
Par Philippe Piguet
De la peinture au dessin, Iris Levasseur décline depuis plus de vingt ans une œuvre singulière et puissante dont le vecteur cardinal est la figure du corps. Si elle a tout d’abord puisé au plus près du réel pour la mettre en situation dans des saynètes aux références multiples, elle emprunte ses modèles depuis plusieurs années à l’histoire, qu’elle soit mythologique, artistique, ancienne ou contemporaine. Ce faisant, son objectif est de faire valoir la force de l’image à nous interroger sur le monde et à dessiller notre regard sur les mutations dont il gronde. Nourri des exemples qui fondent l’histoire des civilisations, son art est requis par l’humain dans un esprit de bienveillante alerte.
Apparue sur la scène artistique au tournant des années 2000, vous vous y êtes inscrite d’emblée comme l’une des figures combattantes en faveur de la peinture, tout en accordant au dessin une place de choix. Au fil du temps, il apparaît que vous prêtiez à celui-ci une importance de plus en plus grande. Comment l’expliquez-vous ?
Cela se joue dans un rapport de tension. Je suis très vite encombrée par la lourdeur de la peinture, par le fait que le geste y est toujours interrompu par toutes sortes de questions techniques. La peinture est en partie une affaire de « cuisine ». Avec le dessin, il y a une plus grande légèreté, une continuité du geste, de l’action, qui me plaît. La couleur s’y dilue au-dedans et, par ce biais, évacue le côté grandiloquent de la peinture.
Vous voulez dire que le dessin vous offre, à l’œuvre, une liberté physique plus grande…
Je me sens plus libre, en effet. Le dessin, tel que je le pratique, est direct et présente une forme de radicalité.
L’une de vos marques est de réaliser des dessins de très grands formats. Qu’est-ce qui vous intéresse donc dans cette façon d’opérer ?
Quand je dessine une figure, j’aime à me trouver en situation de corps-à-corps, avoir le sentiment de faire partie de l’espace du dessin. Comme on peut être happé, par exemple, par l’immensité de l’espace dans la peinture américaine abstraite. J’ai toujours été très impressionnée par Morris Louis, par l’ampleur des espaces que ses tableaux génèrent.
Le grand format, chez vous, est le plus souvent fragmenté. Qu’est-ce qui le justifie ? Simple question matérielle ?
En partie, c’est vrai, mais pas seulement. A un moment donné, je me suis rendu compte que la question du temps m’intéressait. Quand on cherche à l’exprimer, l’un des chemins les plus efficients est la fragmentation. Dans les bas-reliefs assyriens, les lions, les chevaux ou les taureaux ailés sont représentés plusieurs fois. C’est un moyen pour suggérer l’idée de temporalité.
D’où, dans certaines de vos images, la multiplication d’éléments archéologiques fragmentés ?
En effet, mais je l’ai fait de façon totalement instinctive, sans vraiment savoir où cela allait me conduire. Il y a comme ça des sortes de figures fantômes qui nous hantent, qui nous habitent et qui surgissent sans prévenir. Aujourd’hui, j’essaie de comprendre le sens qu’elles induisent.
A considérer votre travail dans sa diversité, les saynètes que vous constituez présentent toutes un caractère scénographique particulièrement prégnant. D’où cela vient-il ?
En fait, je suis partie d’un travail sur le corps avec un intérêt appuyé pour le théâtre, la scénographie, la mise en scène. Il s’agit de percevoir le monde autour de moi comme s’il venait à la porte de mon atelier. Au cours de mes déplacements quotidiens sur mes lieux de travail – Gare du Nord, Pantin, Arcueil – je suis toujours à l’affût : ce que je vois est moteur de création. Je théâtralise des scènes que j’aperçois en les reconstituant via la photographie avec des modèles. Je me suis ainsi construit un réservoir d’images de corps, les uns debout ou allongés, les autres assis ou en apesanteur : bref, toute une série de types de postures de figures isolées. Cela m’a conduit à m’intéresser au travail de Ferdinand Hodler et me suis rendue compte que faire tenir une figure est essentiellement un problème d’horizontalité et de verticalité.
Levasseur Iris – D’après Hodler – ensemble de 5 dessins – 2013 -129 x 228
Levasseur Iris – Kleine Passion – 2014 – aquarelle sur papier-284 x 228
Levasseur Iris – Marbre – 2015 – aquarelle-sur-papier – 114,5 x 224
Levasseur Iris – Oeil – 2019 – pierre noire, aquarelle -129,5 x 22




Ce n’est pourtant pas qu’un simple problème formaliste ?
