Portrait de Jean-Marc Rochette
Portrait de Jean-Marc Rochette

Jean-Marc Rochette

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« Au sommet… » l’ensemble de la presse et de la critique est unanime, Jean-Marc Rochette, peintre, sculpteur et auteur de bande dessinée, est, depuis quelques mois, quelques années, bel et bien « au sommet ». La formule peut paraître facile, seulement pour le grimpeur des Écrins qui se rêvait guide de haute montagne, envisager un tel sommet et l’atteindre ce n’est jamais oublier l’ascension périlleuse, exigeante, parfois meurtrière, l’ascension d’une vie avec son lot de descentes aux enfers et de résurrections. C’est surtout ne jamais oublier qu’un sommet appelle l’autre et que l’horizon azuré et incandescent, au-dessus des nuages, n’est jamais à conquérir mais bel et bien à contempler.

Pour celles et ceux qui doutaient encore que le neuvième art était un art majeur, Jean-Marc Rochette est de celles et de ceux qui réussissent à briser toute idée de hiérarchie malsaine dans l’Art. Sa seule exigence est l’intensité, la restitution d’une émotion brute que seule la nature réussit à nous retranscrire. Une restitution qui s’opère non sans douleurs mais à tous les niveaux, dans l’art de la mise en scène mais aussi dans le dessin tranchant de l’artiste comme dans les couleurs qu’il sait poser et confronter sur le papier, dans les huiles qu’il pose sur le bois ou la toile, la glaise qu’il travaille de ses mains.

L’adaptation par le cinéaste coréen primé à Cannes Bong Joon-ho du Transperceneige (Snowpiercer) dont il est le co-auteur sur un premier scénario de Jacques Lob, adapté également en série sur Netflix, a permis à Jean-Marc Rochette de retrouver les hauteurs et les sommets des Écrins. L’artiste y a dorénavant son atelier, celui de Paris suspendu en haut des Buttes Chaumont, ne lui dit plus rien.

Entretien au coeur des Écrins avec un peintre qui ne reniera jamais le fait d’être avant tout un auteur de bande dessinée, cet art majeur.

Quel est le fil d’Ariane dans ton parcours d’artiste ?

J’ai toujours voulu être libre. La liberté à l’époque où j’ai commencé, c’est à dire au milieu des années 70, c’était la bande dessinée, dans l’underground américain en particulier. Dans cet art-là il y avait une énorme liberté avec ou sans argent. Et c’est comme ça que j’ai commencé la Bande Dessinée en me disant que je n’aurai aucun compte à rendre. En refusant les contingences sociales qu’exigeait la peinture où il fallait plaire aux collectionneurs, aux galeries ou alors finir par être un Van Gogh maudit.

Cette liberté a-t-elle été réelle ou bien le parcours a-t-il été labyrinthique pour rester dans la métaphore du Minotaure et du fil d’Ariane ?

Je me suis perdu très souvent d’autant plus que cette fameuse liberté, qui n’était qu’un miroir aux alouettes, n’existait pas. Il fallait plaire à un public, aux éditeurs, aux rédacteurs en chef. Il fallait se faire payer. Même cette liberté finissait par s’évanouir. Et j’avais cette fâcheuse tendance à retourner vers la peinture. Ce va et vient me faisait perdre mes lecteurs et je me retrouvais dans des situations financières difficiles. Ma carrière est l’une des plus chaotique de cette profession.

Et paradoxalement l’une des carrières les plus intenses avec un sommet qui en appelle l’autre…

Disons que ma carrière est longue et même très longue puisque j’ai commencé quand j’avais 18 ans. J’ai eu un sommet dans l’underground avec Edmond Le Cochon puis ensuite avec le Transperceneige avec notamment l’adaptation du film et la série netflix. Le grand succès que j’ai avec la bande dessinée c’est à partir de 2018 avec Aile Froide, Le Loup et La Dernière Reine. Descendre et remonter. C’est en effet un cycle de catabases et d’anabases. Pour ce qui est de l’avenir et des prochaines ascensions et sommets, j’espère que ce sera du côté de l’écriture. Pour plusieurs raisons, je m’éloigne de la bande dessinée, je me plais énormément à écrire, l’écriture est mon viatique. Au Coeur de l’Hiver est le prochain ouvrage, à paraître en mars 2024.

