Portrait de Gérard Fromanger
Portrait de Gérard Fromanger

Gérard Fromanger

Peinture

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Il est l’une des figures de proue de la Figuration narrative, mouvance plus radicale, engagée, critique et politique que le Pop Art ou le Nouveau Réalisme. Son œuvre a participé à une réflexion vibrante, profonde et multicolore sur les fluctuations du monde et l’histoire de l’art. À quatre-vingts ans, Gérard Fromanger, représenté par la Galerie Caroline Smulders à Paris, garde cette énergie débordante, chevillée au corps, au cœur et à la toile. Rencontre avec cet artiste-peintre, incontournable de la scène française, pour une plongée passionnante dans ses soixante ans de carrière où la couleur et le photoréalisme tiennent une place prépondérante et dont la résonance reste toujours très actuelle.

Comment est né ce désir de « peindre l’énergie du monde » que vous revendiquez comme leitmotiv ?

C’est toujours difficile à définir. Comment je pourrais expliquer cela. Dès deux ans, je peignais cette énergie, je faisais des dessins. Un oncle nous emmenait au village pour dessiner. Les enfants autour de moi me copiaient. Cela m’a rempli de vanité, d’orgueil. Ce fut un moteur et m’a donné envie de continuer. Mais je pense que c’est surtout cet attrait et cette conscience, très vite, très jeune, du mystère qui nous entoure. Du mystère de nos vies, compact, magnifique, tragique. Un miracle qu’on ne comprend pas. On cherche par la science, l’art, mais nous sommes nous-mêmes un mystère. L’art, c’est essayer d’être à la hauteur de ce mystère ; de la naissance à la mort. Cela donne surtout un sens à ma vie. Quand je ne peins pas, quand cela ne vient pas et ne fonctionne pas, j’ai l’impression de n’être plus rien, d’être vidé de tout, de ne plus exister, de n’être plus qu’une chose inerte. Puis quand tout revient, je revis. La pensée, l’émotion et la magie de l’art m’arrosent comme une plante.

Claquer la porte de la galerie Maeght, qui vous voyait comme le nouveau Giacometti à travers vos nus gris, a finalement tracé cette ligne de carrière colorée que vous n’avez jamais quittée. Vous dites avoir « choisi comme Alphabet le spectre des couleurs ». Fut-ce d’emblée pour vous l’évidence ?

Oui, j’ai travaillé pendant cinq années avec les gris, un camaïeu qui passait du blanc au noir. Mes toiles sont chantantes et ne sont jamais tristes bien que grises. À cette époque, je me retenais d’employer la couleur. Je savais que j’utiliserai plus tard toutes les couleurs d’une façon égalitaire, démocratique. Mon premier maître était Giacometti, devenu un ami à la fin de sa vie. J’ai pris conscience rapidement que j’étais le contraire de lui, même si nous avions la même discipline, la même exigence. Il a été influencé par les Étrusques, un absolu dont il ne reste plus de vie, alors que j’étais attiré par leur rendu coloré, libre et plein d’énergie de la vie. Je suis ce contraire dans mes fondations intimes, intérieures. Giacometti se désole de l’impossibilité de peindre et de sculpter alors que je me réjouis de toutes les possibilités offertes. Cela dit, je n’ai pas vraiment « claqué la porte » de la galerie, je suis simplement parti car Aimé Maeght voulait montrer mes premières toiles en couleur dans dix ans. Pour lui, c’était trop tôt. Il m’avait donné en comparaison Miró, devenu milliardaire. Mais ce n’était pas mon but dans la vie. Si je veux le devenir, je fais comme lui, je deviens marchand. Et tout s’est terminé ainsi. Aimé Maeght était un grand marchand, un aventurier, un homme extravagant, extraordinaire, plein d’ambition, mais pas du tout un être de découverte ni d’avant-garde. Il n’a jamais exposé une peinture en devenir. Il fallait concevoir des peintures entières et non émergentes. Ce n’était pas son monde. Il a toujours choisi des artistes aux carrières riches, comme Bonnard, Miró, Chagall, Giacometti…

Dès 1968, vous rapprochez l’art de la vie et créez cette passerelle entre peinture et politique, notamment par votre rencontre avec Jean-Luc Godard avec lequel vous réalisez Film-Tract dans l’effervescence des événements de Mai 68. Guérilla et poésie urbaine s’entremêlent. Qu’est-ce que cette collaboration a provoqué en vous ?