En effet, je m’intéresse aussi à tout ce dont se charge une figure dans un espace. J’ai conçu la série Amnésie entièrement tournée autour de cette problématique. Mon atelier de Pantin se situait dans une zone ferroviaire, laquelle était le lieu de départ de trains pour les camps de concentration. Sans connaître le nom de ce lieu – le « Quai aux bestiaux » -, j’ai ressenti toute l’étrangeté de cet endroit, désert et laissé à l’abandon, lorsque j’y ai fait poser des modèles. En découvrant la charge historique de cette gare, mon champ d’investigation s’est alors agrandi pour entrer pleinement dans l’histoire. Le sujet s’est imposé.
J’ai par ailleurs réalisé différentes séries dans un rapport explicite à la périphérie des villes, à l’appui de figures de corps regardant certaines grandes villes comme Paris ou Berlin. Puis ma réflexion sur l’espace s’est accrue lorsque j’ai commencé le travail pour l’exposition Comme si j’étais éternelle. J’avais envie de représenter les bouleversements que nous vivions avec les conflits qui éclataient au Moyen-Orient. C’était pour moi une manière de chercher à les comprendre. Comme je n’arrivais à rien produire d’après les photos que je glanais sur Internet, je me suis intéressée à l’art de la Mésopotamie. Cela est devenu un sujet central et j’ai développé quatre ensembles de travaux : les champs de bataille, les souches avec des œuvres d’art revisitées, les vestiges qui sont des sortes de reconstitution théâtralisées et une série de dessins, Au bon souvenir, au motif d’objets-souvenirs de cette culture.
Levasseur Iris – Vestige – 2017 – huile sur toile – 160 x160
Levasseur Iris – Vestige – 2017 – huile sur toile – 250 x 220
Levasseur Iris – Souche (akkad) -huile sur toile – 2018 -150 x 150



Quelle importance accordez-vous au genre de la peinture d’histoire ?
J’y ai accordé un intérêt moindre jusqu’à ce que je m’y trouve confrontée. C’est parfois un art figé, pompier, qui laisse à distance. Je me suis rendue compte qu’en me laissant traverser par des événements historiques, j’étais moi aussi en quelque sorte en train de faire de la peinture dite d’histoire. Aujourd’hui, mon regard se porte vers l’Iliade et l’Odyssée. Ajax jouant aux dés avec Achille, Achille pleurant Patrocle sont des scènes qui ne sont pas sans faire écho à des situations politiques contemporaines.
Cet intérêt pour la mythologie, comment l’expliquez-vous ? Phénomène d’époque auquel il est difficile d’échapper ? Ou développement logique, interne à votre propre démarche ?
Cela procède de la volonté de comprendre le monde. On ne peut pas rester insensible à tout ce qui s’y passe : les problèmes de guerre, de migration, de pauvreté, d’environnement, etc. Ma manière de comprendre, c’est de poser des formes. Il y a plusieurs années, j’ai fait une peinture figurant deux sortes de colosses en costume-cravate qui poussaient des bateaux de migrants. C’était venu instinctivement. Aujourd’hui, je travaille bien plus en amont, je me nourris d’iconographies en lien avec le sujet. J’établis des connexions entre des œuvres, par exemple entre l’Odyssée et le récit de Gilgamesh. Quand bien même ce n’est pas la même époque, ce sont là des épopées d’hommes en quête d’immortalité. Figure et immortalité sont un sujet de préoccupation récurrent. On trouve de nombreuses oeuvres, à cet égard, dans l’art mésopotamien : Gudea, Lagash ou encore la déesse Ishtar. Tout à la fois guerre et amour, il y a chez celle-ci une sorte de transcendance de la figure qui m’inspire…
La figure vous intéresse plus que le récit lui-même ?
La narration m’intéresse quand tout ce qui est anecdotique a disparu. Je ne comprends pas pourquoi toute une partie de l’histoire n’est pas plus abstraite que ça. J’aime beaucoup les bas-reliefs au motif de la chasse aux lions d’Assurbanipal : les figures y sont figées comme pour l’éternité.
Est-ce parce que la figure a valeur alors de signe ?
Sans doute est-ce ce que je cherche. Quand j’ai commencé à travailler, il y avait une envie impatiente d’images et on en inventait de toutes sortes. Cela était d’autant plus facile qu’il y avait des nouveaux moyens de reproduction. Aujourd’hui, c’est l’overdose…
Contre laquelle vous luttez, semble-t-il, en réalisant des œuvres qui se présentent comme des arrêts sur image. Diriez-vous que vous quêtez après leur quintessence ?
