Portrait de Jean-François Lacalmontie
Portrait de Jean-François Lacalmontie

Jean-François Lacalmontie

https://artinterview.com/interviews/jean-francois-lacalmontie/
Jean-François Lacalmontie, né en 1947 en France, travaille la peinture et le dessin dans un même mouvement. Il est représenté par la galerie Baronian Bruxelles.

Le travail de Jean-François Lacalmontie est découvert dans un moment d’effervescence des années 1980 où la peinture, grâce à la liberté des artistes, se rappelait à notre bon souvenir. Les temps changeaient et nous pouvions à nouveau la regarder, sans avoir le sentiment, comme certains le croyaient, d’être un archéologue. Elle n’avait pas cessé d’être pratiquée, à travers des aventures passionnantes, mais nombre de « futurologues » nous expliquait qu’il ne fallait plus y penser au risque de manquer un avenir radieux. Jean-François Lacalmontie était un de ces peintres qui, avec humour et constance, les détrompait. Il continuait le pari sur la pensée qu’est la peinture, réapparaissant avec toute sa pluralité et sa richesse. Rencontre. 

Votre œuvre « s’inspire », s’organise, se développe t-elle à partir d’une pratique permanente du dessin ?

En effet, la pratique du dessin est pour moi fondamentale, une sorte de méditation quotidienne. Comme le flot d’écrits incompréhensibles d’un schizographe, je dessine dans le vague sans penser «dessin» ; je laisse la plume trempée dans l’encre de chine se promener, libre sur la feuille de papier. La trace rencontre parfois un objet identifiable ou non, une ligne qui par son modelée devient horizon, un visage ou son simulacre, un végétal, etc… Jamais de dessins d’observation, ils limiteraient trop la surprise, seulement des images mentales traduites à l’encre sur papier sans intentions de représenter quoique ce soit. 

Ces milliers de pages deviennent de fantastiques réservoirs «d’objets» souvent inconnus et indéfinissables. Je fais un choix arbitraire et subjectif parmi ces dessins, comme des instruments dont l’usage est mystérieux. Ils deviennent des récipients et des prétextes pour contenir les couleurs, les traces, les macules, les formes incongrues sur la surface/peau du tableau, prêts à être projeté comme des images d’un retour de voyage.

Le style est la physionomie de l’esprit. Elle est plus sincère que celle du corps. (Arthur Schopenhauer)

Il me semble que vous cherchez à interroger les structures intimes du réel mais que vous y parvenez en manifestant sans cesse le virtuel. N’y a-t-il pas de réel chez vous sans que le virtuel l’anime ?

Le tableau est un détournement du réel. Un leurre. Sans sa physicalité, les éléments-dessins mystérieux qui le composent resteraient au stade de l’inintention. Il me permet de mettre en scène des espaces-objets qui semblent sans rapport les uns avec les autres et mais par leur contact dans l’espace, ils se connectent sans préméditation pour produire un flux sensible, une onde de sens plus profonde. Une addition de forces à la manière du poète qui joue de l’invisible entre deux mots. Je cherche les rencontres impossibles et irrationnelles afin d’éloigner toutes tentatives de narration. De l’objet au virtuel, du virtuel à l’objet. 

Il y a chez vous, une dimension philosophique idéale mais aussi une simplicité liée à l’expérience «existentielle».
1/ Celle de la toile blanche ; qu’est-ce-que je vais peindre aujourd’hui, quelle aventure vais-je lancer ?
2/ Celle de la vie ordinaire. Il n’y a pas de «sérieux» chez vous. J’y vois plutôt «l’humble voix des choses» que vous laissez venir.