Comme tout citoyen, mon intérêt pour la politique était antérieur à cette période. Mes camarades du Salon de la Jeune peinture ont pu créer les affiches de Mai 68 car nous étions déjà préparés avec la guerre d’Algérie, d’Indochine, du Vietnam. Nous étions très sensibles à l’actualité sociale et politique. Ma rencontre avec Jean-Luc s’est faite naturellement pendant cette période, quand il a vu mon drapeau français avec le rouge qui coule sur le bleu. Lorsque son assistante est venue me voir à l’Atelier des Beaux-Arts pour me dire qu’il voulait me connaître, j’étais honoré. J’avais une immense admiration. Le fait qu’il soit assez curieux pour rencontrer l’artiste à l’origine de ce drapeau m’a convaincu d’avoir des idées neuves. Cela a toujours été une donnée de Godard de rapprocher le cinéma et la politique. Quand j’ai exposé Les Souffles de Mai dans la rue, il a eu envie de suivre. Nous avons entamé plusieurs expériences ensemble, comme les petits films en vidéo ; une approche qui n’existait pas à l’époque. Une complicité s’est établie.

Le plus enthousiasmant est que ce grand homme me traitait en égal. Deux artistes, des idées, un apport mutuel. Cette capacité d’échange entre les gens de différentes disciplines (cinéastes, écrivains, médecins, marins pécheurs…) est vraiment née des événements de Mai 68. C’était facile. Tous ces esprits de chapelles, de coteries, se sont réunis. Il y a eu un souffle d’ouverture. Cette subjectivité collective a permis de nous rencontrer. On disait que j’avais inventé un art nouveau à travers mes affiches à l’Atelier des Beaux-Arts. Je ne pense pas. Ce retour personnel des affiches, même si elles participent à une forme de guérilla, n’a pas à voir avec des œuvres collectives. Pour preuve, mon drapeau n’a pas été accepté par l’assemblée des Beaux-Arts. L’école ne voulait pas en entendre parler car cela pouvait sortir l’armée dans la rue. Mais Jean-Luc a vu le neuf et le génial dans cette idée. Cette invention formelle faisait partie, comme vous le dites, de la guérilla.

En 1971, vous utilisez le photoréalisme en capturant des passants, des voitures, des vitrines dans votre série Boulevard des Italiens. Figurines fantomatiques, à la fois consommateurs sans âme et résistants à la marchandisation du monde, peintes en aplats de rouge cadmium dans les rues parisiennes. Comment s’est créée cette jonction entre photo et peinture ?

Elle s’est faite avec la confrontation de la vie même. La génération qui me précède, Serge Poliakoff, Soulages, Maria Helena Vieira da Silva, Nicolas de Staël, toute cette grande abstraction française, face à celle américaine, ne fonctionnait plus, ne parlait plus du monde. Comment mieux en parler ? Avec la photographie et des images qu’on peut analyser, triturer, coller, contre-coller, découper, et avec lesquelles on peut jouer de toutes les manières. Je peins à partir d’une photographie comme Cézanne peignait avec des pommes. À partir de là, il fallait réinventer une peinture. Lire et déchiffrer le réel, c’était compliqué à l’époque. Quand j’ai exposé Boulevard des Italiens en 1971 et Le peintre et le modèle en 1972, personne n’en voulait. Je ne vendais rien. La reconnaissance fut longue. L’ironie est qu’on vient vous chercher des années plus tard pour vous demander de récréer des toiles du même genre.

Vos séries (Le Rouge et ses drapeaux américain et français, Le Souffle de Mai, Boulevard des Italiens, Au Printemps ou la vie à l’endroit, Annoncez la couleur, En Chine, à Hu Xian…) gardent en effet une résonance dans la société actuelle. Quand certains vous affilient au Pop Art et au Nouveau réalisme, que dites-vous ?

