
Par Fanny Revault
Le travail de Franck Vogel, reporter photographe, allie image et message pour mieux nous émouvoir. Son amour pour la nature l’a poussé très jeune à sillonner le monde entier pour en révéler sa beauté. C’est en Inde, au contact des Bishnoïs, qu’il commença son aventure dans la photographie orientée vers l’écologie, fasciné par leur mode de vie ancestral respectueux de la nature. À l’heure où notre biodiversité est de plus en plus menacée, il mène ce combat à travers de nombreux reportages inédits dans des lieux reculés du monde pour éveiller les esprits sur les enjeux environnementaux qui pèsent sur notre terre. Entretien avec un photographe sensible et engagé.
Qu’est-ce qui vous a conduit à la photographie ?
La photographie me plaisait depuis l’adolescence. J’ai fait des études dans le domaine des sciences du vivant ; j’ai réalisé une maîtrise de biochimie à Strasbourg et ensuite un double diplôme de biochimie aux États-Unis où j’aurais dû faire un doctorat mais la recherche ne me convenait pas. Je me sentais trop isolé et je n’avais pas assez de contacts humains. À côté de mes études, je faisais de la photographie avec un petit appareil très basique.
Pour revenir en France, j’ai postulé à des écoles d’ingénieurs et j’ai été pris dans la meilleure, AgroParisTech, spécialité économie et gestion d’entreprise. J’ai fait mon stage de fin d’année comme consultant chez Accenture, un gros cabinet américain de conseils. Mais plus je restais dans ce cabinet, plus je me disais que je ne voulais pas faire ça.
J’avais une idée… Un jour, j’avais rencontré un ancien de l’AgroParisTech qui m’avait dit que c’était très important de voyager avant de commencer à travailler. Je n’avais jamais voyagé… Il m’a planté une graine dans ma tête et je me suis dit que je devais faire un voyage à travers le monde.
Comment avez-vous entrepris ce voyage ?
Comme j’étais consultant, je savais comment trouver des financements. En 2001, j’avais réussi à trouver quelques sponsors et à récolter, au final, 15 000 euros. Mais l’événement du 11 septembre 2001 m’en a fait perdre 90 %. Je me suis donc retrouvé avec 1500 € pour un an de voyage. À ce moment-là, j’ai rencontré André Brugiroux, un monsieur qui a fait du stop dans les années 60-70 pendant dix-huit ans avec un dollar par jour. Aujourd’hui, c’est l’homme qui vu le plus de pays et territoires au monde et qui a inspiré Pékin express. Il me conseille de faire ce voyage en stop… Je n’étais pas vraiment de son avis mais il m’a mis le pied à l’étrier et j’y suis allé, à 24 ans… J’ai atterri à Nairobi, une ville assez dangereuse. J’ai voulu partir au bout de quatre jours mais j’ai tenu… J’ai commencé à m’ouvrir… et tout s’est incroyablement enchaîné pendant toute l’année 2002.
Photographier faisait partie de vos objectifs durant ce périple ?
J’avais prévu trois choses : faire de la photographie – j’ai fait au total 8000 diapositives – rencontrer des gens et découvrir la spiritualité. J’ai été Afrique de l’Est au Kenya, Tanzanie et Rwanda pendant quatre mois. Après je suis allé en Inde et au Népal pendant trois mois et demi. Puis en Asie du Sud-Est, en Thaïlande, en Birmanie, au Cambodge et au Laos pendant cinq mois. Je me laissais porter par les rencontres que je faisais en stop.
Que photographiez-vous durant ce voyage ?
Je suis allé vers l’humain. J’ai toujours été intéressé par les gens. J’avais appelé mon périple « À la rencontre des peuples ».
Ce voyage ‘initiatique’ vous a-t-il fait prendre conscience de votre vocation ?
Le déclic s’est produit dans le nord de la Birmanie dans un monastère. Le moine supérieur m’a pris sous son aile pendant sept jours. Je faisais quatre heures de méditation par jour, c’était dur physiquement. J’avais appris les bases de la méditation dans l’Himalaya indien.
Et ma question était : quelle est ma mission sur Terre ? Je ne savais pas exactement ce que je voulais faire en rentrant de ce voyage. Je savais que je ne voulais pas être ingénieur, ni consultant. Je me suis rendu compte que ce qui était important tenait en quatre mots: voyager, rencontrer l’autre, photographier, et si possible inspirer les gens avec mon travail.
Je me suis rendu compte que ce qui était important tenait en quatre mots: voyager, rencontrer l’autre, photographier, et si possible inspirer les gens avec mon travail.
Comment avez-vous démarré la photo en autodidacte au retour de votre voyage ?