Les catabases et les anabases me font penser au mythe de Sisyphe, dans son essence même mais aussi dans l’interprétation livrée par Albert Camus…

Si tu es un artiste disons authentique, que ce soit un tableau, une sculpture, un livre ou une bande dessinée, tu crées et tu retombes en bas. Et tu es obligé de repousser ton caillou. Est-ce que c’est une torture ? Une malédiction ? Non, au contraire. C’est une raison d’être. Il n’y a aucune absurdité ou perte de sens. Il y a au contraire énormément de sens, tu en donnes du sens, de la beauté notamment aux autres et ça c’est inestimable.

Je pensais à ce pas de côté de l’artiste, cette révolte en lien avec la liberté que tu évoquais…

La révolte je suis né dedans. Je le mentionnais lors d’un entretien à France Culture il y a peu. Mon père est mort en Algérie, j’avais un an, et donc j’ai été élevé dans une famille qui était révoltée par ce qui était arrivé. Par la suite, lorsque je me suis intéressé à l’art, j’ai aimé l’expressionnisme allemand parce qu’il y avait une révolte face à la pensée fascisante et nazie. L’art est là pour ça. Il faut casser les autorités. Par exemple dans la bande dessinée c’était voulu. Dans l’art pictural en revanche c’est plus difficile.
La liberté que j’ai pu chercher, était poussée par une révolte… Mais si «révolté» était un terme qui était assez juste pour moi il y a quelques années, il ne l’est plus maintenant.

Tu es plus dans un dialogue aujourd’hui…

Disons que j’ai été révolté jusqu’à il y a quatre, cinq ans. Mais depuis le dernier cycle de bande dessinée que j’ai réalisé, que je peins et que j’écris, depuis que je suis ici dans ce massif qui nous entoure, la révolte n’est plus de mise. Je me suis extrait d’une société qui me convenait qu’à moitié. Ici dans le massif des Écrins, je n’ai pas à être révolté contre le silence et la beauté de ces montagnes, de cette faune.

Je me répète, tu es plus dans un dialogue aujourd’hui avec cette nature mais aussi avec tous tes lecteurs et lectrices, les auteurs et toutes les autrices qui se retrouvent dans ton oeuvre notamment à la découverte d’Aile Froide. Est-ce que l’art est pour toi un dialogue à travers l’espace et le temps ? Je pense délibérément à Chaïm Soutine en posant cette question suite à sa discrète mais bienveillante apparition dans ton dernier ouvrage mais aussi dans ton autobiographie Ailefroide, altitude 3954

Oui, on a des maîtres. Dans le cas de Chaïm Soutine c’est plus que ça je pense. C’est le co-scénariste sur Aile Froide qui me disait «Soutine» «Soutien». Et effectivement c’est un soutien. Je peux raconter qui était Soutine, un juif de Lithuanie qui vivait dans une famille très misérable, qui avait un talent évident pour la peinture et qui a peint le rabbin du village. Et c’était interdit, il s’est fait tabassé, très violemment. Il y a là une première révolte. L’art est plus fort que le milieu, il y a eu une première transgression. Ça m’avait plu. Il part à Vilnius, il fait des cours de peinture et décide d’aller à Paris sans argent et sans maîtriser le français. Deuxième révolte. Tout ça avec cette espèce de volonté de rejoindre les maîtres, pour lui c’était Courbet, Rembrandt…

Donc il s’inscrit dans une Histoire de l’Art que moi je vénère. Soutine m’a donné du courage. Je me suis dit «Si tu es totalement authentique et si tu t’inscris dans une pensée de la peinture occidentale, a priori tu as des bornes, des buts, un sommet vers lequel tendre.» Et c’est pour ça que Soutine m’a marqué. Il a aussi une fin tragique. Soutine aurait pu aller aux États-Unis, il est juif or il fait le choix de rester en France malgré le nazisme. Il refuse de fuir. C’est là une révolte étrange mais une révolte. Il meurt en 1944. Oui… C’est un héros. Il y a des gens qui ont des héros de différentes manières. Moi, à chaque fois que je fais le tour, que je me demande qui est l’image tutélaire, pour moi c’est lui. Quand j’étais gamin, je faisais son portrait. Je devais avoir 14 ans, je le peignais tout le temps. Mais plus que tout c’est sa peinture qui me fascine. Cette peinture d’un courage incroyable.