L’image est là, invisible, tapie dans le blanc, il faut l’en extraire. Ce voile, ce blanc est à caresser, à flatter, à envelopper pour que l’énigme se révèle à l’intérieur de sa matière ; c’est un acte de désir, un acte érotique. Que puis-je rendre visible ? Comment faire pour que le désir de ce blanc rencontre le mien ? Une peinture, c’est un peu une carapace que l’on construit pour que le virtuel ne s’échappe pas avant que l’on ait trouvé cette énigme mais c’est aussi la cible pour le harpon. Que nous raconte Watteau avec son pierrot blanc enfariné et médusé ? Qu’a-t-il vu ? Achab et la poursuite mortifère de Moby Dyck, la blanche. Sont-ils des résumés de l’existentiel ? La peinture est à la fois une question et une réponse.
Est-ce sérieux ? Oui, oui. Encore plus sérieux que sérieux. C’est la question de plus urgente qu’urgente qu’évoque Gilles Deleuze à propos de l’Idiot, quelque chose de plus profond encore. «Le plus» c’est l’irrationnel, l’insensé, l’humilité. La peinture, c’est cela.

Êtes-vous aux « aguets »?

Le guet rempli mon temps. Mon temps, c’est comme l’attente de la pluie, les dessins-gouttes que je ramasse et apprivoise, avec qui je négocie leur mise en réel. Ces objets sont des leurres de temps.

S’agit-il d’inquiétude, d’observation, d’introspection et surtout de désir ?

Je cherche la ligne, l’objet de désir, je traque les possibilités de mémoire que contient chaque dessin. L’observation veut débusquer le savoir, ce qui provoque beaucoup d’inquiétude, parfois trop et nuisible à l’aventure. 

La surprise n’est-t-elle pas le chemin vers « la merveille » ?

La surprise du phénomène : le tracé du hasard, la consistance de la peinture, la pâte, la couleur, l’odeur, la finesse ou la grossièreté des supports, les formats, mon corps et le trouble déclenché causent un événement et la naissance du dessin d’un objet insolite et inconnu.

Vous peignez des fleurs. De quoi s’agit-il pour vous ?

J’aime les fleurs artificielles, celles des papiers peints, des cimetières, des bouquets de soie, des tissus d’habillement, de la peinture. Elles déjouent l’éphémère dans un deuxième ou troisième degré.

Le tableau (encadré d’un noir qui souligne) est-t-il une porte ? Comment inventez-vous le rapport entre «le désigné», le cadre, l’établi et le rythme qui le met en cause? 

Le cadre noir est un dessin. Il délimite comme dans un jeu de marelle les différents espaces virtuels. Il est au tableau ce qu’est le socle pour Giacometti, une territorialisation où peuvent jouer le déséquilibre et le terrestre, la viscosité du miel et de l’acier chez Jean-Pierre Bertrand, la chaise-cadre et la graisse de Joseph Beuys.

Le paysage ou « la nature » a toujours été présente chez vous à travers « ses mouvements », la lumière, la croissance, la vibration, ou ses allégories, le ciel, le nuage, la menace, le feu, l’orage… 

Ils sont des blocs de sens, semblables à des couleurs. Dessiner les couleurs. Leur résonance est la même, au plus proche du ressenti. Je dessine un arbre, c’est du rouge, je superpose un arbre, un oiseau, une maison, c’est du gris. Le ciel n’est pas un bleu, il résonne comme un rouge gras, un vert aigu, un jaune royal ou un noir assassin, l’impossibilité du mot à le nommer. L’orage, le feu, le nuage sont de la même famille. Je ne peins pas le ciel ou le nuage mais la couleur mentale du ciel et du nuage, l’équivalente puissance visuelle. Ils s’associent comme les principes des contrastes simultanés de Chevreul. Ils n’ont pas de réalité, ni allégorique, ni illustrative, ni anecdotique, elle est devant et derrière eux. 

Quels sont vos rapports à la littérature (Moby Dick etc…) au cinéma, à la danse ? Ces disciplines qui mettent en jeu l’insaisissable, l’invisible vu et disparu qu’il faut tenter de mettre en cage, une cage qui se dissout sous l’effet de l’espace et se libère de son emprise.

