Portrait de Malo
Portrait de Malo

Malo

Photographie

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« Qui sommes-nous vraiment ? », c’est l’une des questions phares qu’explore avec sagacité cet artiste-photographe en puisant dans l’art, la philosophie et la littérature. Malo -de son vrai nom Éric Maloberti- interroge depuis dix ans les codes de la société et de la famille pour mieux les décrypter. L’aristocratie, les mâles dominants ou encore les beautés vénéneuses et délurées sont ainsi au cœur de ses réflexions où se mêlent la dualité, le poids des conventions, le pouvoir, les faux-semblants, l’animalité, la séduction. Des fictions narratives qui prennent vie dans des mises en scène élaborées, baignées de mystère, d’onirisme et de surnaturel. Son œuvre, toujours au service d’une histoire, invite le spectateur à pénétrer dans l’intimité de ces mondes élitistes où se révèlent des personnages à double facette, soumis aux diktats de la bien-pensance et de la bonne éducation. Dans cette comédie des apparences, le regardeur devient dès lors « acteur d’un échange, voire d’une introspection ». Toutes ces Faces cachées, Malo les a rassemblées dans une première monographie. Rencontre.

D’où vous vient cette passion de la photographie ?

Je l’ai hérité de mon père photographe, un portraitiste grand public. J’ai grandi à l’époque de l’argentique et passé mon adolescence dans son laboratoire. Il m’a affûté le regard en me montrant le travail de grands photographes, comme Sebastião Salgado, Willy Ronis, John Michaels, Jeanloup Sieff. Il m’a ainsi transmis sa passion pour l’image et a été la première marche de ma culture. Je me suis ensuite constitué seul. Mais c’est surtout Erwin Blumenfeld, via ses photomontages et collages, qui m’a donné l’envie de m’orienter vers l’image et la création graphique. Car je suis d’abord devenu directeur artistique. J’ai exercé ce métier pendant vingt ans. J’ai conçu des pochettes de disques pour Patricia Kaas et Indochine, des affiches pour un film de Spike Lee, le parc de la Villette, Paris Musée, RMN Grand Palais. Puis je suis revenu à ma passion de la photographie en me concentrant sur des projets personnels. Mon père prenait des clichés pour que les gens se trouvent beaux. Le métier de directeur artistique était aussi dédié aux autres. J’ai voulu raconter et mettre en scène mes propres histoires. En 2010, j’ai donc appris en autodidacte à travailler la lumière et les éclairages pour créer des séries photographiques.

Comment est née cette envie de décoder ce monde élitiste en explorant des thèmes universels qui restent des plus actuels ?

Je pense avoir un regard critique sur la vie. Je suis observateur, attentif aux autres et surtout à moi-même. Je pense aussi qu’on tombe facilement dans le piège de ne plus se remettre en cause, s’enfermant dans des certitudes. C’est la raison pour laquelle j’aborde cette notion de « visage masqué », celui qu’on présente à autrui. Quand on est pétri de certitudes, on montre une image de nous-même que l’on estime être la bonne, aimable, flatteuse, et on prend conscience que c’est faux. C’est notre premier mensonge. Quand je rencontre quelqu’un, j’essaie toujours d’entrevoir la personne derrière. Je me suis construit de cette manière. Probablement par timidité durant mon adolescence.

La bourgeoisie m’a intéressé d’autant plus que je suis issu d’une famille plutôt populaire, immigrante, italienne, ouvrière. Mon épouse vient de cette caste aristocratique qui prône la bonne éducation. On a souvent eu du mal à en discuter vraiment car, à mon sens, cela ne représente pas la qualité d’une personne. Mes premières photographies étaient une façon de m’adresser à elle. L’aristocratie comme thématique me permet également de travailler dans un décor que j’adore. Dans mon œuvre, il s’agit typiquement du poids des conventions. À travers ma série « Sans dessus dessous », et même celle de « La vie de château », les conventions mises à nu au sens littéral sont comme une chape de béton qui nous empêche d’être nous-mêmes. La bonne éducation nous dicte tellement la posture à avoir ; tout le monde se conforme à un code et se ressemble. La vie devient un uniforme qui cache l’individu. On se plie à l’habit que l’on porte et à l’image qui en découle. J’approfondis ce sujet en abordant également l’aspect « déchu ». Aujourd’hui, l’aristocratie n’existe plus vraiment, elle est fracturée. C’est aussi ce qui m’intéresse : les fêlures. C’est toute la richesse d’une noblesse qui se perd.