Que tu as découvert au Musée de Grenoble… C’est la séquence d’ouverture d’Aile Froide

Grenoble mais pas seulement, ailleurs. La première fois que je suis monté à Paris c’était pour voir l’exposition à l’Orangerie de Soutine. J’étais très jeune, j’ai pris le train, hébergé chez un cousin en banlieue. Chaïm Soutine a toutes les qualités que j’aimerai voir chez un artiste. Une sincérité absolue, un courage et surtout une foi dans les anciens, dans la tradition à une époque où au début du XXème le dogme de la peinture a été cassé et tant mieux… Soutine a fait des natures mortes, un nu absolument sublime, peut-être l’un des plus beaux de tout le XXème. Il a fait une pièce de boeuf du niveau de Rembrandt alors qu’il vient de nulle part. Cette figure est un espoir pour tous les artistes.

Dans La Dernière Reine, ton personnage porte sur son épaule cette pièce de boeuf pour la remettre au peintre…

Ça c’est ce que je te disais hors-micro tout à l’heure : avec le scénario, il y a des miracles… Tu veux parler de Soutine, tu veux parler du boeuf écorché or tu traites d’une époque qui correspond et ton personnage principal est un fort des halles : tout est réuni. Il va l’amener à la cité Falguière. C’est une espèce d’Hercule qui le porte à bout de bras et le symbole est fort. Soutine explique ce qu’est la peinture à cet homme. La peinture c’est la recherche de l’esprit de la matière. Et sur une matière morte… c’est encore plus exigeant. Le boeuf écorché est un classique… et c’est un génie comme Rembrandt qui l’a initié.

Francis Bacon ensuite…

Oui, bien plus tard, Willem de Kooning aussi. C’était un fanatique de Chaïm Soutine. Et tout est parti de là. On ne peut pas être peintre sans avoir une dévotion pour cet homme, pour un peintre comme Soutine qui a cru dans cet art étrange qu’est la peinture alors que naissait la photographie. La photographie c’est exceptionnel. C’est extraordinaire la photographie. Et là le peintre se demande qu’est-ce que je peux bien ajouter ? C’est la matière, c’est la magie de la peinture elle-même. Soutine ouvre cette porte-là avec une grande simplicité et naïveté. Il comprend que c’est dans cette matière-là qu’il y aura encore des choses à raconter… en peinture. Entre chaos et itération. Par exemple Gerhard Richter qui n’a pas la puissance physique d’un Soutine ou d’un de Kooning, il fait des itérations, il travaille cette matière pour voir cette beauté inhérente à la matière, quand on tire, qu’on étire c’est beau. Je suis intarissable sur ce sujet.

Justement je me permets de revenir au neuvième art et évoquer un autre dialogue cette fois-ci avec des auteurs comme Alex Toth et Richard Corben qui t’ont également profondément marqué.

C’est à dire que ces deux américains sont des professionnels. Ils ont cherché une technicité incroyable. Nous avions Albert Uderzo et d’autres grands dessinateurs en France et en Europe qui avaient une technicité exceptionnelle, mais c’est du côté de ces artistes et auteurs américains que j’ai retrouvé cette technicité et pureté. Chez Corben, elle est proche de la gravure du XIXème. J’ai été fasciné par ce professionnalisme complètement dément des américains alors que je le sais et je le dis, je ne suis pas un dessinateur de ce niveau. J’ai été fasciné par la possibilité infinie de la technique de la bande dessinée, ils ont quand même amené l’horizon du neuvième art très haut. C’est vrai que je me disais qu’il fallait à tout prix approcher ce niveau.

