
Par Harry Kampianne
Les étranges créatures du docteur Sabatté peuvent paraître à la fois inquiétantes et fascinantes. Quels sont les personnages de cet odyssée sculptural et pictural ? Des loups, des végétaux, des entités hybrides, filiformes, écorchés… merveilleuse dualité entre l’effroi et le désir faite de poussières, de cheveux, de peaux, de pollen, de curcuma et de matériaux aussi rugueux que le ciment, la craie, le charbon, la poudre de métal parfois noyés dans un océan de couleurs aquatiques, de gris et de noirs charbonneux et contrastés. Son cœur artistique est tellurique, dû à une enfance et une adolescence passées à La Réunion, île réputée pour son relief escarpé, sauvage et volcanique. Lionel Sabatté ne dissèque pas, il extirpe de ses souvenirs une géographie terrestre, végétale et animale où se mêlent spectres, abeilles, licornes et autres chimères.
L’île de La Réunion a-t-elle encore une influence majeure sur l’ensemble de ta création artistique ?
Oui. J’y ai passé une bonne partie de ma jeunesse. De dix à vingt ans exactement. Il y a beaucoup d’éléments de mon travail qui sont liés à mon passage sur cette île. Mes personnages faits de ciment teintés en noir me font penser à la lave du volcan Le Piton de la Fournaise. Lors de sa dernière éruption (décembre 2021), j’y suis monté quelques jours après que l’interdiction fût levée. Il y avait encore de la lave toute fraîche, fumante, qui du coup m’ont inspiré pour créer des personnages qu’on croirait extirper du centre de la terre. Ce sont bien sûr des choix inconscients mais il y a beaucoup d’influences liées à la nature ou au vivant, même dans mes peintures. On peut penser à des îles ou des chrysalides flottantes en périphérie ou au centre de la toile. Dans chacune des pièces de mon travail, il est possible d’extirper des éléments en rapport avec La Réunion. C’est une île toujours en plein dynamisme tellurique, ne serait-ce qu’avec le volcan. C’est une énergie que je retransmets sans le vouloir aussi bien dans mes sculptures souvent figuratives, mes peintures plus abstraites ou mes dessins.
Quand j’étais à La Réunion, je voyais souvent des communautés, comme les tamouls, qui faisaient des marches sur des braises de feu étalées sur des dizaines de mètres, un exercice qui s’avère être en réalité un contrôle de soi et de ses peurs. Je m’en suis inspiré pour réaliser un tableau de 1m75 sur 1m62 composé de plusieurs milliers de fragments de peaux de pieds que je récupérais chez des podologues. Je les ai assemblées et collées entre elles pour finir par en faire une sorte de tissu que j’ai présenté lors de ma dernière exposition au musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne.
En dehors du lien avec ce rituel, pourquoi avoir choisi un tel matériau ?
Le fait que nous étions en plein confinement lorsque j’ai commencé ce travail faisait sens parce que c’était une période où l’on était éloigné, on ne pouvait pas se toucher et s’embrasser. Assemblées et collées les unes aux autres, ces peaux intimes, qui peuvent paraître rebutantes, devenaient un écran à la fois lumineux et translucide. C’est le contact de ces peaux qui devient lumière. C’est une pièce unique et circonstancielle qui n’aurait pas pu être conçue en dehors du confinement et qui m’a demandé un an de travail.
Lionel Sabatté – Tissu de Peaux mortes (détail) – 2020/21, 175 x 162 cm © Rebecca Fanuele
Lionel Sabatté – Tissu de Peaux mortes – 2020/21, 175 x 162 cm © Rebecca Fanuele
Lionel Sabatté – Tissu de Peaux mortes – 2020/21, 175 x 162 cm © Rebecca Fanuele



As-tu travaillé seul ou avec des assistants ?
Je travaille généralement seul. Mais pour cette pièce qui nécessitait énormément de patience et de temps, j’ai travaillé avec une quinzaine de personnes. Sinon, j’ai un assistant à temps plein qui m’aide pour les tâches administratives, la maintenance d’atelier ou parfois la préparation du ciment et la finition des soudures.
Avais-tu déjà une pratique et une ambition artistique lorsque tu es arrivé en France ?
Non pas vraiment. Je venais en métropole pour terminer mes études de professeur de sport. Je dirais que dès mes huit, neuf ans, j’ai eu une pratique artistique sans en définir la portée. Je réalisais des petits crânes en pâte à sel ou des dessins d’animaux fantastiques mais je ne savais pas trop ce que ça voulait dire d’être un artiste.
À partir de quel moment as-tu pris conscience que tu voulais devenir un artiste ?
Lorsque j’ai été reçu au concours de l’École supérieure des Beaux-Arts de Paris. J’y suis resté six ans, j’ai traîné, je ne voulais pas partir. En vérité, j’ai surtout retardé au maximum l’entrée dans la vie active pour ne pas affronter la précarité et l’absence d’atelier.
Qu’est-ce que ça signifie pour toi « être un artiste » ?
J’aurais envie de dire qu’il y a plusieurs manières d’être artiste. Le fait de pratiquer un art, c’est déjà être artiste. Il n’y a pas de définition spécifique. Pour moi la manière la plus noble d’être un artiste, c’est de s’inscrire dans un dialogue avec l’histoire de l’art et sous un angle social d’arriver à faire reconnaître et partager son travail. L’instabilité financière peut être un vecteur puissant de création chez un artiste mais elle ne doit en aucun cas devenir la source principale. Je pense qu’il faut se créer du temps et de l’espace pour se donner entièrement à sa création. Certains artistes combinent financièrement avec de l’enseignement, moi j’ai choisi de limiter au maximum les activités périphériques et de m’en tenir qu’à mon travail d’atelier.
As-tu eu des propositions pour enseigner dans une école ?
Non. Mais au début en sortant des Beaux-Arts, j’ai fait des jobs alimentaires comme caissier, déménageur, modèle dans des cours de dessin. J’ai eu de longues années où mon travail d’artiste n’était pas rémunérateur.
À quel moment as-tu senti une véritable reconnaissance de ton travail ?
Ça s’est fait par étapes. La grande diversité de médiums employés dans ma production artistique ne m’a pas aidé. Le lien n’a pas été facile pour établir une réelle connexion entre mes dessins, mes peintures et mes sculptures. Le milieu de l’art a mis un petit moment à comprendre que c’était un tout cohérent. Au début, on me considérait surtout comme un dessinateur suite à ma participation à DrawingNow. Mais la véritable reconnaissance est arrivée en 2011 avec La Meute, une série de loups sculptés réalisée à base de poussière et présentée au Museum d’Histoire naturelle. Il y a eu une très grosse visibilité sur cette pièce qui m’a permis de me faire connaître comme sculpteur, et plus tard comme peintre quand j’ai commencé à les montrer. Au début, j’avais tendance à me terrer dans mon atelier. Aujourd’hui, je me sens beaucoup plus à l’aise pour parler de mon travail.