Il est important aussi pour moi de garder un propos féministe, même si certains me taxent de l’inverse car mes clichés montrent de la sensualité et des femmes dénudées. Pourtant la sensualité n’est ni vulgaire ni l’asservissement de la femme ; c’est un jeu partagé tant qu’il est consenti par les deux parties. Le plus problématique est de vivre dans un monde patriarcal, machiste et phallocrate, avec des mâles dominants. C’est le thème de ma première série « La vie ordinaire d’un homme invisible » : un père de famille subvient aux besoins et au confort matériel de son épouse et de ses enfants, mais sa présence à la maison ne révèle finalement que son absence. Elle est située dans les années 50, mais on peut se poser la question aujourd’hui. Ma série « Animalité » va beaucoup plus loin et dénonce la nature prédatrice de l’homme en l’affublant de têtes de fauve.

Comment appréhendez-vous le processus photographique entre l’idée, la trame, l’atmosphère et le décor ?

Ce qui fait une idée avant tout, c’est de parvenir à la transformer. Pour « L’homme invisible », j’avais le propos mais la réalisation restait floue. Tant qu’une idée n’est pas visualisée, elle n’est pas mature. Dans mon processus de travail, j’ai l’habitude d’écrire un synopsis et d’esquisser un petit storyboard. Dès que que j’ai défini mes personnages et leur personnalité, je peux réfléchir à des scènes de vie et à l’ambiance visuelle. Je dois cependant toujours veiller à garder en équilibre le propos, l’histoire et l’image.

Je mets ensuite de côté le storyboard jusqu’à trouver le lieu. Inutile de le travailler si je n’ai pas le décor. Le cadre va m’inspirer et nourrir mon projet. Quand j’ai trouvé la maison pour « L’homme invisible », tout est devenu concret. Elle appartenait à ma belle maman et s’apprêtait à être vendue. Tous les murs étaient blancs. Nous avons donc re-tapissé de papiers peints et mis du voilage aux fenêtres pour obtenir une ambiance surannée des années 50. Nous avons dépensé 1 000 € de vêtements chez Zara pour vêtir les modèles. En 2010, je n’avais aucun moyen, aucune équipe, aucune expérience. Grâce au système D et à la débrouillardise, cette série a pu voir le jour en 2012.

Pour « La vie de Château », ce fut différent. J’avais plus d’expérience et un peu d’assise. J’étais exposé en galerie et j’avais une meilleure visibilité. J’ai ainsi pu monter un dossier pour trouver mon équipe d’une vingtaine de personnes (coiffeur, maquilleur, styliste, décorateur…). J’ai ensuite sollicité Louboutin pour les chaussures et je suis parti en quête d’un château que j’ai dû meubler car il était vide. Il m’a fallu dix mois de travail dont huit de préparation, deux de postproduction et trois jours de shooting. Au fil des projets, les marques m’ont permis d’accéder à leurs showrooms alors qu’ils sont généralement dédiés aux éditos magazines.

Guidez-vous beaucoup vos modèles ?

Tout le temps. J’ai besoin d’incarner chacun de mes personnages. Je prends la place des modèles pour trouver la position adéquate qu’ils ou elles doivent avoir. Ensuite, je leur demande d’évoluer autour de cette position.

Qu’est-ce qui vous anime dans l’acte de création ?

C’est le moment où toutes mes idées se dénouent, quand je quitte l’abstrait pour le concret. C’est très motivant. J’aime cet instant où je retrouve mon équipe sur le lieu du shooting, où je prépare l’éclairage et la mise en scène. J’éprouve un plaisir immense quand je commence à travailler mon ambiance lumineuse, à placer mes flashs et mes lumières. Le côté technique se mêle déjà à l’émotion. J’aime également ce moment de la réalisation d’une image, lorsque j’obtiens la première photo. Je sais que le reste va fonctionner. Et puis enfin le contact avec le public, c’est formidable. Chaque série est comme un nouvel album photo où tout s’entremêle : la thématique, la lumière, la mise en scène, l’image qui doit être belle et générer l’émotion, et la réaction du public.

