Portrait de Klaus Pinter
Portrait de Klaus Pinter

Klaus Pinter

Sculpture

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A. F. : Beaucoup d’artistes font aujourd’hui des œuvres que l’on dit in situ. Il s’agit d’une formule qui est parfois énoncée par l’artiste lui-même, ou attribuée a posteriori par les critiques d’art. Que peux-tu nous dire à ce sujet ?

Giovanni Lista : En fait, la formule in situ est notamment utilisée en France. En Italie, par exemple, on préfère parler de site-specific art et donc d’une œuvre site-specific. Dans les deux cas, je veux dire au-delà de la différence de ces deux formules, qui sont d’origine latine même si certains les prononcent comme si elles étaient d’origine anglaise, il s’agit toujours d’une œuvre d’art qui a été conçue en étroite relation avec un lieu, avec un espace précis, c’est-à-dire à partir des caractéristiques de forme, de volume ou de couleur d’un lieu, muséal ou autre. Ce sont ces caractéristiques du lieu qui sollicitent l’intervention de l’artiste, déterminant ses choix propres. Par conséquent, l’œuvre ne peut plus être déplacée, ce qui changerait sa signification. Il est évident que certaines formes d’art contemporain, comme l’installation, ne sont concevables que par rapport à un lieu et à ses propriétés concrètes.

L’exemple le plus retentissant d’une œuvre in situ a été la participation de Daniel Buren à la sixième exposition internationale du Guggenheim Museum à New York, en 1970. Comme à son habitude, Buren avait envoyé une immense toile à bandes alternées blanches et bleues de 8,7 cm chacune, en exigeant qu’elle soit accrochée de façon qu’elle se trouve pendue en biais dans le grand espace vide qui se trouve au centre de la célèbre spirale du musée. En y voyant la velléité fort déplacée de jouer le rôle du protagoniste de la part d’un artiste français, les artistes américains ont réagi très mal. Menés par Dan Flavin, ils ont aussitôt menacé de retirer leurs œuvres de l’exposition si le musée persistait à vouloir exposer cette énorme toile de Buren qui bouchait littéralement l’espace central du musée. Ainsi, l’œuvre a été retirée, ce qui a permis à Buren d’exploiter pendant des années le fait d’avoir été censuré par un musée américain ! Buren expliquait a posteriori que son œuvre in situ était en réalité une critique subtile de la spirale conçue par Frank Lloyd Wright, laquelle rendrait difficiles l’accrochage et l’analyse des œuvres lors des expositions….

A. F. : Il s’agit donc d’une problématique essentiellement liée à certaines formes d’art contemporain ?

Giovanni Lista : Pas forcément. En octobre 1988, lors d’une exposition mémorable sur le XVIIe siècle italien, au Grand Palais, à Paris, le scénographe italien Pier Luigi Pizzi avait reconstitué les conditions de visibilité de chaque tableau. Et le visiteur se rendait immédiatement compte du fait que l’œuvre in situ a toujours existé. En particulier lors de la commande d’un tableau religieux, l’artiste connaissait l’autel où on allait placer son œuvre, si elle allait être encadrée par des colonnes en porphyre rouge foncé, si on allait la percevoir en contre-plongée, etc. Prenons un exemple concret. En 1562, les pères bénédictins du monastère de San Giorgio Maggiore, à Venise, ont commandé au peintre Véronèse Les Noces de Cana pour le réfectoire du couvent. Véronèse savait parfaitement où les moines allaient accrocher son tableau, à quelle distance on pourrait l’observer, la couleur des parois du réfectoire, etc. C’est la raison pour laquelle, entre autres, il a peint des personnages presque grandeur nature…

A.F. : Quels sont les artistes qui s’expriment aujourd’hui par des œuvres conçues in situ, peux-tu m’en citer quelques-uns en indiquant la particularité de leur travail ?