Au début, cela été difficile car je n’avais pas de relation dans le milieu de la photographie. J’ai mis cinq ans pour que je puisse en vivre. Je me suis obstiné et j’ai créé, avec un partenaire technique, un concept de luminaire photo ; une impression qu’on éclaire par l’arrière, comme une grande diapositive. Aujourd’hui c’est très commun, c’est du ‘backlighting’. Je voulais un rendu intéressant qui éclaterait la lumière sur l’ensemble de la surface de manière homogène. J’ai fait une première exposition intitulée « Lumière, calme et volupté » avec ce concept. L’idée a vraiment commencé par fonctionner quelques années plus tard grâce à Potel & Chabot, Moët & Chandon, Roche Bobois et Van Cleef & Arpels ce qui me permettait de produire mes reportages photographiques…
Quel a été le sujet de votre premier reportage photo ?
J’ai travaillé en Inde au Rajasthan sur les Bishnoïs, les premiers écologistes au monde, un peuple qui vit en harmonie avec la nature et l’environnement depuis le XVe siècle, et qui a intégré ce qu’on appelle aujourd’hui le développement durable. Entre 2007 et 2008, j’ai passé six mois au total avec ce peuple ; j’ai été le premier à être accepté sur leur lieu sacré et à photographier cette terre de pèlerinage. Les photos ont suscité un vif intérêt auprès du public car personne ne connaissait ce peuple ! Le président Nicolas Sarkozy venait de lancer le Grenelle de l’environnement… en quatre jours, je suis passé d’inconnu complet à « reconnu ». Les magazines se sont battus pour avoir l’exclusivité et le sujet a été publié dans le monde entier. De nombreuses expositions ont suivi et France télévision m’a demandé de faire un film « Bishnoïs – Rajasthan, l’âme d’un prophète », qui a eu beaucoup de succès.

L’humain, au départ, était au cœur de vos sujets, et vous vous êtes peu à peu ouvert à la nature et à l’écologie. Comment ces questions environnementales ont-elles émergé en vous ?
Tout d’abord, je viens d’une famille d’agriculteurs en Alsace et nous étions très écolo avant l’heure. Ayant grandi entouré de vignes et j’ai toujours été sensible à la nature.
Et c’est vraiment la rencontre avec les Bishnoïs qui m’a guidé. J’ai vécu les choses de manière physique avec eux. Ils sont prêts à mourir pour sauver les animaux sauvages et deviennent des martyrs s’ils meurent. Ils suivent 29 règles qui leurs ont été dictées par leur prophète en 1485. Lors d’une grande sécheresse qui dura plus de dix ans, ce visionnaire leur a dit: « soit vous continuez à vivre ici et la terre sera totalement stérile d’ici quelques mois et vous allez mourir, soit vous allez sur les routes et devenez des migrants, ou bien vous restez ici mais vous changez complètement votre façon de vivre… Je vous propose 29 règles et si vous les suivez, je vous garantis que vous pourrez vivre de manière heureuse sur cette terre. » Parmi les règles les plus importantes, il faut arrêter de manger de la viande et tuer des animaux, et chaque Bishnoi doit planter un arbre par an et ne jamais en couper.

Une expérience inédite auprès des Bishnoïs… !
Oui, c’était assez unique de les voir et d’avoir été le premier à avoir eu le droit de faire des photos sur les lieux les plus sacrés où le prophète avait dicté les règles (400 à 500 000 personnes se réunissent chaque année). Ils m’ont donné cet accès et il m’ont nommé ambassadeur.
Votre regard s’est ensuite tourné vers l’eau et les fleuves. Comment cette série est-elle née ?
Les Bishnoïs m’ont évidemment beaucoup inspiré sur l’écologie. Ensuite, à partir de 2012, j’ai entrepris une série sur l’eau et les fleuves qui s’appelle Fleuves Frontières, un projet global qui a pour objectif de sensibiliser le monde à l’accès à l’eau à travers huit fleuves transfrontaliers ; le Nil, le Brahmapoutre, le Colorado, le Jourdain, du Mékong, le Gange et enfin le Zambèze et le Danube. Tous ces fleuves ont des problématiques liées à l’accès à l’eau. L’unesco m’a demandé de rajouter un fleuve plus européen et qui se porte mieux. Le Danube est le seul qui va mieux, c’est un exemple positif.
Tous les autres ont des problèmes divers et variés ; l’idée était de brosser un portrait global des fleuves au niveau mondial et d’étudier ceux avec des risques de guerres ou de tensions liés à l’accès à l’eau. Chaque fleuve a ses propres problématiques ; par exemple, le Colorado est seul grand fleuve à ne plus atteindre la mer depuis maintenant vingt ans parce que les agriculteurs de l’Imperial Valley au sud de la Californie ont changé leur modèle agricole afin d’utiliser toute l’eau qui leur revient de droit (les water rights américain) ; à cause de cela le Colorado côté mexicain est à sec…
L’eau, si précieuse, que l’unesco avait qualifié d’« Or bleu » est donc l’enjeu majeur que vous défendez dans votre travail ?
Oui, c’est vital… On ne peut pas vivre sans eau. L’accès à l’eau douce représente moins d’un pour cent de l’eau sur Terre. Il faut mener une vraie réflexion sur notre manière de consommer. Pour produire un steak de 200 g de bœuf, il faut 3550 litres d’eau.