La réponse est donnée…
Je butine.
La littérature : Ezra Pound, Le Clézio, Thomas Bernhard, James Lee Burke…
Le cinéma: Godard…
La peinture: P.Guston, Francis Bacon, P. Rebeyrolle, Alex Katz, Imi Knoebel, Jean-Michel Sanejouand.
La danse : La boxe. Georges Carpentier, le Matisse de la boxe, Al Brown le Giacometti, Mohamed Ali, le Pollock, Merce Cunningham…

Votre position artistique refuse les notions de protocole et de préconçu. Que signifie pour vous cette position, cette attente de la surprise ?

Il n’y a pas de position, il y a impuissance à… Le protocole est peut-être utile pour l’organisation d’une société, il permet la communication ; mais en art, comment communiquer ce qui n’est pas préconçu ? Un protocole du hasard est difficile à concevoir. Le protocole impose, la surprise viendra de la transgression, c’est un autre protocole. Le grand Art, c’est le protocole de la transgression involontaire, c’est peut-être autre chose « un processus, un « trajet ».

La composition est-elle essentielle ? Quel est votre point de vue sur ses significations ? La musique est-elle importante ?

À partir d’un cadre, je trace et dispose aléatoirement des dessins sur un fond jusqu’à ce que l’ensemble me surprenne. Idem pour la couleur. C’est mon équilibre que je cherche, une connexion. La composition est une somme d’improvisations qui appelle ma complicité ou non.   

Pendant le travail, j’aime le silence. Par contre, lorsque je rencontre des difficultés à peindre et cela m’arrive souvent alors je remplis l’espace de l’objet que je n’arrive pas à construire, la musique avec une certaine puissance, comme par exemple les improvisations d’Albert Ayler, les concerts d’Alan Vega, de Tom Waits, etc…

La notion de désir que nous avons évoqué est présente dans ton travail. Situation des figures : mise en relation, croissance, pousse, fleurs, etc… La douceur, la subtilité des surfaces et les interventions nettes du trait créent des intensités qui construisent le tableau.

Au début des années 80, je peignais sur de grandes toiles libres (6m sur un peu plus de 2 mètres) des imitations de papiers peints. Parallèlement à ce travail, sur des cartons souples, je peignais à l’huile quotidiennement tous les sujets que je rencontrais ; le combiné du téléphone, un soulier, un portrait, un fragment de corps, un oiseau, un coucher de soleil, des fleurs, un détail de tableau d’histoire, Poussin, Caravage, Hokusai, etc… Ces fragments, je les épinglais aléatoirement sur la toile « papier peint » sans chercher un sens, ils trouvaient leur place. Lorsque je recomposais à l’occasion d’expositions ces travaux, les fragments trouvaient leur place sans que j’eusse besoin d’utiliser un modèle. C’était la logique de mon espace et leur espace.

Quelques temps après, j’ai radicalisé ce procédé ; des dessins assemblés et fixés comme des fragments que je projetais et traçais d’un noir vigoureux, avec parfois du goudron fondu sur des toiles travaillées de peinture blanche, tendues sur chassis. Neige brûlée. 

Aujourd’hui, les fonds deviennent soyeux, une peau parfois juste teintée, griffée, poudrée, sur laquelle opère la violence du trait gras et noir. Des fleurs génériques peintes comme jetées sur ces espaces font circuler un peu d’humour… ce n’est que de la peinture. 

Vos tableaux sont-ils les lieux d’apparition « d’inconnus » nés de la contradiction que vous mettez en œuvre ?

Comme autour d’une table, je rassemble des inconnus incompatibles, du vin et c’est la dispute.

Vous évoquez souvent le doute. L’heure du loup. On pourrait dire le leurre. Comment se manifeste-t-il ? Est-ce une suite d’étapes sur un chemin où la signification s’ouvre porte après porte ? La dernière porte est-t-elle fermée (Kafka) ou ouverte (Hölderlin) ?

