Portrait de Manon Fleury
Portrait de Manon Fleury

Manon Fleury

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Entretien avec une cheffe dont la vision porte et qui s’ancre à Paris après une belle et prestigieuse itinérance. Une trajectoire réfléchie qui l’a forgée au fil des rencontres et qui lui a donné le goût d’une vérité comme seules ces rencontres le permettent. C’est le propre des êtres curieux et engagés que d’aller vers l’autre tout en sachant, exactement, qui ils sont et ce qu’ils aimeraient devenir, ce qu’ils aimeraient partager.

Manon Fleury s’autorise ces échappées culinaires, avec exigence et discipline, bienveillance et respect, jamais seule, toujours bien entourée. Une qualité nécessaire à la veille d’une nouvelle aventure puisqu’elle ouvre à Paris avec son équipe sa première adresse Datil. Fruit d’importants efforts et de longs mois de maturation, l’adresse parisienne s’annonce pleine de promesses d’autant que l’ancienne escrimeuse de haut niveau qui se rêvait journaliste culinaire, autrice de Céréales, ouvrage unanimement salué, rayonne autant que les blés.

Cet été est pour la cheffe Manon Fleury, et pour son équipe, bel et bien la saison des moissons.

Manon, je ne vais pas énumérer les rencontres qui ont jalonné ton parcours, prestigieuses, ces rencontres auprès des plus grands t’ont formé, t’ont marquées autant que tu es allé puiser en elles ce qui t’a nourri dans ton parcours de cheffe. Je préfère directement évoqué Datil, tu viens de rentrer d’une semaine avec tes équipes aux côtés des producteurs avec lesquels tu comptes travailler… Est-ce que tu peux m’en dire plus ?

C’était très intéressant. Nous les connaissions tous pour la plupart, ce sont des personnes avec lesquelles nous avions déjà travaillé et avec qui nous souhaitons poursuivre une relation durable, ce sont nos partenaires. Il fallait absolument que l’ensemble de l’équipe puisse découvrir, puisse prendre conscience du travail mis en place en amont, comment toute cette logistique s’articule, les difficultés et les contraintes des producteurs par exemple avant que les fruits, les légumes, les différents produits n’arrivent en cuisine, au restaurant.

Nous sommes loin du temps où les chefs et les palaces imposaient des gabarits et une standardisation, c’est toujours le cas et ça peut être compréhensible au niveau de la régularité et au niveau des volumes… Pour notre adresse, heureusement, nous ne serons pas dans ces considérations d’où le fait de passer par ces producteurs que nous estimons. C’est avant tout un choix car je considère que l’époque impose de s’adapter dorénavant et de changer de paradigme. C’est à nous, les cheffes qui avons nos restaurants d’insuffler tout cela. J’ai été formée par des chefs qui le faisaient déjà. J’ai déjà appris à m’adapter. Il y a en revanche encore un travail à faire pour savoir ce qu’est un bon produit ou un mauvais produit indépendamment de son esthétique, indépendamment de ces enjeux de gabarits et de standards.

La manière de consommer doit changer. C’est notamment les adresses un peu plus intimistes qui permettront les changements. Je l’ai vécu moi-même lorsque j’étais à l’Astrance où j’ai su m’adapter, ne pas être emprisonnée dans les carcans que tu peux avoir avec d’autres fournisseurs, s’adapter aussi aux contraintes de la nature.

Tant que la qualité et la saveur sont au rendez-vous…

Exactement, il y a peu j’ai souhaité travailler des abricots grêlés. Qu’est-ce qu’on fait de ces abricots qui restent délicieux ? Ils ont subi la grêle, le fruit est comme blessé mais le produit reste délicieux, à nous de le travailler et en terme de créativité de le cuisiner. Nos grands-mères en faisaient des confitures. Est-ce que je peux retirer cette peau, la travailler, le transformer, travailler le cœur du fruit. C’est magique.