Giovanni Lista : La plupart des œuvres des artistes du groupe italien de l’Arte Povera ont été conçues in situ car elles s’impliquent directement dans l’espace physique où elles ont été produites. En France, on peut citer la série de travaux intitulée « Monumenta » dans laquelle on appelait un artiste à investir l’immense espace de la nef en croix sous verrière du Grand Palais, avec des résultats parfois réussis, mais pas toujours. C’était Anselm Kiefer en 2007, Richard Serra l’année suivante, puis Christian Boltanski en 2010, Anish Kapoor en 2011, Daniel Buren en 2012, le couple Emilia et Ilya Kabakov en 2014. Puis la série a cessée après l’installation « Empires » réalisée en 2016 par Huang Yong Ping…

A.F. : Oui, je comprends bien, mais dans le cas de « Monumenta » il s’agissait d’une sorte de choix a priori, de fait les conditions étaient presque imposées à l’artiste choisi qui était obligé de s’y conformer. L’artiste devait ainsi se confronter avec cet énorme espace vide du Grand Palais selon le défi imposé par le CNAP (Centre National des Arts Plastiques)…

Giovanni Lista : Oui, tu as raison. C’est d’ailleurs à cause de ce challenge très spécial qu’il y a eu des ratés… Citons alors l’empaquetage posthume de l’Arc de Triomphe par Christo, à Paris, en 2021, qui a été une œuvre in situ consistant à recharger sémantiquement un monument que l’on voit tous les jours. Empaqueté, puis désempaqueté, le monument attire à nouveau le regard, il provoque une nouvelle perception de ses formes. En revanche, un artiste qui travaille aujourd’hui presque exclusivement in situ est l’autrichien Klaus Pinter. À ses débuts, il a fait partie du groupe Haus-Rucker-Co, dont il a été cofondateur, lequel s’est fait connaître pour ses réalisations à New York, Düsseldorf, Cassel, etc., et notamment à Paris, en 1977, lors de l’inauguration du Centre Pompidou. À cette occasion, dans le forum du centre, le groupe avait présenté l’œuvre « Archéologie de la ville », une gigantesque installation en acier sur le thème des transformations du tissu urbain qui, par leurs dimensions modulaires, effacent la mémoire collective s’incarnant précisément dans la forma urbis. Au lendemain de cette création, Klaus Pinter a choisi de mener une activité artistique indépendante. Il a d’abord travaillé en solitaire, par exemple en présentant « Wiener Mischung » [Mélange Viennois] en 2000, à la Villa Hermès, qui est le siège des Museen der Stadt de Vienne. Il s’agissait d’une installation éphémère qui mettait en contraste les bustes sculptés, conservés dans les réserves du musée, avec l’explicitation en fil de fer de leurs mouvements potentiels ou de leurs élans. En d’autres mots, l’œuvre opposait les volumes tridimensionnels figuratifs et un travail graphique abstrait, exprimé par les compositions en fil de fer.

Puis Klaus Pinter s’est presque exclusivement consacré à une sorte de complémentarité assez austère voire ascétique : il n’intervient que sur des monuments publics, célèbres et très connus, par l’intrusion de corps étrangers censés porter à épiphanie leur typologie formelle. Par exemple, il est intervenu en 2002 au Panthéon de Paris, en y introduisant deux grandes sphères, l’une posée au sol, à l’endroit correspondant à la croisée du transept, l’autre suspendue près de l’ancienne abside (Le Panthéon était l’église Sainte Geneviève transformée en 1791 en temple laïc des Grands Hommes). Cette intervention de Klaus Pinter s’appelait de façon explicite « Rebonds », car elle matérialisait en volume la rondeur sphérique de la coupole, que l’on perçoit en négatif depuis l’intérieur du monument, en la restituant comme une boule à la fois cinétique et fluide. Son complice de toujours est l’architecte Stéphane Ricout qui lui garantit, à chaque fois, la faisabilité de ses projets en termes de stabilité, tenue, etc. En 2006, Klaus Pinter a conçu une sculpture pneumatique suspendue, appelée « La Conquête de l’air », pour l’Albertina Museum de Vienne. En 2011 il a réalisé « Le Cocon », sorte de sculpture flottante, imaginée comme installation éphémère pour la chapelle baroque des Jésuites à Cambrai. À chaque fois, il visite les lieux, s’empreigne de leurs caractéristiques formelles, de leur typologie particulière, puis il décide d’y introduire ses corps étrangers qui doivent s’accorder par contraste, ou par une analogie poétique révélatrice, avec le lieu. En 2018, au Centre Arts et Nature de Chaumont-sur-Loire, pour « En plein midi » il a pratiquement redoublé la célèbre sphère conçue par Olbrich au sommet du Palais de la Sécession de Vienne, mais en l’installant dans l’espace exigu d’un portique très étroit, ce qui sollicite une perception bien différente. Sa dernière réalisation s’appelle « L’envol », installée en 2021 au Musée Ernest Cognacq, sur l’Île Saint-Martin de Ré. Il s’agit d’une forme organique ancrée comme un ballon prêt à s’envoler, dans l’espace très géométrisé de l’atrium du musée.

