
Réalisatrice franco-iranienne nommée à l’Oscar et bédéiste primée, Marjane Satrapi est aussi une artiste-peintre passionnée depuis toujours. Elle présente aujourd’hui sa deuxième exposition, « Femme ou Rien », qui a nécessité sept années pour élaborer ces portraits féminins qui échappent au conformisme et prennent leur destin en main. « La beauté est ce qu’il y a de plus révolutionnaire », c’est ce qu’elle ne cesse de revendiquer et le démontre superbement dans cette série de quinze toiles à l’acrylique, qui illuminent les cimaises de la Galerie Penthièvre à Paris, du 9 octobre au 28 novembre. L’occasion d’un tête-à-tête avec cette artiste truculente, inventive, féministe et délicieusement bavarde, qui sublime des beautés brunes à la puissance de feu, des femmes fortes toujours inspirées de ses romans graphiques et surtout de son enfance à Téhéran qu’elle veille à immortaliser.
Par Nathalie Dassa
Pour vous « Peindre, c’est revenir à l’origine de ce que j’ai aimé faire. Ma santé mentale en dépend ». Contez-nous les origines de cet amour, ce lien fort avec la peinture ? Car vous avez débuté par les pinceaux avant les crayons et la bande dessinée.
Tous les enfants commencent par le dessin puis une sélection naturelle s’effectue. J’ai fait partie de ceux qui ont choisi de continuer. J’aimais dessiner et je sentais que je savais le faire. Ma mère a toujours eu cette vision rabelaisienne de l’existence : un esprit sain dans un corps sain. Elle m’a inscrite à toutes sortes de cours : peinture, karaté… J’ai toujours été très active. J’ai pris des cours de peinture à l’huile dès l’âge de sept ans auprès d’une dame qui n’acceptait pourtant que des élèves de quatorze ans. J’avais des facilités. Je n’ai depuis jamais cessé. Après mon baccalauréat, j’ai longtemps hésité entre m’orienter vers des études scientifiques ou d’ingénieur comme mon père. J’étais excellente en math et en physique, mais je ne me voyais pas exécuter un travail artistique le week-end, en parallèle d’une vie d’ingénieur. J’ai donc décidé de m’orienter vers des études artistiques pour m’y consacrer pleinement et faire en sorte de pouvoir vivre de cette passion.
Qu’est-ce qui vous plaît, vous émeut et vous motive dans la peinture figurative ?
J’aime suivre mes envies, mes désirs. Pour moi, l’art a toujours été une interprétation de la réalité à travers le prisme de la beauté. Cette notion de l’esthétique reste très importante. Et la peinture est un espace de liberté d’expression incroyable. Quand je peins, c’est ce que je veux créer. Je peux regarder pendant des heures des œuvres de Balthus. Ou contempler avec une loupe celles de Brueghel l’Ancien avec tous ces petits personnages moyenâgeux qui ont des expressions différentes. J’adore les peintures de Raphaël pour les mêmes raisons.
Vous avez justement gagné en intensité depuis vos premières toiles exposées en 2013. On retrouve ce mélange décrit comme « des constructions géométriques de Mondrian, des scènes d’intérieur de Balthus et des portraits féminins aux couleurs de Matisse ». Quelles sont vos sources d’inspiration ?
J’essaie justement de ne pas puiser dans toutes ces sources qui sont déjà en moi, imprégnées, inconsciemment, sans que je le veuille. Il est très important pour moi de projeter mon regard, mes pensées, mes sentiments. Car quoi que je fasse, je serai toujours descendante de tels ou tels artistes. C’est inévitable.
Avec la peinture, je peux laisser libre cours à mon instinct et exprimer mes désirs.
Des couleurs primaires, des beautés brunes, de la féminité, du féminisme, du mystère et un intitulé radical « Femme ou Rien ». Comment est née cette nouvelle série qui vous a pris sept ans pour élaborer ces femmes qui échappent au conformisme ?
