
Par Harry Kampianne
Considéré comme l’un des derniers représentants phares de l’arte povera, Michangelo Pistoletto, 90 ans au compteur, prouve que la longévité est une source d’inspiration permanente dans sa vision profondément humaniste de notre environnement. Invité par le collectionneur Philippe Astruy, tenant les rênes depuis 2001 de la Commanderie de Peyrassol (ancienne halte de l’Ordre des Templiers), à exposer l’une de ses toutes dernières séries Messanudo (mise à nu), l’artiste présente des portraits de corps nus de femmes et d’hommes de différentes couleurs de peau et de différents âges sérigraphiés sur de grands miroirs posés à même le sol. Une manière de souligner que tout être humain en costume d’Adam et Eve, débarrassé des clichés, des artifices, des frontières, est prêt à porter de l’attention à l’autre, cet inconnu qui ne demande qu’à aimer, rire ou chanter…Une exposition dont le commissariat est assuré par Lorenzo Fiaschi, co-fondateur de Galleria Continua.
Déroulons un peu le fil de votre carrière. Vous avez été apprenti dans l’atelier de restauration de votre père…
Oui. Vers l’âge de quatorze ans. Je l’aidais dans la restauration de tableaux anciens. Ce n’est qu’à 20 ans, alors que je suivais des cours de graphisme publicitaire, que j’ai appris comment utiliser l’art moderne pour engager un discours entre le passé, le présent et l’innovation. Tout ça, c’était bien avant l’Arte povera que j’ai découvert en 1967. Avant j’étais à la recherche de mon identité jusqu’à mes premiers tableaux miroirs datant de 1962. J’ai remplacé la toile par une surface miroitante afin que le spectateur entre directement dans l’œuvre par le biais du reflet. Pour moi, cela représentait le présent, cet instant qui passe.
Êtes-vous passé par plusieurs étapes avant de vous attaquer au tableau-miroir ?
Oui. J’ai commencé avec mon autoportrait en utilisant la peinture de toutes les manières possibles d’abord sur de la toile puis sur des monochromes noirs brillants et plus tard sur des matières réfléchissantes comme l’acier poli pour découvrir mon image, mon identité et savoir qui j’étais et pourquoi j’étais là dans ce monde.
Michangelo Pistoletto – crédit photo Oak Taylor Smith
Michangelo Pistoletto – crédit photo Oak Taylor Smith


Le tableau-miroir permettrait selon vous de répondre à toutes vos questions ?
En réalité, l’image figée sur la surface miroitante représente la mémoire. Si je ne fixe pas l’image, donc le reflet que me projette le miroir, elle ne devient qu’un instant projeté par le présent. Les tableaux-miroirs sont la résultante de la quatrième dimension. C’est la dimension du temps qui m’intéresse dans ce cas-là.
Pourtant le temps ne se maîtrise pas…
Oui. Mais avec le tableau-miroir, je crée un nouvel espace. Un espace-temps si vous préférez que je fixe avec l’image.
L’arte povera répondait-il à toutes vos attentes esthétiques ?
Avant de connaître l’arte povera, j’avais été introduit dans le pop art mais je trouvais ce mouvement trop lié au consumérisme. Pour moi, il était vital de trouver une radicalité qui correspondait au tableau-miroir, et l’arte povera me convenait très bien.
Avez-vous une définition personnelle de l’arte povera ?
Oui. Je dirais que l’arte povera n’est pas minimal. Il est radical. Il est à la racine de la nature et de l’existence. Il se nourrit de toutes les substances de la vie. Il va à l’essentiel. Beaucoup d’artistes de ma génération, non seulement en Italie mais aussi dans le monde, ont commencé à penser dans cette direction. C’est le critique d’art Germano Celant qui est à l’origine de cette appellation, en réaction contre l’expressionnisme abstrait et le pop art qui dominaient à l’époque. L’art « pauvre » est tout le contraire de la sophistication de moyens liés à l’ultra-consommation.
Pourquoi avez-vous décidé de vous retirer du circuit artistique en 1974 pour devenir moniteur de ski ?
J’avais besoin de prendre de la distance avec ce qui se passait en Italie. Nous étions passés de l’enthousiasme des années 1960 à la terreur politique des Brigades rouges. Le rêve se transformait en cauchemar. L’air pur de la montagne et le ski permettaient de me ressourcer. C’était très important pour moi de garder le contact avec la nature, d’être en mouvement avec les éléments. Je ne peux pas dire que je me suis totalement retirer du circuit artistique à ce moment-là. Je n’avais plus d’atelier mais je présentais directement mes interventions sur des lieux choisis ou en galeries. Sachez que je fais toujours du ski malgré mon grand âge. C’est très important pour moi d’être en contact avec la montagne, de pouvoir reposer l’esprit et de me maintenir dans une forme physique et spirituelle.
Les sérigraphies que vous fixez sur vos tableaux-miroirs peuvent-elles être qualifiées de photoréalisme ?
Non pas vraiment. Ça n’entre pas dans le concept de mon travail. Pour fixer des images sur un support miroitant, je me devais d’avoir des images objectives comme celles qui sont dans le reflet. Je ne pouvais pas peindre moi-même ce reflet. J’ai été obligé de revenir à la photo pour obtenir un maximum d’objectivité dans mes tableaux-miroirs.
Un résultat que vous avez cherché à obtenir notamment dans votre exposition Messa a nudo (Mise à nu) à la Commanderie de Peyrassol ?
Oui. C’est une sorte de remise à nu de l’humanité avec différentes personnes de différentes couleurs, de différentes cultures. Le nu a traversé l’histoire de l’art. Je voulais repartir d’Adam et Eve, de l’humain sans uniforme, de l’origine de l’être humain. Cette exposition fait aussi référence à l’uniforme mental, à ce masque qui nous habille dans la vie de tous les jours.
Messa a nudo – I (2020) – Courtesy Michelangelo Pistoletto – GALLERIA CONTINUA Photo by Ela Bialkowska OKNO
Messa a nudo – L(2020) – Courtesy Michelangelo Pistoletto – GALLERIA CONTINUA Photo by Ela Bialkowska OKNO
Messa a nudo – M(2020) – Courtesy Michelangelo Pistoletto – GALLERIA CONTINUA Photo by Ela Bialkowska OKNO
Messa a nudo – A(2020) – Courtesy Michelangelo Pistoletto – GALLERIA CONTINUA Photo by Ela Bialkowska OKNO