Ce n’est pas compliqué, les artistes-peintres de la génération précédente m’insultaient. Ils venaient tous des grandes galeries pour me voir et me dire que ce n’était pas de la peinture. J’ai eu des discussions avec Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle et mon vieux pote César qui me demandaient souvent « mais que veux-tu avec ta peinture ? ». C’était violent. Martial Raysse était sans doute le seul, assez proche « Art et Politique ». Même si la bien-pensance du monde de l’art nous associe volontiers, avec condescendance, au Pop Art et au Nouveau réalisme, cela ne fonctionnait pas. Ces gens-là nous détestaient, nous traitaient de yéyés, de rockeurs, de voyous. J’ai relié la photographie et la peinture de manière radicale. Boulevard des Italiens fut un choc car je voulais créer quelque chose qui n’existe pas. Cela a mis longtemps à s’imposer. Comme Picasso avec Les demoiselles d’Avignon, devenu un tableau iconique du XXe siècle. Mais peu de personne savent que cette toile est restée roulée dans l’atelier de Pablo durant des années avant qu’un grand collectionneur l’achète. Cette oeuvre, au centre du MoMA à New York, est depuis considérée comme le tableau du siècle. Et personne n’en voulait au départ. C’est très intéressant. Qui était ce secrétaire à avoir suggéré à ce collectionneur d’aller chez Picasso ? André Breton. Un cerveau formidable. Ce qui est nouveau dans le monde de l’art met toujours du temps. Quand c’est long, c’est finalement plutôt bon signe.

Selon vous, « l’acte de création » doit-il se percevoir et se concevoir comme « un acte de résistance » encore aujourd’hui ?

Oui, Gilles Deleuze a enregistré une conférence à la Fémis sur l’acte de création en terminant sur le fait que c’est un acte de résistance. Je suis toujours d’accord. C’est un acte de résistance à la connerie généralisée, à la faiblesse, à la mort, mais aussi à la vie. Ce sera toujours essentiel et nouveau.

Votre parcours est justement jalonné de rencontres et d’amitiés profondes avec des artistes et des intellectuels de la seconde moitié du XXe siècle : César, Prévert, les frères Giacometti, Deleuze, Foucault… Qu’ont-ils nourri et fait naître en vous ?

Je me suis surtout demandé pourquoi tous ces gens m’aimaient (rire). Nous, les artistes, sommes très prétentieux. Quand nous rencontrons le succès, nous sommes grisés mais très vite, nous trouvons cela normal. Un sentiment sans doute récupéré par tous les malheurs de l’attente, de la patience, d’avoir été brimé et mal compris. Hormis Prévert et César car j’avais 20 ans, c’était donc dû à ma personnalité, ces amitiés prestigieuses m’ont apporté et donné beaucoup. Mais j’ai dû aussi leur donner en retour, car ils n’avaient aucune raison de me choisir. Ensuite, elles émergent essentiellement de Mai 68 où j’étais très actif ; des rencontres sans hiérarchie sociale, médiatique, intellectuelle.

Dans les années 90, vous appréhendez le monde sous tous ses aspects, avec Toutes les couleurs, peinture d’Histoire et Quadrichromies. Était-il important pour vous d’inscrire l’Histoire des années passées comme un réexamen des possibilités de la peinture ?