Et puis ces abricots ont une histoire, ils sont toujours là après avoir résisté aux intempéries…

Exactement, c’est exactement ça. Tu sais d’où il vient, le fruit peut être magnifié… Toute cette réflexion se rattache aussi à un savoir-faire paysan. On peut chercher une esthétique, une histoire, une manière de le magnifier et en même temps ça peut tout simplement se rattacher à un territoire, un terroir, des pratiques, un héritage, quelque chose de très ancré sans chercher plus loin. Comme ce que je te disais avec les confitures.

Cette question de l’ancrage, tu en parles dans ton ouvrage Céréales en évoquant le passage du nomadisme à la sédentarité. Mon parallèle est un peu hasardeux mais tu as été nomade dans ton parcours, tu as accepté de voyager, d’aller de région en région pour apprendre auprès de chefs de talent… À Noirmoutier par exemple à la Marine aux côtés du chef aujourd’hui triplement étoilé, Alexandre Couillon, tu étais la seule à ne pas être de la région. Qu’en-est-il de l’ancrage justement ?

Il n’y a pas à choisir. J’ai eu besoin de ces expériences tout comme j’ai aujourd’hui besoin de m’ancrer. On s’ancre aussi dans les valeurs qu’on défend. Il est possible de concilier les deux, d’être ancrée tout en acceptant avec curiosité de se former et de voyager.

Je suis très attachée à la Bourgogne par exemple et à la Franche-Comté sans pour autant réellement garder des attaches à tout prix. Bien sûr que je suis attachée aux émotions transmises par ma grand-mère par exemple. Disons que j’ai été sensibilisée très tôt par ma mère à l’agriculture biologique et à l’idée que tout cela te nourrit au sens de la nutrition mais aussi au sens symbolique et l’idée de conscientiser ce qu’il y a dans l’assiette, ce que tu décides de manger. Ce sont les valeurs qui nous ancrent.

D’autant que bien manger c’est aussi prendre soin de son corps, et pour la famille de sportifs que nous étions, c’était important. Et ça je l’ai gardé. Sans jamais oublier la gourmandise et c’est là la clé, ce qui a permis de garder la curiosité. À dîner nous pouvions avoir une délicieuse salade de lentilles assez simple tout en ayant une belle saucisse de Morteau et du Comté. Ce lien avec la cuisine, la santé et la nutrition, je l’ai aussi gardé en tant que sportive de haut niveau mais c’était naturel, bien manger ça se faisait de manière assez naturelle pour moi, toujours avec énormément de gourmandise.

Et du coup, ton besoin d’ancrage aujourd’hui à Paris ?

Je pars de la réflexion que j’aime énormément cette ville, culturellement, amoureusement. Je savoure cette émulation et cette vie culturelle que j’adore comme toute personne qui est devenue parisienne. J’ai vécu à la campagne quand j’étais enfant, et je savoure le fait d’être aujourd’hui parisienne.  En tant que Cheffe, je savoure aussi un aspect important, Paris permet une réelle plateforme logistique, d’avoir tous ces produits de maraîchers et de producteurs qui sont facilement acheminés à Paris. La logistique c’est un aspect très compliqué.

Tu as de très belles adresses en campagne par exemple et c’est génial de tout vouloir faire en local, il le faut le plus possible, mais si les producteurs ne correspondent pas, si tu as quand même besoin de faire 200 km pour te ravitailler, au final… Donc Paris me correspond. La logistique c’est la clé. J’ai du respect pour l’idylle du jardin et du restaurant, je l’ai vécu aux côtés de Dan Barber mais c’est un métier à part entière. Être autosuffisant c’est s’impliquer, c’est un travail à temps plein, même davantage et il y a toujours un travail logistique. Si c’est possible et un souhait, un engagement, c’est juste magnifique. Pour ma part en optant pour Paris, j’ai envie de privilégier des partenariats et une relation forte avec mes producteurs avec une logistique parfaitement huilée en toute confiance. Et cela ne m’empêche pas d’y aller comme la semaine dernière avec mon équipe pour garder le lien avec la Terre.

Quand tu penses au produit, tu penses à son sol, à sa géographie, à l’Histoire que le producteur a à nous raconter ?