Cet uniforme vestimentaire et mental dont vous parlez, n’est-il pas le fruit d’une éducation familiale et scolaire à laquelle on ne peut échapper ? Beaucoup d’élèves dans d’autres pays doivent porter en classe la blouse ou un uniforme, ne serait-ce que pour gommer les différences de classes sociales et mettre les élèves au même niveau.
Quand j’étais enfant à l’école, je devais porter l’uniforme de Mussolini. Je vivais dans une époque fasciste. Ça n’a rien à voir avec la blouse ou l’uniforme typique à une école ou une université. C’était la soumission à une idéologie. À travers ma sculpture La Vénus de chiffons, j’ai souhaité représenter tous ces uniformes actuels en tas prêts à partir à la poubelle aux pieds de la Vénus dont la nudité est éternelle. L’être humain est aujourd’hui soumis à un système ultra consumériste. Il nous faut trouver un équilibre entre le monde artificiel dans lequel nous vivons et la nature, l’art étant l’élément conducteur entre ces deux pôles. Ça devient indispensable. Notre technologie, aujourd’hui hyper-sophistiquée, ne pourra survivre sans la nature.

Néanmoins dans cette mise à nu des corps que vous mettez en scène, il y a une forme de beauté canonique universelle. Pour faire simple, il n’y a pas de gros, de maigre, de laid. Y a t-il une raison à cela ?
J’ai pensé que l’âge de la maturité ou de jeune adulte symbolisait l’énergie, l’espoir. Je ne souhaitais pas donner un sens négatif ou critique de la société. Je n’aime pas le côté mise en crise. Je suis plutôt du côté de la proposition, dans le sens où je voulais une mise à nu d’une humanité charismatique avec le même âge, la même force, capable de transformer la société.
Un moment dans votre exposition, vous parlez « d’aller au-delà du mur ». Pouvez-vous nous expliquer ce que vous voulez dire ?
La toile est un mur qu’il faut briser pour voir au-delà de ce qu’il y a comme nouvelle perspective. Mon tableau-miroir fait tomber le mur, et en même temps le reflet, donc l’image, est à la fois devant, au centre et derrière vous. La notion de temps et d’espace est élargi. Le spectateur se voit entrer dans l’œuvre. Le tableau-miroir devient du coup une sorte de rétroviseur. J’aime la possibilité d’établir un point de croisement entre le passé et le futur.
Quelles ont été vos influences artistiques lorsque vous avez commencé votre carrière ?
Que vous le voulez ou non, les influences arrivent de tous les côtés quand vous débutez. En ce qui me concerne, je me suis appuyé sur l’œuvre de Piero della Francesca et son travail basé sur la perspective. La perspective est un constat scientifique qui a permis, dès la Renaissance, une ouverture sur la modernité et la technologie. Ses tableaux m’ont donné la force de chercher une nouvelle forme de perspective. Je peux dire que j’y suis arrivé à le faire à travers le concept de tableau-miroir. La science et la technologie sont des outils formidables, tout dépend comment l’homme les utilise.
Pouvez-vous nous parler en quelques mots de votre fondation La Citta del Arte à Biella (80 km au nord de Turin) que vous avez créé en 1996 ?
Elle fonctionne comme un laboratoire de recherche qui touche à tous les éléments de la vie, c’est-à-dire la politique, l’économie, la religion, la santé, le rural, l’urbanisme et la spiritualité. Nous avons beaucoup de jeunes de toutes les disciplines artistiques qui viennent en résidence pour confronter ou proposer leurs visions du présent, du futur. On ne peut pas toujours critiquer, il faut aussi proposer des solutions pour que notre planète se porte un peu mieux.