C’était une série de cinq toiles de dix mètres, entre 1991-1995, conçue à la suite d’un éclatement d’une bulle financière dans le monde, et particulièrement dans le monde de l’art. Il n’y avait plus de galerie, plus de marché, plus de collectionneur. La crise était terrible et j’en ai profité pour faire ce que j’aime, ce dont j’ai envie et que je n’ai jamais eu le temps de réaliser : d’immenses tableaux invendables, inmontrables. Ce fut un moteur. Cette série est en effet une relecture des grands thèmes classiques de l’Histoire de la peinture pendant ces années-là. Je voulais voir le résultat. Toutes les couleurs, peinture d’Histoire est une revisitation. À gauche, un autoportrait en train de peindre. À droite, le modèle femme nue, les cuisses ouvertes, comme un cadeau amoureux à son amant le peintre. Autour, une immense machine informatique de l’univers et tout ce qui traverse le peintre et son modèle pendant qu’il peint et pose. Il s’agit d’un ensemble « chaosmose », comme on le formulait, un « chaos osmose » de tout ce qu’il se passe dans le monde et qui fait notre personnalité. Cela sert de socle à toute une aventure mentale et historique. Pour inventer en peinture, il faut savoir faire un petit pas de côté. Les frères Lumières, Nicéphore Niépce, ou Louis Ducos du Hauron, inventeur de la quadrichromie, m’ont inspirés. Ce dernier a eu l’idée géniale de passer d’une photographie A à une reproduction B en extrayant de la photographie A les quatre couleurs qu’il a récréées sur la reproduction B. Sur cette base technique et en faisant un petit pas de côté, j’ai tenté de réinventer un petit bout de peinture.

Gérard Fromanger – Quadrichromies, De toutes les couleurs, peinture d’histoire, 1991-92, huile sur toile, 920 cm, collection CNAP en dépôt au MBA Rennes

Dans les années 2000, vous fusionnez l’urbain et la foule pour créer un plan de ville labyrinthique noyée dans des figures géométriques (Bastilles-Dérives), des cardiogrammes (Le cœur fait ce qu’il veut) et des passants multicolores sur fond noir (Sens dessus dessous). Le passage du XXIe était-il pour vous synonyme d’imbroglio, de confusion, de pertes de repères ?

Pas vraiment de pertes de repères, mais un processus d’émotion, de passion et de pensée. Cela passe d’une pensée labyrinthique à une pensée binaire, plus complexe à chaque fois, basée sur ce que je crois être mon réel. Pour Sens dessus dessous, j’étais dans un bistrot à la Bastille près de mon atelier, avec un critique et historien d’art, Olivier Zahm. La Techno Parade battait son plein, avec ces immenses remorques et ces jeunes homosexuel(le)s, complètement ou à moitié nu(e)s, qui dansaient comme des fous. Il a critiqué cette musique épouvantable, dictatoriale. Je trouvais cela pourtant formidable. Il m’a alors demandé ce qu’étaient devenus mes personnages de mai 68 ? J’ai répondu : « ils sont sens dessus dessous ». Cette conversation dérisoire m’a donné l’idée de cette série. La vie est le mouvement même. Et c’est ce qui m’intéresse : le mouvement du temps. La notion de « passage au XXIe siècle » reste pour moi une grande ligne pour indiquer « l’horloge » du temps.

À peu près tous les cinq ans, je fais mon introspection. Je ne suis plus à Mai 68 ni à lancer la couleur. Dans les années 2000, je n’y comprenais plus rien, comme si je me trouvais dans un labyrinthe. J’y entre le matin et j’essaie d’en sortir le soir après m’être trompé plusieurs fois de chemins. Comment je pouvais traduire cela en peinture ? J’ai dû trouver une forme qui raconte le flux labyrinthique de ma pensée, comme Bastilles-Dérives, Bastilles-Flux. La série Le cœur fait ce qu’il veut a émergé de mes maladies terribles, cancer du poumon, quatre pontages. Sur mon lit d’hôpital, le chirurgien demande de mes nouvelles sans jamais me regarder, les yeux rivés sur l’électrocardiogramme, puis s’en va. Je demande alors à un infirmier plus tard qu’il m’explique tous ces graphismes. Il me répond « c’est compliqué, le coeur fait ce qu’il veut ». J’ai trouvé cette phrase géniale, et c’est devenu une série de peintures entre les battements de mon coeur, la vie du monde, les personnages dans la vie du monde et les battements de leur cœur. Mes inspirations viennent toujours de la vie.

Quel est votre regard sur l’artiste-peintre entre hier et aujourd’hui ?