J’essaie en tous cas de trouver ce qui fait que le regard s’arrête sur une œuvre. Il suffit d’avoir été une seule fois face à une statue de Gudea, par exemple, pour s’en souvenir pour toujours…
Qu’est-ce qui fait selon vous que certains signes deviennent d’emblée de l’ordre du mémoriel ?
Si on reprend l’exemple de Gudea, taillé dans la diorite, observez bien ses mains : elles se tiennent l’une l’autre dans un mouvement de rassemblement extrêmement fort et simplifié. C’est un signe. Quand je fais des maquettes-collages, je cherche toujours à me débarrasser au maximum de tout ce qui n’est pas essentiel, à épuiser les formes.
En quête d’une image-symbole ?
Je ne pense pas être intéressée par la question du symbole. Ce qui me motive, c’est de renvoyer le regardeur à son propre espace intérieur. Mes figures se regardent, sinon regardent à l’intérieur d’elles-mêmes, et tous mes soins visent à créer une image ouverte. C’est pourquoi je focalise sur la figure et m’applique à ne pas l’encombrer d’éléments périphériques. Ce qui compte à mes yeux dans une figure, c’est sa valeur d’archétype. Si cela nous touche tant de voir quelqu’un dans telle ou telle position, c’est que cela renvoie à un type d’image qu’on a intériorisé. Qui a frappé notre mémoire…
Levasseur-Iris – Pietà – 2011 – 215 x 185
Levasseur Iris – Vestige – 2017 – huile sur toile – 250 x 220


Et que cela opère comme modèle ?
Il y a des postures, comme celles de l’archer ou de l’homme qui marche, qui sont visuellement très efficaces parce que ce sont des archétypes. Il n’empêche qu’elles puissent être parfois entourées de signes, de marques ou de mesures.
Comment justifiez-vous l’intérêt que vous portez au passé pour en faire le prétexte d’un propos contemporain ?
J’ai lu récemment un ouvrage passionnant de Baptiste Morizot intitulé « La piste animale ». C’est sur l’art du pistage transposé dans celui de transformer l’invisible en visible, en présence. Quand on s’intéresse à un artiste, on essaie de suivre ses cheminements et de comprendre la cartographie de ses désirs. Travailler sur le passé afin de se projeter dans le futur. Il y a aussi le fait de désapprendre sa propre logique pour comprendre celle de l’autre, voire dans le contexte de l’histoire de l’art comment une forme est mise en place, disparaît un moment pour réapparaître plus tard. En pistant une forme, j’essaie de l’appréhender au mieux. C’est aussi une façon de se laisser traverser par des désirs qui ne sont pas forcément les nôtres. Pour ma part, quand je me retrouve dans une telle situation, j’ai besoin d’engager une sorte d’enquête pour tenter d’y voir plus clair sur ma propre attraction d’une forme. Dessiner et peindre en pleine connaissance.
Vous voulez dire que vous vous appropriez un certain nombre de process, voire de figures, pour constituer vous-même votre propre vocabulaire…
Pour les dépasser. A ce propos, Donna Haraway parle d’intimité sans proximité, c’est-à-dire qu’il y a des choses qui nous semblent très proches mais que le temps et l’espace éloignent, aussi convient-il de les ingérer pour les redonner à voir, simplement, autrement, dans un nouveau contexte. C’est du moins ce qui m’est arrivé en travaillant à partir de l’art de la Mésopotamie. Je suis parvenue à établir toutes sortes de connexions beaucoup plus vastes par rapport à mon travail, tout en y prenant beaucoup de plaisir…
Cela confirme l’idée que « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. »
Ce qui me trouble, c’est qu’il y a beaucoup de périodes d’oublis. Rien n’est plus prospectif que de tisser des liens. Dialoguer avec des œuvres anciennes me nourrit pleinement.

Dans l’un de vos derniers grands dessins, intitulé Reconstitution (2020), vous avez placé une figure contemporaine qui avance en se cachant le visage au beau milieu d’un théâtre de ruines. Qu’avez-vous voulu exprimer ?
C’est une forme d’hyperbole par rapport à la question du regardeur et du regardé. Nous, nous sommes en situation de regarder les œuvres d’art. Cette figure, elle, est éblouie. Elle cache ses yeux avec ses mains car elle ne peut pas regarder…
Eblouie par quoi ? Elle ne peut pas ou elle ne veut pas regarder ce qui l’entoure ?
