Portrait de Jeanne Vicérial
Portrait de Jeanne Vicérial

Jeanne Vicérial

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Créatrice de mode, designeuse, artiste, chercheuse… Jeanne Vicérial est une artiste plurielle qui porte un regard critique sur le monde de la mode qu’elle repense et réinvente dans son atelier baptisé « Clinique Vestimentaire ». Passée chez Hussein Chalayan à Londres, elle a soutenu une thèse de doctorat à l’Ecole des Arts Décoratifs et à l’École des Mines ParisTech et a été pensionnaire à la Villa Médicis à Rome. Entre création et innovation donc. Telle Ariane, elle tisse avec un seul fil qui peut mesurer jusqu’à 150 km de long, mais point de labyrinthe, plutôt une machine qu’elle a inventée pour sa technique, le « tricotissage ». Chirurgienne du vêtement, elle panse et pense autant les âmes que la mode, en remettant l’individu au cœur de tout projet.

Il existe plusieurs dimensions dans votre travail : vous êtes à la fois designer, créatrice de mode, plasticienne, chercheuse. Comment vous définissez-vous ?

C’est la bonne question que je me pose tout le temps ! Je suis chercheuse à la base, c’est en cela que j’envisage la création comme un espace de recherche permanent qui m’amène soit vers le design industriel, soit vers l’artisanat ou l’art. Je ne me définis pas vraiment, mais comme je suis de plus en plus amenée à faire de la sculpture, je me présente donc de plus en plus comme plasticienne. Selon les projets, j’ai différentes casquettes.

Est-ce que poser cette question est typiquement « français » ?

Oui, j’ai beaucoup plus de souci en France par rapport à ma pratique et pour revendiquer ma place d’artiste ou de designer, puisque je viens du costume et de la mode. En Italie, en Angleterre ou dans les pays du Nord, la question s’est moins posée et on me comprend comme une artiste pluridisciplinaire ou une chercheuse.

Votre travail s’appuie sur le corps humain, vous allez jusqu’à explorer ce qui se passe sous la peau et ainsi, à reproduire les réseaux de muscles et de nerfs. Comment en parlez-vous ? 

Mon sujet est vraiment le rapport au corps et au vêtement. Lors de mes études de costumière, j’ai appris à travailler sur un corps unique qui était celui d’un comédien : on créait le vêtement sur-mesure de façon artisanale, en écoutant la personne, ses complexes… Après, j’ai fait des études en prêt-à-porter où on étudiait plutôt des styles sur les mannequins normés ; je n’avais plus le rapport charnel avec la personne que j’habillais, puisque le cadre était fixé par les études de marché. C’est à partir de ce moment-là que la question du corps s’est posée. 

Ensuite, j’ai constaté que jusqu’aux années 1950, on travaillait essentiellement sur-mesure, donc on créait la silhouette par le vêtement, avec des aberrations comme le corset qui pouvait aussi provoquer des descentes d’organes chez la femme. Avec la révolution du prêt-à-porter, le rapport au corps a changé puisque on a modifié le corps pour qu’il corresponde à l’industrie de la mode et du textile. Chacun devient un consommateur.

Ce constat a été le point de non retour ?

En replaçant l’individu au début du processus, je me suis rendue compte combien on avait modifié notre corps pour qu’il corresponde à l’industrie, avec des régimes, la nutrition, des tatouages qui deviennent des bijoux sur-mesure, la peau un tissu et le couturier un chirurgien. C’est alors que j’ai passé beaucoup de temps dans les livres d’anatomie et que j’ai commencé à copier ces dessins d’anatomie musculaire avec du fil, sur les mannequins directement, jusqu’à développer cette technique de tissage, le tricotissage. Sous notre peau, il y a déjà un tissu, un textile. 

Il a donc été nécessaire de créer vos propres outils ? 

J’ai développé quelque chose qui n’existait pas vraiment en terme de construction textile, ça prenait beaucoup de temps à monter à la main, j’ai donc commencé à créer mes outils et mes protocoles. J’ai fait une thèse pour développer cette machine qui s’appelle tricotissage et ainsi aller plus vite dans mon travail. 

La spécificité également de cette machine est que vous utilisez un fil continu, c’est bien ça ?

Oui, j’utilise un mono-filament dont le diamètre varie comme si j’avais à ma disposition une palette de crayons de 0,5 mm à 5 mm ; il n’y a donc jamais de chute puisque j’utilise uniquement la matière dont j’ai besoin. Je dessine en trois dimensions avec la machine ou à la main.

Tout cela s’inscrit-il également dans une réflexion sur l’écologie ?

À la base non, mais tout coule de source : le fait d’avoir replacé l’individu au début du process implique qu’on ne peut pas lui proposer des choses qui ne seraient pas éthiques. La démarche écologique est arrivée naturellement puisque cette production est locale et sans chute.

Vous créez des vêtements faits pour être portés mais aussi des sculptures ? Il y a bien ces deux aspects dans votre travail ?

À l’origine oui, mais je conçois désormais uniquement des pièces uniques ou des costumes, j’ai arrêté de produire des vêtements en série, et je crée des sculptures qui ne sont pas mettables mais qui questionnent le système de la mode.

De quelle façon ? Par rapport à la production ?

Mon atelier s’appelle « Clinique Vestimentaire », il s’agit donc d’un endroit où l’on pense et panse le vêtement différemment, jusqu’à l’emmener à un statut qui est celui de l’art tout en questionnant le monde de la mode. Je conçois mes expositions comme des défilés de sculptures statiques ; les visiteurs se trouvent au centre et sont les vrais corps qui défilent au milieu de mes sculptures.