D’ailleurs Corben sculptait… Tu l’as fait en amont de ton travail sur le Transperceneige Extinctions…

J’ai fait tous les personnages en sculpture pour ce livre, ce qui permettait d’avoir l’effet saisissant de la lumière sur les visages et les corps de mes personnages. La sculpture est belle quand la lumière la révèle. Les corps et les visages sont mouvants et ça permet de ne pas se lasser et d’avoir des effets incroyables. Ça évite de tiquer sur son dessin, de refaire toujours la même chose. Je suis souvent surpris par les auteurs et autrices de bandes dessinées qui veulent dessiner de tête sans se servir de modèle. On n’a jamais les choses en tête, il faut avoir des modèles. Il faut observer le réel, ce n’est pas du tout restrictif. C’est un dialogue entre l’autre et soi qui amène à un dialogue extraordinaire. Il n’y a pas un peintre qui aurait dit « je ne veux pas un modèle devant moi ». Après, c’est au peintre de décider ensuite ce qu’il veut amener entre retranscrire le réel ou le transcender.

Dans La Dernière Reine, ce thème modèle-artiste est salvateur…

C’est la femme qui est l’artiste. Elle est attirée par la beauté de cet homme, son corps et par sa gentillesse aussi, véritable Kouros. Cette femme qui regarde cet homme et qui sculpte la glaise, se révèle dans la mise en scène que j’ai adoré dessiner toute la charge érotique qui est sublime dans cette scène et qui a un rôle majeur dans l’histoire.

Jean-Marc-Rochette, crédit : Nicolas Hermann.

Du Kouros à Soutine, au neuvième art… Tu évoques la mise à égalité des arts dans La Dernière Reine. La bande dessinée acquiert-elle enfin la reconnaissance qui devrait être la sienne ?

La bande dessinée, ce neuvième art, est un art assez bâtard et s’il n’y a pas suffisamment de reconnaissance ou de grands chefs-d’oeuvres dans ce cet art ce n’est pas par rapport à cette hiérarchie dans les arts ou non, c’est par rapport à un art qui est sous-estimé car il est excessivement difficile à réaliser. L’art de la bande dessinée est un art qui est difficile à maîtriser, il faut maîtriser l’histoire, le scénario, il faut maîtriser le dialogue, l’écriture si tu as du récitatif, le dessin, la mise en scène, le jeu d’acteur. Je connais des grands scénaristes, des grands dessinateurs, des auteurs complets. Mais cet art s’il est sous-estimé c’est uniquement parce qu’il est trop dur à réaliser. Mais quand l’alchimie est là, quand tout est au rendez-vous, le succès est au rendez-vous, ça fonctionne. Et c’est épuisant.

Justement d’Edmond le Cochon au Transperneige en passant par tes toiles, toutes tes oeuvres se complètent et se font écho, on peut le constater dans Ailefroide où tu inclus aussi bien le dessin que la peinture. Dès lors la résonance est-elle pour toi une matière au même titre que la glaise, l’huile ? Ou bien te permet-elle simplement de donner un relief nécessaire et une profondeur à ton propos en tant qu’auteur, qu’artiste ?

Il y a une matière inconsciente chez un artiste. J’ai connu assez bien Boltanski, il disait qu’il répétait toujours la même chose, basée sur le même trauma. Il a du se cacher durant la guerre, un traumatisme. Moi de mon côté, je répète en quelque sorte aussi toujours la même chose. Effectivement, on peut voir, déceler des résonances. Et pour moi c’est le sentiment de la mort et la beauté. Deux choses en apparence antinomiques qui reviennent sans arrêt dans mon propos. Il y a dans Le Loup, dans Ailefroide plusieurs scènes dont une scène marquante. Il s’agit d’échapper à cette impondérable qu’est la mort et cette souffrance humaine par la transcendance et la capacité à travailler cette matière inconsciente. Donc je suis dedans, je suis dans cette matière, je baigne dedans, cette espèce de liquide amniotique.