Oui, bien sûr que j’y pense mais sans caricatures, je ne veux pas pousser trop loin la cuisine conceptuelle en faisant des liens inutiles. Bien sûr que je veux qu’il y ait du sens, j’aime les histoires, elles permettent d’amener vers les enjeux actuels, et notamment la conscientisation du vivant, des ressources et il y a urgence, mais je n’oublie jamais le partage, le plaisir, la sensualité, le goût. L’équilibre des goûts est toujours plus fort et procure de réelles émotions indépendamment de tout ce que ça raconte en parallèle ou dans le discours. Inutile de pousser le concept trop loin, il faut se laisser porter et juste savourer.

L’environnement important. Je te donne un exemple, nous étions au maraîcher la semaine dernière et c’est l’été, donc je pense à la tomate. Plantée, la tomate est souvent entourée d’aromatiques pour ombrager. Là, il y avait de la tagète, une herbe que j’adore, elle était magnifique, elle était luxuriante, et du coup quand je pense à un prochain plat de tomate, je pense immédiatement à un plat tomate et tagète. J’ai la certitude que ce sera délicieux et que ça va ira bien ensemble. Il y a un lien, au niveau des saveurs, je sais qu’il y a une alchimie qui peut se créer. La nature nous le dit.

Il faut du sens, une histoire, je pense à tout ça. Seulement pour moi, le côté plaisir et la sensualité, l’équilibre des goûts restent la priorité.

Je pense à l’endive lors de ta résidence au Chalet des îles.

Exactement, j’ai travaillé l’endive dans la même dynamique. Tout d’abord l’histoire, bien sûr qu’il y a une histoire, un sol. Celle de Xavier, notre fournisseur, est une endive qui a été envoyée fin février, début mars, c’est un moment charnière, il n’y a plus de légumes dans le jardin. L’endive est un marqueur juste avant les premiers légumes du printemps.

Rien que ça, ça raconte déjà énormément de choses d’autant que cette endive pousse dans la paille. Pourtant même avec tous ces éléments passionnants, je ne me suis pas dit « Je vais faire quelque chose avec la paille…» Finalement on a rien fait avec la paille, on a pas surenchérit une forme de story-telling excessif ni joué sur des concepts ahurissants qui auraient pu fonctionner mais ce n’est pas le but. Je me suis concentré sur la saveur et l’amertume et j’ai préféré apporter de délicieux agrumes pour jouer davantage sur l’amertume de l’endive, créer des sensations en lien avec cette saveur. Et ces agrumes, il me les fallait, je ne me suis pas empêchée de contacter le fournisseur et de les apporter du Sud. Il me les fallait.

Tu ne t’empêches rien, tu gardes une vraie liberté en assumant tes envies. Tout comme ta volonté d’aller vers une cuisine plus végétale ne t’empêche pas de cuisiner la viande et les poissons…

C’est vrai, nous sommes allés voir un éleveur de cochons qui les nourrit avec le son de blé de notre producteur de céréales, c’est d’ailleurs lui qui nous l’a présenté. L’élevage est responsable, le bien-être animal reste prioritaire, je reste libre sans dogme mais c’est uniquement dans ces conditions que j’envisage dorénavant de créer.

Donc oui, ne rien s’interdire tout en travaillant selon la saisonnalité en lien étroit avec nos fournisseurs. Nous cuisinerons aussi bien la viande que les produits de la mer dans ce respect, avec une réflexion attentive sur l’appauvrissement des ressources, les enjeux environnementaux.

Je ne m’empêche rien sans jamais oublier l’essentiel et mes valeurs. Et je vais comme ça piocher ailleurs, m’inspirer.

Oui, en parlant d’inspiration, tout à voir et rien à voir, j’ai vu que tu étais passionnée par le cinéma.

Je pense que c’est une curiosité qui va au-delà de la cuisine et qui la nourrit. La cuisine est un ancrage, tout est lié. Je m’entoure énormément de personnes, comme lors d’un tournage ou en amont de la création d’un projet. Je m’entoure d’une équipe qui me stimule à la création mais qui me permet aussi de libérer un peu de temps pour me nourrir afin que ces échappées soient possibles pour moi et pour elles également. Qu’elles nous nourrissent littéralement. C’est très inspirant et ma présence à Paris, mon arrivée à Paris, mon ancrage à Paris est lié à cette soif de culture qui est la mienne, qu’il s’agisse du cinéma, de la mode ou des arts.

