surtout du mythe autour de lui : l’homme mystère, le silence de sa maison aux allures d’église, sa rigueur, son côté asocial, sérieux, pas drôle. J’en avais une image romanesque. Je me suis convaincue que je pouvais interpréter sa personnalité autrement via ma propre culture basque. Je comprenais ce qui échappait aux autres.

Cet homme arrive à Paris en 1937 pour présenter sa première collection et lancer sa maison de couture. Il a déjà 42 ans. Pour l’époque, c’est âgé. Et pourtant, le succès est immédiat. On ne peut pas expliquer ce phénomène uniquement par son seul talent, il y a un parcours à retracer. Je me suis lancée dans des recherches pour reconstruire sa biographie avant son arrivée à Paris : ses vingt ans de travail comme couturier à San Sebastian ; comment il a inauguré ses différentes succursales ; le contexte de la côte basque à cette période, cosmopolite et internationale, avec toutes les maisons de couture qui présentaient leurs collections. J’ai publié un livre et rédigé beaucoup beaucoup beaucoup d’articles et de catalogues. (rire)

Quelles sont les pièces que vous considérez comme des œuvres d’art ?

Un ensemble rose de Balenciaga, composé d’un tablier-robe à décolleté rond, avec une traîne arrondie derrière, et d’une robe à jupe droite courte, avec une ceinture incrustée. Il a des petites manches et s’ouvre au milieu du dos grâce à 3 boutons-pression et une agrafe. À mes yeux, c’est une véritable sculpture de la forme.

Ensemble Balenciaga, Haute Couture, automne-hiver 1967-1968, © Eric Emo / Galliera / Roger-Viollet

Quelle période dans l’Histoire de la mode vous fascine le plus et pourquoi ?

Les années 1910-20-30, entre la première et la deuxième guerre. D’un point de vue mode, c’est une période fascinante. Il y a tout : la politique des transformations sociales, des grands bouleversements dans l’histoire des femmes, le rôle des créatrices et comment elles ont exercé une influence sur la mode et accompagné tous ces changements sociaux et psychologiques. C’est aussi une période qui me fascine au-delà de la mode et de l’art.

Comment voyez-vous à terme la place et l’évolution de la mode au sein des institutions culturelles et muséales ?

Je pense que tout est déjà consolidé : la mode en tant qu’expression artistique, politique, sociale et identitaire. Le public a montré son intérêt pour l’histoire, la conception, les créateurs, et son envie d’apprendre et de se nourrir. Il est impératif maintenant d’approfondir, d’étudier et de partager la mode autrement. Les musées ne doivent pas se perdre dans le spectacle, même si cet apparat fait partie de l’industrie. De nombreuses expositions ont joué cette carte au détriment de la recherche scientifique. La scénographie doit accompagner l’événement mais ne pas être plus importante. Cette ambition est restée notre objectif pour Gabrielle Chanel : raconter l’histoire de la conception de cette couturière emblématique. Le catalogue est à l’image de l’exposition : un beau livre référent de 300 pages, qui apporte encore d’autres informations.

Quels sont les prochains rendez-vous du Palais Galliera ?

L’exposition « Vogue 1920-2020 ». Elle devait avoir lieu l’année dernière afin de célébrer les cent ans de l’édition française, mais a été reportée à cause du covid. L’événement retracera l’histoire de ce magazine qui a contribué à promouvoir Paris comme capitale internationale de la mode, à valoriser la mode française, à soutenir les créateurs, à collaborer avec la scène culturelle et artistique parisienne. Elle évoquera également les éditeurs et les femmes qui l’ont bâti.

Depuis le 19 mai, on présente le parcours permanent dans les nouvelles galeries à l’étage inférieur, avec un double objectif : retracer l’histoire de la mode et raconter pour la première fois celle de Galliera. Elle n’avait jamais été expliquée. Le public peut désormais connaître les origines des collections, les grandes donations, les expositions marquantes, les apports des directeurs qui ont fait Galliera et les grandes garde-robes. Mais aussi la société sur l’histoire du costume, fondée au début du XXe siècle par un groupe d’artistes et de costumiers, sous l’impulsion du peintre Maurice Leloir. Cette collection a été donnée à la Ville de Paris avec pour ambition de créer un musée consacré à la mode. Elle a d’abord été placée au musée Carnavalet qui a commencé à enchaîner les expositions de mode des années 50-60-70, avant de s’installer au Palais Galliera en 1977. L’histoire est fascinante.

Et puis la rétrospective Paolo Roversi, programmée en 2022. Ce photographe de mode italien emblématique, basé à Paris depuis les années 70, fait partie de la même génération que Peter Lindbergh ou Sarah Moon. Il a travaillé avec des grands créateurs, comme Dior et Comme des Garçons. Son œuvre est très belle et très intime.


Exposition Gabrielle Chanel : Manifeste de Mode
Du 19 mai au 18 juillet 2021

Palais Galliera – Musée de la Mode de la ville de Paris
10 Avenue Pierre 1er de Serbie, 75016 Paris
Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h – Nocturnes jeudis et vendredis jusqu’à 21h

Catalogue d’exposition « Gabrielle Chanel, Manifeste de Mode »
Éditions Paris Musées
2020-2021, 304 pages, 44,90 €


Photo à la une : Miren Arzalluz ©François Goizé

Le public a montré son intérêt pour l’histoire, la conception, les créateurs, et son envie d’apprendre et de se nourrir. Il est impératif maintenant d’approfondir, d’étudier et de partager la mode autrement.

Miren Arzalluz