A.F. : Pour conclure : que faut-il penser de cette tendance d’œuvres réalisées in situ ?

Giovanni Lista : L’évolution de l’art est constante, surtout à l’époque moderne. Les avant-gardes historiques de la première moitié du XXe siècle, puis les néo-avant-gardes de la seconde moitié, ont inventé le tableau-objet, l’assemblage, le happening, l’installation, le collage, le photomontage, la performance, etc., mais l’œuvre d’art in situ a existé depuis toujours, même si ce n’est peut-être qu’aujourd’hui que nous en avons pleinement conscience, au moment où elle est en train de devenir un genre à part entière. Il est pourtant évident que lors des peintures rupestres du paléolithique, par exemple, l’artiste travaillait in situ puisqu’il était obligé de choisir les portions les plus lisses de la paroi rocheuse pour y appliquer ses empreintes.

Par ailleurs, dans la grotte d’Altamira, en Espagne, qui remonte à plus de 15000 ans, l’artiste a exploité les renflements naturels de la voûte de la grotte en les identifiant aux gibbosités, c’est-à-dire à « la bosse », des bisons qu’il a représentés. Il s’agissait donc d’un travail exécuté in situ, en s’adaptant aux particularités du lieu. Et cela se situe aux débuts les plus lointains de l’histoire de l’art. En revanche, il est clair qu’il ne restera aucune trace de la plupart des œuvres d’aujourd’hui conçues in situ. Nous allons dans les musées pour admirer les chefs-d’œuvre du passé, les tableaux qui ont été peints de façon traditionnelle, en utilisant un pinceau, des pigments et une toile montée sur un châssis.

Mais que restera-t-il du travail d’un Klaus Pinter ? Il sera forcément oublié. Et il le sait puisque ses créations s’en tiennent à la plus scrupuleuse complémentarité, par rapport au lieu monumental choisi, et qu’il qualifie lui-même d’« éphémères » ses interventions introduisant des corps étrangers dans des monuments publics. La fin du temps de l’exposition de ses interventions coïncide avec le démontage et la destruction de ses installations éphémères.

Cette constatation me fait penser à une grande prophétie de Filippo Tommaso Marinetti. Dans l’un de ses manifestes futuristes, publié en 1910, il fustigeait les symbolistes parce qu’ils avaient la passion ridicule des choses éternelles, c’est-à-dire « le désir du chef-d’œuvre immortel et impérissable ». Et Marinetti de conclure : « À la conception de l’impérissable et de l’immortel, nous opposons, en art, celle du devenir, du périssable, du transitoire et de l’éphémère (…) Nous enseignerons à aimer la beauté d’une émotion ou d’une sensation, parce qu’elle est unique et destinée à s’évanouir irréparablement ». Il s’agissait d’une prophétie qui a désormais rejoint l’actualité…

L’œuvre d’art in situ a existé depuis toujours, même si ce n’est peut-être qu’aujourd’hui que nous en avons pleinement conscience, au moment où elle est en train de devenir un genre à part entière.

Giovanni Lista