Justement, parle-nous de ton équipe… Est-ce qu’elle te ressemble, l’as-tu casté à la manière d’une réalisatrice ?

J’ai été habitué à travailler avec une équipe en grande partie féminine notamment lors de ma résidence au Chalet des Îles. Mais si ce critère semble essentiel, c’est surtout mes rencontres qui expliquent cette présence féminine en cuisine. Des femmes qui ont eu un parcours exigeant, technique et presque classique mais qui ont eu aussi des envies nouvelles.

Mon équipe s’élargit avec des profils qui s’identifient à mes choix, hommes ou femmes. Mon engagement au sein du collectif Bondir.e que j’ai co-créé en 2021 est ce qui a permis d’attirer ces profils. Bondir.e vise à sensibiliser et à lutter contre les violences en cuisine. Notre métier dans ce qu’il a d’exigeant et de presque passionnel vis-à-vis des sacrifices qu’il peut imposer a pu sembler faire croire à certains et certaines qu’il était normal de souffrir et d’endurer, à certains et certaines de croire qu’il était possible de faire souffrir. C’est juste inconcevable et nous devons rester vigilantes sur ces aspects, sur cette violence qui existe.

Parle-nous de Bondir.e

L’autorité, les règles n’empêchent pas le respect que ce soit envers les hommes ou les femmes. Il y a des travers dans l’exigence, or ce que nous souhaitons montrer avec Bondir.e c’est qu’il est possible d’être très discipliné-es, d’être parfaitement organisé-es et en même temps de respecter des attentes au sein d’un cadre préétabli et clair. Surtout dans un domaine où les horaires sont décalés, où nous sommes tous et toutes confronté-es à des rapports de force. Pour ma part, j’ai eu la chance de travailler avec des chefs qui ont su me respecter et me laisser ma place, qui m’ont même valorisée en tant que femme avec respect et avec un sens du mérite. Ce n’est pas le cas pour d’autres femmes notamment quand elles arrivent dans des brigades et ensuite envisagent des postes à responsabilité qu’elles n’obtiennent pas malgré leurs compétences. Elles subissent une réelle violence.

Bondir.e c’est donc un modèle exigeant que nous souhaitons offrir, notamment aux jeunes générations. Nous nous adressons réellement au présent pour éviter ces comportements et à la relève pour l’avenir. Ce n’est pas simple car la notion d’autorité a souvent été pensée avec une forme de violence, or il est possible de manager une équipe et de diriger avec respect et discipline dans un cadre sain préétabli, une éthique en somme. Il y a un enjeu. Il y a un équilibre à trouver et c’est aussi au restaurant et à l’entreprise de s’adapter à notre humanité et aux étapes de la vie, aux bonheurs comme aux malheurs de la vie. Avec Datil, je souhaite ce respect.

Datil est donc le nom de ta nouvelle adresse, et c’est le nom d’une prune, un fruit, fruits qui ont une place prépondérante dans ta cuisine. Quel souvenir as-tu avec ce fruit ? Une madeleine de Proust à partager ?

Dans mes souvenirs d’enfance, je repense à la mirabelle et à la tarte aux mirabelles de ma grand-mère. Ma grand-mère habitait à Vesoul en Bourgogne-Franche-Comté, elle avait des vergers, j’y passais mes étés. La mirabelle est une prune, toute dorée, nous en faisions des confitures, des conserves, des tartes. La recette de la pâte à base d’huile de ma grand-mère était délicieuse pour cette tarte, avec des mirabelles entières. Je me souviens du jus des mirabelles qui coule sur la pâte… Et ça c’est délicieux. C’est magique. C’est un fruit magique qui ne dure que trois semaines. Une madeleine de Proust assez fugace. Elle dure très peu de temps et mûrit entre fin août et début septembre. J’y pense et la prune a en effet une place importante parmi les fruits que je révère. Les prunes ont aussi cette capacité à devenir des pruneaux, des fruits secs. Or j’adore les fruits secs et les travaille assez souvent.