Il y a toujours une catharsis dans votre œuvre… Le nu en est-il l’acmé ?

J’aime les femmes. Je trouve que la sensualité, le jeu, le partage, le désir et l’échange sont essentiels. Toute relation est basée sur la séduction. Dans mon portfolio, je l’utilise de façon charnelle car cela fonctionne très bien en photographie. Mais tout est séduction. Dans la vie, on rencontre des gens et on se séduit tout le temps. Entre un homme et une femme, elle devient charnelle. Le nu est le moment extrême où l’on abandonne tout : un lâcher prise envoûtant et libre. La série « Sans dessus dessous » montre ainsi les oripeaux, les uniformes représentant les habits, et le nu, qui dévoile la personne telle qu’elle est vraiment. Dans « In the mood for black », il s’agit aussi de nudité, que je décris à travers le corps abandonné. Je l’ai imaginé à partir des textes de Baudelaire, du spleen de Paris et des paradis artificiels. Il est question d’un abandon total aux rêves éthérés d’une drogue. Une atmosphère sombre que j’ai travaillée sur du noir ; cela m’a fait penser aux fumeries d’opium. À l’instar de Lucian Freud, qui peignait des hommes nus abandonnés de manière brute, la nudité fait fi de tout, sans rien cacher.

Vous puisez en effet dans l’art, la philosophie, la littérature, voire même le christianisme médiéval et la devise des Windsor. Comme Baudelaire, Montaigne, Cocteau ou encore Thomas Hobbes sont vos sources de chevet. Revenir aux fondamentaux, était-ce pour vous le vecteur idéal ?

Oui, dans la construction de mes réflexions. Tous ces auteurs classiques ont exploré la pensée intergénérationnelle de façon profonde et détaillée. Aujourd’hui, tout est devenu de la brève, on ne va plus au fond des choses. Ce fut pour moi une source importante et fertile pour nourrir mes thèmes récurrents et mes postulats de départ. Je les dilue ensuite dans d’autres formes car mes connaissances sont diverses. Elle se mélange à la culture populaire ; de la bande dessinée à la science-fiction et aux premiers films d’aventures, en passant par la peinture, la littérature…

Vous avez fait paraître en janvier 2021 votre première monographie, Faces Cachées, pour retracer vos dix ans de carrière. Comment est né ce projet conçu avec Incarnatio Éditions (Normal Magazine) ?

J’ai rencontré Normal Magazine dans le cadre d’une nouvelle série. Cette revue, dédiée à l’art, à la photo, à la mode et au nu, collabore avec des sommités du monde de la photographie, comme Erwin Olaf et Gregory Crewdson. J’ai ainsi accepté de réaliser des photos de nu en racontant une histoire. Deux séries en découlent : « Sans dessus dessous » et « In the mood for Black ». L’idée d’un livre sommeillait dans mon esprit depuis longtemps. J’avais pris contact en 2019 avec Epson, FujiFilm et Profoto, mes partenaires de marques dont je suis ambassadeur et qui me soutenaient intégralement. J’ai décidé finalement de le concrétiser en 2020 ; une année où le monde s’est arrêté. Dans ce contexte très compliqué, c’était le moment de mettre à profit des projets qui tiennent à cœur et de faire un pied de nez à la morosité ambiante. J’ai lancé le projet de cette monographie avec eux et Incarnatio Éditions pour célébrer mes dix ans et j’en suis très fier. 2020 ne sera pas qu’une année noire.

À travers cette question phare en ouverture de votre livre, « Qui sommes-nous vraiment ? » et le « Connais-toi toi-même » qui suit, votre œuvre est-elle un peu une quête évolutive de vous-même ?

Oui, complètement. L’idée est de perpétuellement me remettre en question et ne pas m’affirmer de certitudes. Je fais souvent le parallèle entre principe et valeur. Pour moi, les principes ne sont plus remis en cause et s’appliquent de plus en plus machinalement, bêtement. Les valeurs sont des perceptions auxquelles nous croyons et pour continuer à y croire, il faut les remettre en question régulièrement. Quant au « Connais-toi toi-même », il est un re-questionnement de nous-mêmes en permanence, de nos valeurs et de notre façon d’être dans la vie.