Il existe une longue histoire de la peinture, de l’art et de l’engagement. Je m’inscris dans cette lignée. Je vous appelle de Sienne en Italie. Dans le Palazzo Pubblico, il y a cette fresque gigantesque mondialement célèbre des frères Lorenzetti, Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement. Je la considère comme la première oeuvre de la Figuration narrative. Elle date du XIVe siècle. Cette longue histoire s’étend jusqu’à Picasso, et même aujourd’hui, auprès des plus jeunes que je connais moins. Le Salon de la Jeune peinture était la source de la Figuration narrative. Aujourd’hui, cette « Jeune peinture » est devenue la « Jeune création ». Cela en dit long. Je pense que nous étions trop politiques, trop figés « Art et Politique ». Nous avons l’évoqué tout à l’heure, l’art n’a pas de pouvoir dans le réel, mais dans le culturel par la guérilla, sa force de conviction et de travail. C’est même une guérilla intérieure entre moi et moi-même, et pas seulement entre moi et les autres ou le monde. C’est aussi trouver des solutions à tout ce qui nous traverse.

L’idée est qu’on ne peut pas se passer de la politique. Elle est là, on l’écoute, on la regarde, on suit les campagnes, les saloperies, les horreurs, les conneries, les réussites. L’exemple type était Picasso, qui s’intéressait à tout. Des frères Lorenzetti à Courbet en passant par Picasso, c’est une longue histoire de peintres et d’artistes qui se bataillent dans le réel. Le nier, l’occulter, ne pas en parler, c’est une sorte de formalisme qui m’intéressait moins. C’est être en dehors du monde. Et moi, je suis dans le monde. Les artistes abstraits, comme Barnett Newman et Jackson Pollock, dans les années 50 à New York, étaient communistes, anarchistes, très à gauche. Ils avaient besoin d’images pour exprimer leur contestation. Leur abstraction était une forme de révolution politique engagée. C’était une manière de dire « nous sommes contre ».

En France, c’était le mouvement Supports-Surfaces. Eux aussi étaient éminemment politiques. Détruire le tableau, le châssis, la toile, la couleur, et mettre à plat, comme un moteur qu’on démonte, était une forme politique de contestation de la société. La jeune génération aujourd’hui vit dans un univers qui n’est plus le même que le mien. Elle a des exigences qui tendent vers l’écologie et dépassent le clivage politique. Mais, on peut dire aussi qu’il y a une écologie de droite et une écologie de gauche. À l’intérieur de l’écologie existe donc de nouveau des clivages. La confrontation au réel, sociale ou environnementale, continue sous d’autres formes.

Selon vous, que représente l’art dans nos vies ?

C’est une nécessité, c’est ce qui réenchante la vie. L’art, c’est comme la science et la découverte, c’est l’âme d’un peuple, des individus. C’est à la fois l’intelligence et les affects. Depuis la nuit des temps, l’homme marque son passage, crée l’art, peint des animaux, la nature, gratte les rochers pour dessiner des sangliers et des poissons, pose sa main dans la terre. C’est une des voies de lecture de notre monde totalement mystérieuse. Plus on découvre, plus c’est mystérieux. Plus on voit loin, plus c’est infini. Plus on explore l’infiniment petit, plus c’est immense. L’art exprime et donne une émotion sur ce mystère, probablement éternel. C’est le fameux « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? de Paul Gauguin. Et pendant le confinement, l’art est venu dans toutes les mains.

D’ailleurs, qu’avez-vous fait pendant le confinement ?

J’ai réalisé trois immenses toiles dans mon atelier en Italie pour le Théâtre des Bouffes du Nord à Paris. Nous avons terminé le marouflage et le collage au plafond en juillet. Je ne peux pas vous en dire plus, mais ils représentent exactement où nous en sommes aujourd’hui. Elle s’appelle Peinture monde, sens dessus dessous, 2020. C’est une seule et même toile de six mètres sur cinq, conçue en trois morceaux. La fresque devait être inaugurée en mai mais a été repoussée à cause du Covid-19. Le public pourra la découvrir le 6 septembre, jour de mon anniversaire et de la réouverture du théâtre.

Quelles sont vos autres actualités ?