Tout est là, laissé à l’imaginaire du regardeur.
Il y a souvent des yeux et des regards dans vos oeuvres. Qu’est-ce qui le justifie ?
En travaillant sur la Mésopotamie, j’ai été particulièrement frappée par ces grandes figures sculptées du site de Mari qui sont pour la plupart dévastées. Leurs yeux sont énormes mais le plus souvent détruits. Malgré cela, leur présence s’impose. Quand on les regarde, on a quasiment le sentiment d’être scanné du regard par elles alors qu’elles sont comme mortes.
Ce que vous en dites me fait penser à certaines pièces d’Anne et Patrick Poirier…
Ce sont des artistes que j’apprécie particulièrement et leur travail me touche beaucoup. Il est singulier, discret et résistant. Leur art est fondé sur les mêmes problématiques, les mêmes obsessions que celles qui me préoccupent.
La série de dessins que vous avez réalisés ces dernières années sur le thème des Champs de bataille conjuguent références et vision d’avenir. Quel en est exactement le propos ?
Elle est une tentative de comprendre tous les bouleversements que connaît le monde d’aujourd’hui. Je pensais ne faire qu’un petit nombre de dessins sur le sujet mais c’est un sujet à ricochets qui m’a entraînée à y travailler bien plus abondamment. Ce n’est pas une problématique aisée. Je me suis nourrie de toutes les représentations que je découvrais au fil de mes lectures, animée par l’envie d’en décliner de nouvelles. Aussi, j’ai tenté de l’aborder en faisant un pas de côté pour éviter les pièges tendus en mixant passé, présent et avenir.
Levasseur Iris – série Champs de batailles (barque) – 2018 – pierre noire – 50 x 65
Levasseur Iris – série Champs de batailles (oeil)- 2018 – pierre noire – 50 x 65
Levasseur Iris – série Champs de batailles (têtes) – 2018 – pierre noire – 50 x 65



Vous avez fait le choix exclusif d’un même format et de la pierre noire. Qu’est-ce qui le justifie ?
C’est un sujet pour lequel on n’a pas forcément envie de mettre de la couleur. De plus, je l’aborde un peu à la façon de ces feuilles du temps jadis qui étaient gravées, qui circulaient et qui servaient de modèles. Quand je travaille sur la maquette d’un futur dessin, je me prends souvent à penser que quelqu’un d’autre pourrait l’utiliser. Parfois, ça m’intéresse plus de concevoir la pièce matricielle que d’en exécuter une version finale. L’usage de la pierre noire permet une précision de trait semblable à la gravure que le rendu vaporeux du fusain ne donnerait pas.
Par ailleurs, vous jouez ici et là de décalages de l’image par rapport au champ de la feuille de papier, comme si vous cherchiez à en subvertir la surface. Que recherchez-vous au juste ?
Le choix du cadrage de l’image résulte de la volonté de bousculer les habitudes perceptives du regardeur. Cela le tient davantage à l’extérieur du sujet et le place en situation instable…
Pour l’inviter à une prise de conscience plus appuyée de l’image qu’il regarde ?
Tout à fait. Pour le surprendre et le pousser à s’y attarder.
Qu’en est-il du processus même de votre travail ?
Je passe beaucoup de temps à classer et à regarder les images photographiques que j’ai faites jusqu’à ce que certaines retiennent mon attention. Une fois que j’ai jeté mon dévolu sur l’une d’elles, je la débarrasse de son contexte et j’engage alors une recherche pour voir dans quel espace je pourrai la placer.
Il n’y a pas de préalable précis ?
Non. Je tâche de voir ce qui va me lasser le plus vite par rapport à ce qui va perdurer. C’est une simple question de résilience de l’image. J’ai besoin de prendre de la distance, du recul.
Vous ne savez donc jamais où vous allez ?
Non. Il y a une logique interne dans la construction dans mon travail mais je la découvre toujours après, jamais en amont. Je reste persuadée que l’on dit tout très tôt, très vite, mais ce n’est qu’après que l’on découvre, que l’on comprend comment cela fonctionne…
Eloge de la lenteur ?
En réalité, je suis plutôt quelqu’un de « speed » mais il me semble que les processus de travail deviennent de plus en plus longs. J’ai fait récemment différents dessins pour les affiches du Centre national dramatique de Besançon. Il m’est arrivé de produire une centaine de dessins pour aboutir à un seul visuel.