A-t-il fallu passer par Ailefroide et ensuite Le Loup pour réussir à produire le chef-d’oeuvre unanimement accueilli qu’est La Dernière Reine ? Qui est selon moi une forme d’autobiographie cachée sublimée par la fiction. Ta réponse précédente fait la transition avec cette question que j’avais prévu de te poser et celle précédente sur le mythe de Sisyphe…

Oui. Et c’est pour ça que j’ai un problème (il sourit et le dit avec une forme de sérénité) avec cette bande dessinée qu’est La Dernière Reine. Avec ce livre, j’ai l’impression d’avoir ratissé l’inconscient dont je parlais avant, j’ai l’impression d’avoir ratissé tout ce que je questionne. Je ne vois pas ce que je peux ajouter à ce que j’ai écrit et dessiné. L’Amour, la Mort, la Beauté, l’intérêt absolu de l’Art comme contre-pouvoir, comme unique contre-pouvoir à toutes les autorités que je refuse, que tout homme normalement constitué devrait refuser. Surtout cette femme, Jeanne Sauvage, personnage du récit, elle voit bien que l’art va l’arracher à sa condition. C’est un peu pédant de le dire mais dans La Dernière Reine, c’est dit à un très grand public et ça s’adresse à tous et toutes, à celles et ceux qui n’ont jamais lu de Bande Dessinée. J’ai des personnes de tous les milieux qui ont lu ce livre, là aux Écrins, à Grenoble, Paris et ailleurs. Ils et elles ont lu ce livre et ça me fait énormément plaisir. Et le livre va encore franchir d’autres horizons.

D’Edmond Le Cochon à La Dernière Reine, Jean-Marc Rochette a-t-il enfin retiré le masque ou bien le masque a-t-il si parfaitement épousé son visage qu’il lui permet d’écrire avec une réelle liberté, débarrassé de toute pudeur ? J’insiste en posant presque la même question mais de manière différente…

Pour être tout à fait sincère sur cette réponse-là : Avant Edmond Le Cochon, j’étais un jeune grimpeur, qui vivait ici et qui se voyait comme un choucas. Je pensais que c’était par les sommets que j’y arriverai – comme me l’a dit un de mes voisins  « Près des cimes, loin des cons. » – Et je me voyais comme quelqu’un qui n’allait jamais redescendre, qui vivrait en montagne en amenant des clients dans la beauté du monde. Et puis un jour j’ai eu un accident qui m’a défiguré et il y a eu une chute, c’était littéralement la chute de l’ange. Et là il y a eu Edmond Le Cochon. Personnage ignoble sous tous rapports.

Toute ma vie n’a été que de me sortir du lisier dans lequel j’étais tombé à l’époque où je faisais Edmond Le Cochon et de m’en sortir, de remonter étape après étape comme on sort des cercles de l’enfer de Dante pour arriver avec une rédemption notamment avec Aile Froide qui m’a sorti de cette gangue et puis La Dernière Reine qui est un livre salvateur. C’est à dire que je suis sauvé de cette malédiction d’Edmond Le Cochon et de ce cynisme dans lequel je baignais. À la fin des années 70, le cynisme était là et bien là, un véritable ricanement, ignoble. L’humanité qui ricane sur cette Terre-là c’est un péché, mortel. Et là d’un seul coup, je reviens ici, dans ce pays et je crois à nouveau à la Beauté et à l’Amour. Je ne m’en cache pas. Et je le dis clairement dans ce dernier livre et je ne m’en cache pas.

Je me souviens d’une planche d’Edmond Le Cochon où il tient à peine sur quelques doigts au-dessus du vide. Séquence incroyable qui en dit long sur le futur et sur le Jean-Marc Rochette de l’époque.

Oui, une aventure en Afrique. J’y étais allé pour grimper. Je continuais à grimper à l’époque. C’était au Mali, une scène qui rappelait mes ascensions dans le désert. On ne peut plus y aller aujourd’hui.

Avant de te poser la dernière question… Peux-tu nous parler du projet de la galerie et de la maison d’édition Les Étages ?