Le 12 septembre, j’ai une grande rétrospective au Musée des Beaux-Arts de Caen en Normandie. Elle sera différente de celle du Centre Pompidou, mais on y retrouvera quelques tableaux. Elle sera intégrée au programme « Les impressionnistes en Normandie », avec des expos sur Monet, Berthe Morisot, Pissarro. Un peu comme mon exposition au Musée Marmottan Monet où l’une de mes toiles se confrontait à Impression, soleil Levant, tableau fondateur de l’impressionnisme par Claude Monet. Le 17 septembre, le Bund Art Museum à Shanghai expose également l’orignal Impression, soleil Levant de Monet et le mien, avec quatorze autres de mes tableaux datés de 1966. Ce sont des paysages de bois découpés de Normandie. La série s’intitule Paysages Découpés et sera suivie d’une discussion sur la définition du paysage, comment démonter le ciel et l’arranger autrement. Il aura fallu quarante ans pour que cette série trouve enfin la reconnaissance. Et du 22 au 28 octobre, j’ai un « solo show » prévu à la Fiac. La présidente Jennifer Flay a souhaité quelque chose d’historique.

Qu’est-ce qui vous plaît tant chez les impressionnistes ?

On les célèbre pour leur lumière, leur nouvelle manière de peindre le charme de la nature, leur motif hors de l’atelier. On en fait l’origine de la grande peinture abstraite, le mouvement de la peinture pure, de la peinture-peinture, notamment Monet et ses Nymphéas. Le mouvement Supports-Surfaces ou les grands abstraits américains chantent la gloire des Impressionnistes et surtout de Claude Monet. Ils m’ont toujours intéressé car ce sont des peintres figuratifs qui créent des images d’extrême modernité. À l’exemple de Monet qui peint une dizaine de meules de blé ou la Cathédrale de Rouen à des heures différentes. J’étais intéressé par l’idée de peindre Impression, soleil Levant aujourd’hui. Quand je regarde l’astronaute Thomas Pesquet, de retour de la Station Spatiale, qui se trouve être la Terre pour lui, et ses envolées au-delà de l’atmosphère, j’imagine voir les planètes, la voie lactée, l’infini de manière très différente. Un regard autre que celui de Monet depuis sa chambre d’hôtel devant le Port du Havre. Aujourd’hui, j’éprouve un sentiment d’immensité. Impression, soleil Levant, 2020, c’est la somme de tous ces sentiments, de toutes ces nouveautés. Actualiser cette toile m’a passionné. Et ce tableau sera exposé à Shanghai aux côtés de celui de Monet.

Gérard Fromanger – Impression, soleil levant, 2019, acrylique sur toile, 200 x 300 cm

Quelles sont les œuvres que vous définiriez alors comme chefs-d’œuvre ?

Je peux en citer trois rapidement : Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement des frères Lorrenzetti ; Guernica de Picasso ; Les Ménines de Velázquez au Prado. Des chefs-d’œuvre de l’humanité. Une intelligence, une sensibilité, une connaissance du monde. Stupéfiant. Ils ont réussi des œuvres qui dépassent tout ; par leur intelligence, leur invention, la présence à l’ensemble, avec un condensé de toutes les idées de l’époque, une profondeur du mystère humain, un concentré de l’énergie du monde.

Vous continuez donc sans discontinuer de « peindre l’énergie du monde »…

Oui, car il n’y a pas autre chose. Cette citation de Lévi-Strauss prend encore tout son sens « Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui » (rire). C’est une phrase terrible mais elle n’empêche pas de continuer d’exprimer cette énergie. Car qu’y a-t-il de plus beau que voir, toucher, sentir, respirer, s’émouvoir… ?

 

Image à la une : Gérard Fromanger – Le coeur fait ce qu’il veut, Peinture-Monde, Blanc de titane, 2015, acrylique sur toile, 200 x 300 cm

On cherche par la science, l’art, mais nous sommes nous-mêmes un mystère. L’art, c’est essayer d’être à la hauteur de ce mystère ; de la naissance à la mort.

Gérard Fromanger