Et Datil, pourquoi ce nom pour ta nouvelle adresse et cette variété en particulier ?

Datil est le nom d’une prune ancienne qui était endémique du Lot-et-Garonne, elle a failli disparaître. J’aime la sonorité de ce mot en deux syllabes qui semble durer, c’est dynamique et ça représente parfaitement l’état d’esprit de notre équipe. Avec Laurène Barjhoux qui sera cheffe à mes côtés, ça a sonné comme une évidence d’autant que Datil est aussi le nom d’un piment. Ce mot a plusieurs significations notamment en espagnol où il se réfère cette fois-ci à une datte. J’adore cette capacité à tendre vers plusieurs horizons, plusieurs significations à la fois tout en étant bien ancrée.

Quel est l’équilibre que tu trouves entre ton intervention sur un produit et la restitution d’une saveur que tu souhaites nous offrir ?

J’adore le côté préservé du produit. Dans l’histoire de la tarte de ma grand-mère, tu as ce rapport très brut au produit, tu as ce fruit qui a presque mûri au soleil, confit au soleil. Le produit, je vais le valoriser au maximum comme s’il était encore brut mais je vais développer en parallèle une réelle complexité qui nous embarque avec quelque chose en apparence simple mais très sensuel. Je maintiens ce côté brut dans son sens le plus artistique. C’est un choix délibéré avec un équilibre entre simplicité apparente et complexité d’un savoir-faire et d’une exigence qui ont jalonné mon parcours.

Par rapport à l’abricot grêlé évoqué en début d’entretien, fruit qui n’a rien perdu de ses qualités gustatives malgré l’aléa climatique, tu le travaillerais comment ?

J’évoque énormément les fruits, parce que je trouve qu’il y a un côté éminemment sensuel, la chair, le jus, la maturité.

Je pense qu’on travaillerait la chair de manière compotée, on prélèverait la peau car elle reste en général assez épaisse, on la ferait sécher. Ça pourrait être un délicieux dessert avec une crème un peu montée mais très légère et, dessus, on pourrait poser la peau de l’abricot, un peu comme un chapeau. Mais ça pourrait être tout à fait autre chose.

Toujours cette liberté ?

Oui mais pas uniquement pour le principe en soi, la contrainte est là aussi et c’est très bien, qu’il s’agisse de la saisonnalité ou autre. Disons que ma réflexion est aussi dictée par une réelle quête d’équilibre et d’harmonie. C’est cette quête qui explique l’exploration et la création. Un scénario n’est jamais écrit. Parfois il y a des idées et des envies, après il faut travailler sur l’idée avec des envies qui vont changer une fois qu’on travaille dessus.

Pour le plat avec les endives que j’ai évoqué, j’ai pensé à la structure et à la forme, à l’esthétique puis j’ai pris la décision de travailler sur l’amertume. Ça a été une révélation tout en étant excessivement juste sur l’équilibre pour contrebalancer. Sans surenchérir, pour ces endives par exemple, ça a été clairement l’amande qui est venue apporter cette harmonie. Avec Laurène Barjhoux nous aimons travailler sur les équilibres. Une recherche d’équilibre que m’a aussi transmise Pascal Barbot.

Laurène et moi sommes concentrées sur cette quête. Nous aimons aussi goûter lors de nos explorations. C’est une recherche constante. On goûte, on travaille dessus, on recommence, teste autre chose, la réflexion est constante. Un peu comme au cinéma, ce n’est jamais terminé tant que le montage n’est pas réalisé, que le film n’est pas dans les salles.

Donc si je dois te résumer tout cela je dirais : très peu de produits transformés, une base brute, un ancrage dans un terroir tout en restant curieuse sur ce qui se fait ailleurs mais aussi dans d’autres cultures et la volonté de restituer un plaisir et une sensualité. Je pense que c’est ça surtout qui m’anime et qui nous anime. Datil c’est aussi cet état d’esprit.