Je souhaite amener ces questionnements autour de la mode dans les musées, les expositions, les pièces de théâtre, et l’aborder d’un autre point de vue, technique, technologique et peut-être aussi onirique. 

On est bien loin de l’homme de Vitruve de Léonard de Vinci, qui donne une mesure du monde ou du Modulor du Corbusier, qui tente de normaliser les espaces ? 

Oui, bien qu’il faut la norme et la mesure pour faire société, l’idée est que la mesure est propre à chacun même si on fait partie d’un groupe. 

Le mode de présentation dans une exposition est-il toujours le même, à savoir présenter les œuvres sur des mannequins ?

Il y a plusieurs catégories : il y a le dessin classique, les pièces à la croisée du vêtement et de la sculpture – qui sont présentées sur des mannequins d’atelier type Stockman – et les pièces travaillées autour du mannequin qu’on ne peut plus détacher, ce sont des sculptures en tant que telles. Je fais aussi des collaborations pour lesquelles j’utilise de la résine ou avec des photographes.

C’est-à-dire ?

J’ai beaucoup travaillé avec Leslie Moquin, notamment lorsque nous étions en résidence à la Villa Médicis à Rome en 2020. Étant donné que je n’avais pas pu recevoir mes matériaux à cause d’un problème de livraison, j’ai cueilli les fleurs présentes dans le parc et j’ai commencé à faire une critique de ce pouvait être les saisons dans la mode, donc j’ai créé une collection qui n’existe pas ou qui est juste une image. La seule trace est cette série d’autoportraits. Nous avons pris une photo par jour pendant 40 jours. Après, j’ai fait sécher les fleurs pour les conserver et les intégrer à une autre série : les Vénus ouvertes.

La monumentalité de vos sculptures renvoie aux korês de la Grèce antique, ces statues-colonnes au corps prisonnier dans la matière. L’antiquité fait-elle partie de vos sources d’inspiration ?

Au début, j’ai travaillé sur l’intérieur du corps et sur une série de sculptures que j’appelle les « Armors », ce sont des sculptures de défilé statique qui questionnent une autre partie de l’épiderme et plus particulièrement les réactions de défense lorsqu’on s’est blessé : les bleus, les ampoules ou la corne. Ce sont pour moi comme des « organes vestimentaires » comme je les appelle. Je construis ces sculptures qui sont des protections placées à certains endroits du corps. Je les appelle les « Armors » car elles reprennent cette idée d’armure et en même temps, on peut glisser la main à l’intérieur puisque ce n’est que du fil. Elles n’ont en réalité aucune fonction de protection. C’est un peu cette idée-là, et oui, la mythologie est très présente. Pour chacune des pièces, je mélange au minimum trois folklores ou trois principes de construction de vêtements archaïques comme vous le dites : on retrouve le rectangle, le carré, le cercle que l’on retrouve un peu partout dans l’histoire du costume et sur la planète. 

Pourriez-vous prendre un exemple pour illustrer les entrecroisements de cultures, d’histoires ?

La Madone, qui est l’idée d’une gorgone qui remet sa tête sur son tronc, est un mélange entre l’armure japonaise, la coiffe espagnole et le costume traditionnel russe. À partir de ces bases, je construis toute une mythologie qui n’existe pas.

C’est une mythologie que vous écrivez ou qui reste dans votre imagination ?

Cela dépend, il arrive que je l’écrive ou que je laisse cette interprétation libre.

Certaines de vos pièces évoquent des costumes pour des rituels de passage. Qu’en pensez-vous ?

De plus en plus je me pose la question car il y a potentiellement un rapport à la mort d’une certaine façon puisque ces pièces sont nées en plein Covid. Je les appelle « spectres » ou « pensées », donc on rejoint le début de notre discussion et à l’idée que dans le sur-mesure on oublie d’écouter le cœur ou l’esprit de la personne. Peut-être oui, est-ce un rite entre la vie, la mort, ou la représentation du corps ?

L’art tribal n’est pas non plus très loin, entre masques, vêtements en raffia et cordages… Il y a quelque chose de primitif…

Oui. C’est primitif car j’utilise juste du fil et une aiguille, donc rapidement je m’inscris dans une technique que l’humain a découvert il y a plusieurs milliers d’années donc je n’invente pas grand chose, je mixe pas mal de formes ou de choses qui ont été répétées à l’infini.

Dans cette réflexion, l’homme augmenté et les nouvelles technologies ont-ils leur place ?

Je me suis beaucoup posée la question du transhumanisme, d’ailleurs le premier texte que j’avais écrit était « u-Un corps sur-mesure » et la conclusion interrogeait la limite de ce corps sur-mesure, celui pour lequel on pourrait ajuster le thermostat et ainsi ne même plus avoir besoin du vêtement ! Ce sont des réflexions qui m’interrogent, par contre, je suis contre l’introduction de technologies dans le textile, tous ces tissus composés de matériaux composites sont déjà tellement complexes à recycler. J’adore les nouvelles technologies mais plutôt d’un côté maker, c’est-à-dire les utiliser pour nous aider à fabriquer différemment. Jamais je ne mettrais des capteurs ou des Leds dans mes pièces. La technologie peut apporter des solutions intéressantes, il faut trouver le juste équilibre.

Exposition de Jeanne Vicérial
ARMORS
Galerie TEMPLON
7 JANVIER – 4 MARS 2023
PARIS I 28 RUE DU GRENIER SAINT-LAZARE

Je conçois mes expositions comme des défilés de sculptures statiques.

Jeanne Vicérial