Christine Cam, ma compagne et éditrice, éditrice notamment de toute mon œuvre a souhaité initier une maison d’édition dans une forme d’expérience, la maison d’édition la plus haute de France axée notamment sur la liberté que cette altitude peut apporter. La montagne offre une énorme liberté mais aussi un besoin d’autonomie complète et d’ouverture mais dans un pas de côté qui est nécessaire. Nous en parlerons en temps et en heure avec les prochains projets, et sommes fiers des deux premiers titres déjà publiés. Nous créons notre propre univers.

Dernière question Jean-Marc. La veuve, l’enfant est-ce là où réside le sacré pour toi ou bien est-ce l’amour inconditionnel, cette offrande ultime qui s’offre au-delà de toutes les blessures et qui est au coeur de ton dernier livre ?

Oui. Je vois ce que tu veux me dire. J’ai beaucoup de mal de mettre le père dans mes histoires. J’ai eu un père mais il est mort très tôt. Je me suis recentré sur cet amour entre une mère et son fils parfois conflictuel, mais inconditionnel. Il y a des moments dans Aile Froide où il y a l’Amour entre une grand-mère et son petit-fils blessé. C’est vrai pour moi et pour tout le monde, au final quand je réfléchis bien, que je vois le monde, il y a la Beauté, évidemment, la Beauté : un coucher de soleil, des ombres et tout ce qui nous entoure. Et puis au final, au-dessus de tout ça, il y a l’Amour – Ça a l’air un peu con de dire ça comme ça – mais de fait mes livres tournent autour de l’Amour, de cet Amour inconditionnel. Amour qui existe aussi entre les êtres… Entre un homme et une femme dans mon cas, et quand cet Amour existe, il est rare, quand il arrive, il est très rare mais il est là. Quand il arrive ça fait La Dernière Reine.

Ça fait une histoire, une histoire d’Amour qui émeut les gens car je pense au final que malgré ce ricanement cynique que les gens portent en masque, au fond d’eux c’est autre chose. L’Amour demeure.


Originaire de Grenoble, Jean-Marc Rochette est un artiste et auteur de bande dessinée. L’homme qui souhaitait devenir guide de haute montagne se consacre au neuvième art, travaille pour la presse, dessine et publie ses ouvrages en toute liberté dont le très déroutant et exigeant Transperceneige, qui marquera profondément les esprits en France et dans le monde entier. Une oeuvre qui deviendra un film puis une série. Ses illustrations consacrées  à l’Odysée d’Ulysse mais aussi aux contes comme Le Chat Botté marquent également. Installé à Berlin en 2009, Jean-Marc Rochette se consacrera exclusivement à la peinture durant plusieurs années. Il reviendra plus tard à la Bande Dessinée et aux Écrins notamment suite à l’adaptation du Transperceneige par le réalisateur Bong Joon-ho, primé à Cannes pour le film Parasite. La Dernière Reine parue à l’automne 2022 aux éditions Casterman est un succès unanime, Jean-Marc Rochette vient clore un cycle acclamé et consacré à la montagne, un cycle débuté avec l’autobiographie Ailefroide, altitude 3954 parue en 2018, qui fut suivie du roman graphique Le Loup paru en 2019.

JEAN-MARC ROCHETTE EN 5 DATES
1956 – Naissance à Baden-Baden (Allemagne).
1966 – Musée de Grenoble, l’enfant est émerveillé face à l’oeuvre de Chaïm Soutine.
1976 – Accident de haute-montagne, voyage aux États-Unis, Débuts en tant qu’auteur de bande dessinée.
1984 – Parution du Transperceneige les années qui suivent Jean-Marc Rochette est à Berlin et se consacre exclusivement à la peinture.
Le Transperceneige deviendra Snowpiercer pour le cinéma et une adaptation en série à succès.
2021 – Alors qu’était paru en 2018 Aile Froide suivi en 2019 par Le Loup et que La Dernière Reine était en préparation, Jean-Marc Rochette est invité à l’automne 2021 au Collège de France. Sortie de son Bestiaire des Alpes aux éditions Les Étages.

Crédits photo : Nicolas Hermann.

La liberté que j’ai pu chercher était poussée par une révolte...

Jean-Marc Rochette