En découvrant ton univers et l’annonce de l’ouverture de Datil, on découvre le regard de Pauline Gouablin, photographe, elle réalise ton portrait mais aussi des photographies de tes plats, du chantier du restaurant, la matière, brute, le processus de création en cours, la vie en somme. Peux-tu nous en parler ?

Il y a un lien de plus de quinze ans avec Pauline Gouablin. Une confiance mutuelle et un regard qui me correspond. Elle connaît la bonne distance, elle a connu mes premières assiettes. Il y a un lien de confiance et un regard que j’aime beaucoup. Un regard sainement décalé notamment par rapport à ce qu’on a l’habitude de voir quand il est question de photographies de chefs ou de plats, parfois trop formels.

Une photographe qui apporte une poésie, une esthétique qui correspond à mon regard, le regard que je souhaite porter sur la cuisine, un regard un peu à la marge et immédiatement reconnaissable, percutant.

Il y a une forme de gravité et de mélancolie dans les choix que tu as voulu au niveau de tes portraits…

(Manon Fleury sourit, paupières closes en acquiesçant.) Oui… C’est marrant.  Il n’y a pas beaucoup de gens qui disent que… Enfin… Disons qu’il faut avoir bien compris pour dire que j’ai de la mélancolie.

C’est assumé ?

Oui c’est assumé. Et… C’est aussi pour montrer qu’il y a une gravité, un ancrage important, notre métier est magnifique, on me parle souvent de mon sourire et je le revendique mais je revendique aussi cette gravité.

J’avais encore quelques questions à te poser, notamment sur ton rapport à l’écriture, ta passion pour le cinéma mais je pense que nous pouvons clore. Peut-être as-tu envie d’ajouter quelque chose, cet été étant rempli d’émotions avec l’ouverture de ton adresse, Datil, à la rentrée ?

Oui, en lien avec ce que je disais à l’instant… Notre métier est créatif, poétique, inspirant et généreux seulement derrière il y a des étapes gigantesques, des modalités, des enjeux financiers, une importante organisation à chaque étape qu’il faut franchir et avec un nombre incroyable et enrichissant d’interlocuteurs.

Nous finalisons les derniers travaux, une équipe à mes côtés, et c’est une aventure, une grande aventure. Des coulisses parfois méconnues par le public pour un projet mûri, de longue date et qui voit enfin le jour pour avoir simplement son propre outil de travail. C’est intense. C’est aussi ça, penser et initier une adresse.

Manon Fleury est cheffe, véritable artiste de la table, sa jeunesse est marquée par le sport de haut niveau, l’escrime qu’elle pratique, elle devient championne de France de sabre junior. Elle se passionne pour l’écriture et le journalisme, le cinéma avant de se consacrer pleinement à la gastronomie en se formant notamment à l’École Ferrandi. Formation au cours de laquelle elle s’initie avec les plus grands chefs au sein de prestigieuses adresses. Une trajectoire réfléchie. Aujourd’hui et après de belles résidences et un engagement plein et entier au sein de la profession, Manon Fleury ouvre sa première adresse à Paris, «Datil» un restaurant au nom fruité et plein de promesses.

MANON FLEURY EN 5 DATES

1991 – Naissance en Bourgogne-Franche-Comté.
2010 à 2015 – débute sa formation auprès des plus grands chefs, William Ledeuil, Alexandre Couillon, un apprentissage en dernière année chez Pascal Barbot avant de partir à New York dans les cuisines de Dan Barber.
2018 – Manon Fleury prend la tête des cuisines du Mermoz.
2021 à 2022 – Co-création du collectif Bondir.e qui vise à lutter contre les violences en cuisine. Parution de Céréales aux éditions Flammarion. Cheffe en résidence notamment au Perchoir.
2023 – Ouverture de son premier restaurant Datil, rue des Gravilliers à Paris.

Datil, 13 rue des Gravilliers, 75003 Paris.
Instagram : @datil.restaurant @manonfleury__

Photographies : Pauline Gouablin

Je maintiens ce côté brut dans son sens le plus artistique. C’est un choix délibéré avec un équilibre entre simplicité apparente et complexité d’un savoir-faire et d’une exigence qui ont jalonné mon parcours.

Manon Fleury