En quoi cela a-t-il transformé votre travail ?
J’ai pris beaucoup plus de distance par rapport à toutes les choses que je vois. C’est sans doute une question de maturité. Mon temps, aujourd’hui, n’est pas le même qu’avant et ma manière de construire est différente. De la même façon, je n’aurais jamais imaginé que j’allais lire et relire l’Iliade et l’Odyssée pour essayer de comprendre certaines choses sur la peinture. Je me laisse porter…
A quelles sortes de sources puisez-vous votre imagination ?
Elles sont nombreuses mais, de plus en plus, ce sont les visites de musées et la lecture qui prennent le dessus.
Y a-t-il des périodes artistiques qui vous intéressent plus que d’autres ?
C’est très cyclique et chaque fois que je pense avoir épuisé un sujet, je passe à un autre. Mais rien ne me réjouit plus que de revisiter tel ou tel sujet, forte des nouvelles connaissances acquises au fil du temps car on en fait alors une relecture qui s’avère le plus souvent prospective. En fait, au début, j’avais un rapport assez distant à l’histoire de l’art et, avec le temps, j’ai pris la mesure de sa nécessité.
Qu’il s’agisse de peinture ou de dessin, quelque chose d’une énigme semble être toujours à l’œuvre dans vos travaux. Comment l’expliquez-vous ?
S’il y a énigme, cela signifie qu’il y a une réponse cachée quelque part. Je crois bien davantage que tous mes efforts consistent à obliger l’autre à se poser des questions. S’il y avait énigme, celle-ci dévoilée, il y aurait solution unique. Or j’ai à cœur que l’œuvre reste dans un certain flottement, laisse le regard errer et les questions s’ouvrir.
Il semble que cette qualité d’énigme vient surtout du fait de rassembler dans la même image des éléments iconiques qui sont disparates, voire très éloignés les uns des autres…
Parce que les maquettes que je réalise en appellent au découpage, au collage, à l’assemblage et qu’elles jouent de la du plein et du vide, du flou et de la silhouette. Il y a des oeuvres qui tiennent juste sur l’énergie, d’autres sur la lumière. Tout est question de prisme, chacun a le sien propre et la connaissance de l’autre doit servir à se comprendre encore mieux soi-même.
Y a-t-il l’œuvre d’un artiste qui vous ait particulièrement marquée et dont votre travail porte la trace ?
Assurément. Cette imposante peinture de Ferdinand Hodler au thème de La Nuit qu’il a exécutée en 1889-1890 et qui compte sept figures féminines et masculines étendues au sol. J’en ai tiré un ensemble de figures isolées qui les inscrit dans un autre type de rapport à l’espace. D’une toute autre manière, je suis fascinée par l’incroyable vitalité de David Hockney. Je ne sais à quoi cela tient. C’est un vrai mystère pour moi. J’ai aussi beaucoup regardé les dessins de Pisanello : c’est complètement fou. Ce ne sont que des dessins découpés, ciselés. En fait, le dessin qui m’intéresse, c’est celui qui est au trait, proche de la gravure. D’où mon intérêt en ce domaine pour toute la production allemande, que ce soit celle d’Altdorfer, de Schongauer et de Dürer ou d’Otto Dix.
Vous pensez à une gravure en particulier ?
La Mélancolie de Dürer, c’est un chef-d’œuvre absolu avec lequel on peut jouer et rejouer à l’infini. Il n’y a pas de mots pour la décrire. Chacune de ses gravures est une somme incroyable de références à partir desquelles on peut toujours tisser des liens.
Dans une précédente conversation, vous m’aviez conté les difficultés rencontrées au début de votre carrière à faire votre place du fait que le milieu de la peinture était essentiellement masculin. Qu’en est-il de votre rapport à la question du féminisme, aujourd’hui ?
C’est un sujet que j’ai évidemment porté comme toutes les femmes de ma génération, par exemple dans La Tarentule, hommage à Kathy Acker. Aujourd’hui, je suis animée par d’autres enjeux.
Est-ce pour cette raison que vous développez votre travail en direction du dessin ?
C’est possible. Faire du dessin, c’est être davantage du côté de la pensée. Actuellement, le sujet qui s’impose à moi est celui du déplacement des populations. Habitant Paris et sa banlieue, je me trouve confrontée à leur précarité et à l’impuissance collective d’y répondre. La forme du dessin me semble la plus sobre pour exprimer ce que je vis, ce que je vois.