Quelle série vous représente le mieux ?

« L’homme invisible ». Cette série me tient totalement à cœur même si elle ne représente pas du tout ma vie. C’est la première de ma carrière de photographe et tout ce qu’elle véhicule sur l’intime d’une famille est à une échelle qui me ressemble le plus. Les autres appartiennent à des mondes plus grandiloquents auxquels je n’appartiens pas et dans lesquels je n’ai pas évolué. Mais il est plus aisé de caricaturer la bonne éducation se finissant dans les éclats et les excès à la Eyes Wide Shut, comme « La vie de Château ». L’univers est palpable, la couleur est donnée, le faste des lieux est beau à mettre en scène.

Aujourd’hui, j’ai envie de créer des scènes plus modestes, situées dans des mondes qui me sont plus proches. Je suis issu de la classe moyenne, né au début des années 70. Mai 68 était passé par là, créant une ouverture d’esprit, avec cette envie de culture, d’art et de bien-être. Mes grands-parents étaient des ouvriers, arrivés d’Italie. Ils avaient des valeurs sûres et terre à terre : on travaille, on a de l’argent, on peut acheter à manger. De cette éducation, mes parents ont construit un bagage plus intellectuel avec une vision du bien-être. Mon père a des amis architectes, peintres, écrivains. Ma mère a grandi avec les valeurs de [Françoise] Dolto et de [Maria] Montessori en matière de principes pour l’école. J’ai grandi dans toute cette philosophie.

Pourquoi l’art est-il si important dans nos vies ?

C’est essentiel. On en a pris conscience au premier confinement. Une stupeur a saisi le monde. On a vu à quel point les gens se sont exprimés au niveau artistique. Certains ont tendance à dire que l’art est une gageure qui coûte à l’État. Or, c’est ce qui nous a tous tenus. Chacun s’est mis à créer des choses musicales, littéraires, théâtrales… Les réseaux sociaux ont permis de voir l’art émerger de partout en nous liant à distance.

Que signifie pour vous un chef-d’œuvre ?

Quand il allie le fond et la forme, de façon très juste. Je pense à [Jean-Baptiste] Carpeaux. Mais surtout aux bâtisseurs de cathédrales et d’églises. C’est d’une puissance ! Le spirituel est à son paroxysme. Je ne suis pas religieux mais la spiritualité me paraît essentielle. J’aime ces bâtisseurs qui travaillent sur le symbolisme et la spiritualité sans tomber dans le dogme.

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

J’ai récemment exposé Faces cachées au Château de Chamarande, de février à mars, que l’on peut désormais découvrir en visite virtuelle. Je suis représenté par la galerie Bettina à Saint-Germain-des-Près qui montre également des pièces de cette exposition. J’ai parallèlement réalisé une nouvelle série, Obsession, sur le thème du sculpteur et de sa muse. Il s’agit d’une histoire de dualité et d’amour entre les personnages. Pour la petite histoire, ma fille de 18 ans a conçu le logo à l’encre de Chine et mon fils de 16 ans, la musique de la vidéo Making of. Début avril, j’ai réalisé un projet sur la séduction, mêlant concert (voix et harpes), lecture de textes et exposition. L’évènement s’est déroulé en privé et a été rediffusé en streaming sur la plateforme RecitHall. Je travaille maintenant sur un projet de court métrage, une première pour moi. Et j’ai prévu de démarrer, au printemps ou à l’automne prochain, ma nouvelle série personnelle. C’est un projet sur une famille de classe moyenne. Je veux jouer sur l’adolescence avec la perte de communication entre les parents et leur fille qui va se créer une vie indépendamment. J’ai trouvé un décor magnifique qui m’inspire : un hôtel des années 50. Il a des allures d’un James Bond. Je vais pouvoir ainsi puiser dans les références que j’aime de la pop culture.

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Faces cachées par Malo
Incarnatio Éditions
2021, 156 pages, 49 €

J’aime cet instant où je retrouve mon équipe sur le lieu du shooting, où je prépare l’éclairage et la mise en scène. Le côté technique se mêle déjà à l’émotion.

Malo