Tu as également un atelier à Los Angeles. Qu’est-ce qui t’a amené à avoir un pied à terre là-bas ?
Je suis arrivé dans cette ville par le biais d’une résidence d’artistes dans laquelle je suis resté trois mois. Ensuite, j’ai eu l’opportunité de participer à des expositions collectives avec des artistes du coin et de trouver un atelier sur place. Ce qui m’a permis dernièrement de faire une expo à New-York avec la galerie Ceysson & Bénétière qui me suit depuis 2018. Mais depuis le Covid, tout mon travail de création est centralisé en France, ce qui ne m’empêche pas de monter des expositions aux États-Unis, en Europe ou même en Asie. Je suis à un stade de ma carrière où les pièces que je produis sont de plus en plus denses et nécessite beaucoup de concentration et d’énergie. C’est aussi un besoin de renouvellement.
Comment es-tu perçu en Asie ?
Bien. Surtout en Chine au niveau de mes peintures. Pour ce qui est des matériaux comme la poussière, les peaux mortes avec lesquels je travaille, c’est perçu différemment. Je me souviens d’avoir montré des sculptures en poussière que j’avais positionné en hauteur, ça a été très mal vu du public. Je n’ai pas vraiment compris la raison. J’ai eu aussi des chinois qui m’ont acheté des pièces sous conditions que leurs peaux mortes ou leurs rognures d’ongles soient réunies avec celles d’une personne qui leur était chère. Pour eux, cela correspondait à des portraits de couples. Leur perception du rapport au corps est totalement différente de la notre. J’ai une galerie qui me représente actuellement à Singapour.
Penses-tu que les artistes français soient correctement représentés sur la scène artistique internationale ?
J’ai l’impression que ça va en s’améliorant. Toutefois, je crois que c’est dû aux artistes eux-mêmes qui deviennent de plus en plus anglophones et font l’effort de se déplacer. Si je prends mon expérience personnelle et mon atelier à Los Angeles qui me sert aujourd’hui de stockage, j’ai travaillé là-bas, j’ai eu des expositions et donc une visibilité du public et des collectionneurs américains. Il y a ce levier des résidences d’artistes dans le monde entier qui permet d’établir des liens avec d’autres cultures. Ce que j’ai pu identifié ces dernières années en France, ce sont de nouvelles générations de collectionneurs très actifs et passionnés soutenant la scène française. L’inconvénient, c’est que pas mal d’artistes peuvent se contenter de ce genre d’univers et ne pas vouloir s’exporter. L’instabilité, dans pareil cas, peut être motrice et bénéfique pour se renforcer sur la scène internationale. D’après mon ressenti, je pense que les artistes français sont de mieux en mieux appréciés sur la scène artistique internationale. Il y a une réelle diversité. En réalité, l’étape du voyage est très importante pour un artiste qui souhaite s’inscrire dans la durée.
Lionel Sabatté – Vue partielle d’atelier – © Harry Kampianne
Lionel Sabatté – Vue partielle d’atelier – © Harry Kampianne
Lionel Sabatté, peinture au pollen sur plaque d’acier, 150x100cm, 2022. © Harry Kampianne
Les abeilles de Lionel Sabatté. Oxydation de poudres métalliques sur papier, 2022 © Harry Kampianne
Les abeilles de Lionel Sabatté. Oxydation de poudres métalliques sur papier, 2022 © Harry Kampianne
Les abeilles de Lionel Sabatté. Oxydation de poudres métalliques sur papier, 2022 © Harry Kampianne






Prochaines expositions :
– Champagne Pommery du 07/04/22 au 07/04/23
– Art Paris du 07/04 au 10/04
– Château de Chambord, été 2023, exposition solo
Lionel Sabatté en 7 dates :
1975 : Naissance à Toulouse. Vit et travaille à Paris et Los Angeles
2003 : Diplômé de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris
2011 : La Meute, sculptures de loups en poussière au Museum d’histoire naturelle
2017 : Prix de dessin Drawing Now
2018 : Prix des Amis de La Maison Rouge, Fondatiion Antoine de Galbert
2019 : Prix de peinture de Fondation Del Duca
2021 : Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne
Site officiel