De manière éparse, car pendant cette période, j’ai préparé parallèlement deux films dont un est sorti en début d’année [Radioactive sur Marie Curie, nldr]. Je suis d’une nature solitaire et quand je travaille trop longtemps avec les gens, je ressens le besoin de me retrouver seule pour créer. La peinture nourrit cette nécessité. Je me sens beaucoup plus libre que dans la bande dessinée où je dois rendre des comptes à toute une équipe. Avec la peinture, je peux laisser libre cours à mon instinct et exprimer mes désirs. Dans cette série, j’ai repris six tableaux que j’avais déjà peints pour les retravailler en cohérence avec l’ensemble.
Vous puisez dans les personnages de vos romans graphiques et surtout dans votre enfance à Téhéran. Vos femmes expriment toutes un sentiment, avec cette dominante de rouge qui impose leur présence. Elles sont pensives, féroces, tristes, en attente d’agir… Elles semblent aussi toutes communiquer entre elles. Ces expressions décomposent-elles vos sentiments actuels, tout en faisant un constat sur l’évolution des femmes et du féminisme ?
Oui, bien sûr. Je me rappelle totalement dans quel état d’esprit je me trouvais en peignant ces tableaux. Que ce soit la colère, le calme… Elles expriment vraiment ce que je suis. J’aime tout ce qui est factuel. Je crois en l’action. J’aime être une féministe factuelle, à l’image de mon film Radioactive. Marie Curie n’a fait partie d’aucun mouvement féministe ni n’a été une suffragette. Dans ses actes, elle a montré et démontré qu’elle était égale aux hommes et même supérieure à eux dans un domaine qui n’était absolument pas destiné aux femmes. J’aime ce côté factuel du féminisme. Mes femmes représentent cette force. La société a souvent joué sur l’image de la femme douce qui minaude. Cela ne correspond à aucune femme que je connais. Mes amies ne sont pas comme cela. Et moi, moins encore. J’ai grandi dans un pays où ma propre vie valait la moitié de celle d’un homme. Au sein de ma famille, mon père représentait la douceur, et ma mère, la force. Elle m’a toujours répété « Ma chérie, personne ne t’attendra ni ne te donnera quoi que ce soit, c’est à toi de les obtenir ». Cela fait plus de vingt ans que je ne suis pas retournée en Iran. Ces femmes sont d’autant plus importantes car mes souvenirs s’estompent et je veux les immortaliser.
J’aime être une féministe factuelle, à l’image de mon film Radioactive.
Comment se déroule votre processus artistique dans votre atelier près de République qui donne vue au loin sur le Sacré-Coeur ? Quel est votre degré d’exigence ? À quel moment ressentez-vous l’instant de création ?
Tout doit être parfait. Je suis perfectionniste et assez maniaque. Je travaille en multicouches avec de l’acrylique, mais j’aime donner l’impression que mes toiles sont faites à l’huile. Certaines ont parfois vingt-quatre couches de peinture. J’utilise ensuite une loupe et un pinceau pour les finitions. Si je repère un défaut, je recrée la même tonalité de couleur, j’ébarbe et modifie tout jusqu’au moindre détail. Cela peut prendre beaucoup de temps jusqu’à atteindre cette perfection souhaitée. Je n’aime pas bâcler le travail. Ensuite, je prends du recul car je ne crée que sur grand format. J’aime être dominée par le tableau. Si j’avais un atelier plus spacieux, j’aurais peint des œuvres encore plus grandes, des douze mètres par six mètres. J’aimerais concevoir également des peintures murales. Plus le format est grand, plus il me domine, plus je m’épanouis. Et si quelqu’un souhaite posséder une de mes toiles chez lui, j’ai accompli mon devoir social.
Comme vous l’avez évoqué, la peinture est plus intuitive et ne nécessite pas de passer par « un cheminement intellectuel », de vous « mettre à la place de celui qui vous lit ou regarde votre film » ou de « toujours vous poser cette question narrative ». Quelle place octroyez-vous à l’art pictural entre la bande dessinée, l’animation et la réalisation ?