Il n’y a pas d’érotisme affirmé dans l’œuvre d’un artiste « minimaliste ». Pourtant secrètement, je contemple les blancs chez Ryman, avec gourmandise. Peut-être qu’inconsciemment, j’éprouve un sentiment de sensualité, ce qui peut paraître une trahison en regard de son concept et son intention. Le souvenir enfant le plus précis en ce qui concerne mon rapport à la peinture, fut déclenché par une reproduction de « La mort de Sardanapale » de Delacroix et de ces dos laiteux de femmes portant en fragments toute la magie de la peinture au-delà de l’image. Plus tard, ce fut l’extraordinaire puissance du blanc de l’oeil de son « Orpheline », comme si cet œil aveuglait l’objet et dégageait son espace intime de virtualité. L’érotisme du sens.

Dois-je nommer érotisme ? Ce rapport de gourmandise que j’entretiens avec les fonds de mes tableaux avant que j’y pose les objets seraient un peu la trace des mains disparues ou d’un regard éternisé. Cet acte de poser fermerait-il peut-être les portes ? Le soleil se couche entre chien et loup.

Dans les années 1980, vous avez été proche d’artistes. Toute une série d’oeuvres de l’époque où la matière accentuée de la surface jouait un très grand rôle dans la manifestation du sens. Vous vous êtes tout de suite tenu à l’écart de cette « manière », avec une économie différente, le blanc, le signe, « le suspendu ».

Dans ces années là, à la suite de la vague minimaliste et conceptuelle, il fallait retrouver un objet qui devait se nourrir de ces expériences tout en les retournant. La matière et la figure représentées devenaient l’objet comme prétexte. Cela devint un style collectif et la manière et les effets débordèrent le sens. J’ai eu besoin de faire un pas de côté et de trouver une forme de radicalité en « suspendant » mes dessins sur des fonds plus mystérieux et plus sobres où les blancs annonçaient une économie apparente. J’approchais du squelette, du tableau et du dessin.  

Pouvez-vous décrire votre dispositif de création de formes avec le numérique, le logiciel de processus de création de dessins, comme dans l’exposition que nous avions imaginé à Uzès.

J’ai appelé cette œuvre Le Chant des Sirènes. Elle fut présentée à divers occasions d’expositions dont celle que vous aviez organisée au palais Episcopal d’Uzès en 1995. Je dessine, par un processus automatique, des petits dessins sur des feuilles de carnets. Ces formes élémentaires s’alignent aléatoirement sur ces pages. Il existe aujourd’hui des milliers de ces pages contenant une moyenne de 10 à 30 dessins, ce qui constitue un répertoire de plusieurs milliers de ceux-ci. 

Constatant « l’air de famille » de ces dessins entre 1986 et I994, je projetais de sélectionner parmi eux quelques dizaines d’éléments constitutifs de base, récurrents, sortes de graphèmes, qui combinées entre elles me permettraient de réaliser « artificiellement » une génération de dessins proche de mon écriture. Sur la base de cette idée, je fis appel à un informaticien qui créa un programme minimal de génération aléatoire de dessins. Ce logiciel est capable de combiner entre eux les éléments et de faire intervenir des fonctions complémentaires comme la mise en miroir, le retournement, les fantômes, l’opacité ou la transparence, la situation dans l’écran, etc… Plus les fonctions sont nombreuses, plus le nombre de dessins générés est grand. Plusieurs milliards de dessins sont virtuellement possibles. Un moniteur permet de les visualiser. Ils apparaissent un à un sans se répéter à un rythme irrégulier toutes les une ou cinq secondes d’une façon aléatoire. C’est une génération de dessins pendant plusieurs siècle qui est envisageable. L’image ne s’y imprime pas. Ce travail fut réalisé sur un Mac+ avec une disquette de 700k.

La marque de ce qui est posthume dans le vivant… (Christian Bonnefoi).

Je cherche les rencontres impossibles et irrationnelles afin d'éloigner toutes tentatives de narration. De l'objet au virtuel, du virtuel à l'objet.

Jean-François Lacalmontie