Portrait de Laurence Bertrand-Dorléac – Jérôme Neutres
Portrait de Laurence Bertrand-Dorléac – Jérôme Neutres

Laurence Bertrand-Dorléac – Jérôme Neutres

Curateurs

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Première exposition au Grand Palais consacrée à l’intelligence artificielle, Artistes & Robots présente un ensemble foisonnant d’oeuvres multiformes nées de l’intégration de dispositifs robotiques dans le processus créatif. Des oeuvres dévoilant l’ossature gracile et la dynamique irrépressible de notre monde où triomphent l’implacable élégance et la puissance glaçante du calcul des machines.

S’agit-il d’une évolution ou d’une rupture ? L’œuvre, affranchie de la main de l’artiste, lui est-elle encore soumise ou vogue-t-elle désormais dans un espace qui lui est propre ? Pour mieux comprendre les enjeux de cette mutation, nous rencontrons les commissaires de l’exposition ; Laurence Bertrand-Dorléac et Jérôme Neutres.

Le Grand Palais accueille pour la première fois l’art robotique dans ses espaces. Quelles raisons vous ont conduit à présenter cette exposition ?

Laurence Bertrand Dorléac : Nous avons organisé cette exposition « Artistes et robots » pour montrer que les artistes qui s’intéressent aujourd’hui aux nouvelles technologies et à l’intelligence artificielle s’inscrivent dans l’histoire de l’art sur une longue durée. Le fait qu’elle soit au Grand Palais, un lieu dédié aux Beaux-Arts, est le signe qu’on ne peut cantonner le numérique à un musée technologique ou scientifique. Depuis les grottes préhistoriques, les artistes s’intéressent à leur milieu technique en pleine évolution. Ceux d’aujourd’hui posent des questions déjà très anciennes, mais avec des moyens radicalement nouveaux qui leurs permettent de créer de façon différente et de manière exponentielle, générative et immersive des formes qu’ils n’avaient pas la possibilité de créer sans ces outils nouveaux.

Jérôme Neutres : L’art robotique qui regroupe à la fois l’art informatique, le computer art né dans les années 1960, les machines à créer nées dans les années 1950, l’art génératif et algorithmique, a toute sa place ici puisque depuis la naissance du concept d’intelligence artificielle en 1956, les artistes investissent toutes les nouvelles technologies de l’IA pour donner à voir de nouvelles formes visuelles, de nouvelles œuvres plastiques inédites …

Cette exposition raconte une histoire qui est une page de l’Histoire de l’art dont la création robotique, ses différentes écoles et mouvements font partie. Elle concerne tout à chacun se posant des questions sur l’intelligence artificielle, sur l’avenir d’une société qui se robotise et où la machine prend une place toujours plus prégnante. Il s’agit d’une exposition croisant un sujet de société devenant aussi un lieu de débat dans l’espace public.

Cette exposition raconte une histoire qui est une page de l’Histoire de l’art dont la création robotique, ses différentes écoles et mouvements font partie. 

Lorsque la performance repose sur la technologie, quelle est la place de l’art ? Et de l’artiste ?

L-B-D : La performance ne repose pas sur la technologie mais elle l’utilise. Ce sont des artistes à part entière qui ont généralement des formations tout à fait classiques comme les Beaux-Arts et les Arts Décoratifs, qui savent dessiner mais qui, à un moment donné, décident de prolonger leur œuvre et de la rendre différente par ces nouvelles technologies. Elles ne sont donc qu’un outil auquel l’artiste délègue une partie de ses pouvoirs.

J.N : Ce qui est intéressant dans cet art robotique, c’est qu’il parachève de libérer l’œuvre d’art de la main de l’artiste. Il y a ce cliché qu’une œuvre d’art n’en serait vraiment une que si elle était faite de main d’homme. Or, il y a tout juste cent ans se tenait l’exposition « Rodin » bien qu’aucune sculpture présentée ne fut exécutée des mains de l’artiste. L’idée de déléguer la fabrication d’une œuvre est aussi ancienne que l’art. Ce qui est intéressant ici est l’observation de que ces œuvres donnent à voir, de se demander s’il s’agit encore de création artistique.

Il y a quatre générations d’artistes dans cette exposition. Certains sont nés en 1915, d’autres dans les années 1980. Ils ont un regard critique très singulier sur la société et notre environnement ultra connecté qui nous aide à mieux penser le monde. Beaucoup d’œuvres dans cette exposition en soulignent l’inquiétante étrangeté, mais aussi la fragilité. Je pense au travail de Catherine Ikam, de Christa Sommerer et Laurent Mignonneau représentant l’incroyable facilité avec laquelle nous pouvons composer la peinture d’un visage grâce aux technologies, et comment elle peut disparaître en une seconde. Cela nous fait penser à toutes ces datas, à toute cette mémoire du monde que l’on accumule sur des ordinateurs et qui peut disparaître d’un claquement de doigts à cause d’un bug.

La performance ne repose pas sur la technologie mais elle l’utilise. 

La présence de la technologie qui anime l’œuvre pose-t-elle la question de sa fiabilité et de sa durabilité ?

L-B-D : D’une certaine manière, ces œuvres sont aussi durables, sinon plus, qu’un chef d’œuvre auquel il peut arriver beaucoup d’avanies. Différents régimes informatiques ont effectivement tendance à évoluer. Nous sommes néanmoins parvenus à restaurer deux robots anciens dont un de Nicolas Schoffer réalisé en 1956.

Doit-on craindre que le robot dépasse l’artiste ?

L-B-D : En ce moment, l’inquiétude augmente quant aux discours performatifs des transhumanistes nous prévenant du grand remplacement par les robots ou de la vie éternelle. Je pense que cela renvoie au discours de la croyance. Les scientifiques expliquent qu’il n’y a aucune preuve de cela. Il est très compliqué de créer un humain et je ne crois pas du tout à la supériorité du robot. Il s’agit d’un discours catastrophe inventé depuis les psaumes du Ve siècle avant Jésus-Christ. On pense que la créature artificielle pourrait dépasser son créateur, leitmotiv de toutes les fictions depuis que les humains en ont inventées. Il peut être bénéfique de se faire peur et il est vrai que les robots peuvent faire de plus en plus de choses, mais cela ne veut absolument pas dire qu’ils sont en roue libre.

L’art digital attire-t-il les collectionneurs ?

L-B-D : Je crois qu’il existe déjà des collectionneurs de cet art construit à partir de robots et je pense qu’il en existera de plus en plus, comme il existe des collectionneurs de photographies alors qu’au XIXe siècle, personne n’aurait imaginé qu’elle aurait accès au marché de l’art.

Quel est l’avenir d’un art s’alliant à la machine ?

J-N : Quand on voit à quel point les technologies évoluent d’années en années dans le domaine robotique, il y a fort à parier que des milliers de propositions artistiques apparaîtront et qu’après Artistes et robots, nous aurons dans quelques années Artistes et robots : chapitre deux, chapitre trois... Il y a encore beaucoup de créations à venir grâce à l’alliance entre les artistes et les machines.

Site officiel

Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par-là sur l’intervention elle-même, aillent peut-être jusqu’à modifier merveilleusement la notion même de l’art.

Paul Valéry