La bande dessinée reste à mes yeux un genre littéraire. C’est plus proche de la littérature que des arts plastiques car vous racontez en dessinant. L’animation, c’est l’abstraction du dessin où chacun peut s’identifier à un personnage animé. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu faire Persepolis en dessin animé ; cette abstraction me permettait de rendre mon sujet universel. Mais l’animation reste un processus très long et rend dépendant des autres car c’est un travail d’équipe. La réalisation a cet aspect explosif lié à une perte de contrôle. Ma vision, en tant que réalisatrice, va être réinterprétée par le chef opérateur, puis par le monteur. Une partie du film n’est donc plus du tout dominée par moi et parfois la surprise est énorme. En bien ou en mal. Mais quand le résultat final est nettement meilleur que ce que vous aviez imaginé, c’est grandiose. C’est vraiment une expérience collective. J’aime aussi travailler dans le stress. Je ne crée pas quand je suis calme et heureuse. La place de la peinture est donc totalement à part, différente. Elle est plus intuitive, intérieure et ne nécessite que ma perception. Je ne me pose jamais la question de savoir si les gens vont comprendre ou non mes toiles, car l’interprétation est ouverte. Cette part émotionnelle est personnelle à chacun.
La réalisation a cet aspect explosif lié à une perte de contrôle.
Quelle est la toile qui vous parle le plus dans votre série ?
Celle avec la voiture et la cigarette. Car j’adore ces deux objets. La fumée est la nourriture de l’âme. Je ne devrais pas dire cela (rire), mais j’éprouve beaucoup de joie à fumer. J’adore l’odeur, l’effet de la nicotine et le geste. La voiture est aussi une de mes passions. Enfant, je voulais être adulte le plus vite possible pour avoir cette liberté et cette indépendance qui ont toujours brûlé en moi. Je les ai associées à la voiture. Dans le journal intime que je tenais, j’avais écrit « Je vais bientôt avoir 18 ans, je vais m’acheter une voiture dans laquelle il y aura du Canada Dry et des Kit Kat, et j’irais là où je voudrais ». Et aujourd’hui, c’est toujours aussi vrai (rire).
Quelle femme vous émeut le plus ? Il y en a une qui s’impose avec sa robe rouge…
C’est celle que je préfère évidemment, c’est la plus féroce et la moins commode (rire). Dans la vie, j’aime les gens qui ne font aucun effort pour être aimable. C’est aussi pour cette raison que j’aime Marie Curie car elle n’a jamais fait d’effort pour être aimée dans son travail et ses recherches. Et puis, j’adore le rouge, que je ne porte d’ailleurs jamais. Uniquement sur les lèvres. Le rouge est beau. Dès qu’il y a une pointe de rouge quelque part, les regards sont attirés.
Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre pour vous ?
Quand vous le voyez, vous savez instantanément que vous ne le reverrez jamais ailleurs. Pour citer un tableau que tout le monde connaît, quand vous découvrez La Joconde pour la première fois, vous comprenez. Comme si Léonard de Vinci avait atteint cette seconde d’éternité. Ce qui me transcende, c’est le chef-d’œuvre musical de Vivaldi, Les quatre saisons. C’est tellement abstrait. Sur quoi s’est-il basé pour composer cette partition qui transcende l’âme ? Je retrouve goût en l’Humanité quand j’écoute un orchestre philharmonique. Mais je suis tout autant subjuguée par une toile de Brueghel l’Ancien, tout comme les peintures de Lucian Freud, ou même celle d’Andy Warhol ou de Jasper Johns. J’aime beaucoup le pop art, cette touche industrielle, à la portée de tous. Faire de l’art avec la vie, c’est passionnant.
Que vous procure l’art et la peinture finalement ?
De la sérénité. Beaucoup de sérénité.
Marjane Satrapi – Annonciation – 2020 – 120 x 100cm
Marjane Satrapi – Éris et Léthé – 2020 – 120 x 100cm
Marjane Satrapi – Éris et Léthé – 2020 – 120 x 100cm
Marjane Satrapi – Sphinge – 2020 – 160 x 100 cm