Au-delà de cette attirance pour la beauté de ces lieux et des rencontres, il y a une volonté de témoigner d’un patrimoine naturel menacé à sauvegarder. Que souhaitez-vous atteindre par le médium de la photographie ? Un éveil des consciences ?
Exactement, un éveil des consciences global. Je me considère comme un passeur et la photographie est un moyen. Ma mission est de sensibiliser, d’inspirer les gens avec mes photos, mais aussi à travers mes conférences et mes films. On savait depuis longtemps que le réchauffement climatique allait se produire et cette nouvelle pandémie était aussi potentiellement prévisible. Je pense qu’au fond, que l’homme est bon mais qu’il est devenu, hélas, trop avide d’argent et de pouvoir. La beauté de la terre et de la vie n’est pas considérée. Ma série sur l’eau et les fleuves sert à dénoncer des choses mais surtout à sensibiliser.
La beauté de la terre et de la vie n’est pas considérée. Ma série sur l’eau et les fleuves sert à dénoncer des choses mais surtout à sensibiliser.
Dans votre processus créatif, à quel moment la magie opère ?
C’est le moment où je sens que j’ai la bonne photo ; quelque chose se produit. Il y deux ans, j’ai photographié le Gange et je suis aussi aller près de sa source du Gange dans l’Himalaya indien. Il ne devait normalement pas pleuvoir à cette époque de l’année mais quand je suis arrivé dans le dernier village avant de commencer le trek jusqu’à la source il s’est mis à pleuvoir sans arrêt pendant plusieurs jours et l’accès fut interdit. La pluie se calmant un peu, on m’autorise tout de même faire quelques kilomètre sur le sentier et je tombe sur une grotte avec deux sâdhus, des ermites hindous. Ils vivent ici toute l’année et en hivers, par -20°C, pour passer le temps ils méditent pendant sept jours, sans dormir, manger ou boire. L’un d’eux m’emmène près du Gange dans lequel il se lave dans une eau à 2 degrés. Il pleuvait encore un peu et le ciel était complètement gris. Tout à coup, un rayon de soleil perça les nuages noirs et vint sur lui… la moment magique arriva ! Dans la seconde, j’ai su que j’avais la photo… C’était la double page d’ouverture de plusieurs magazines dont GEO. Je savais que c’était une image très forte, très visuelle… et c’est ce que je recherche, il n’y en a pas beaucoup par reportage…
… Ces instants de grâce ?
Oui, des instants de grâce. On est là au bon moment. Cartier Bresson parle du « moment décisif », c’est vraiment ça… Je devais me rendre à la source et je suis finalement tombé sur cet homme qui m’a conduit à cet endroit. Le rayon de soleil a duré dix secondes donc il fallait saisir la photo ! J’étais déjà en place au bon endroit et j’ai pu prendre la photo. Parfois, ça peut prendre des jours avant de réussir à capturer les bons moments.

Travaillez-vous uniquement avec la lumière naturelle ?
Je joue simplement avec la lumière naturelle, c’est extrêmement rare lorsque j’utilise en complément une lumière artificielle. Les lumières du matin et du soir sont très importantes, comme en Inde par exemple. Mais en journée, on peut également faire de belles images mais il faut que le ciel soit dégagé. Par exemple en Écosse, on peut faire de superbes photos à n’importe heure de la journée. Un rayon de soleil peut apparaître d’un ciel gris et ça peut créer des contrastes hallucinants. Cette lumière qui perce, comme près de la source du Gange, crée une ambiance que je recherche. La lumière n’est, au final, pas une histoire d’horaires mais peut-être plus une question de climat et de météo…
Quels sont vos reportages les plus marquants ?
Je parlerais de quatre lieux qui m’ont particulièrement marqué. Bien évidemment, les Bishnoïs en Inde… Il y a aussi le Zambèze en Zambie lors de la migration royale annuelle du peuple Lozis pendant la crue du fleuve vers des terres plus hautes. Le fleuve peut atteindre 50 km de large à certains endroits et la barge royale avec son totem d’éléphant navigue à travers les herbes hautes. On a l’impression de revenir quatre cents en arrière. Ce reportage n’a pas été simple car on a essayé de me corrompre, j’ai dû me cacher… J’ai finalement quand même réussi à faire les photos et une image a été élue parmi les quinze meilleures images 2019 par GEO en France, et parmi les cinquante meilleures images de GEO en Allemagne avec également la fameux près de la source du Gange.
Autre reportage marquant : quand je travaillais sur le lac Tana, la source du Nil Bleu, en Éthiopie avec les prêtres orthodoxes éthiopiens. Dans les monastères orthodoxes, des gens viennent pour l’épiphanie orthodoxe ; ils refont le baptême de Jésus en quelque sorte. Les pèlerins viennent se faire verser de l’eau au moment du lever du soleil. Là aussi, ce moment avec eux était assez magique… Et il y en a plein d’autres…



Ma démarche est d’utiliser la beauté des choses pour que la personne plonge dans l’image, puis en lisant la légende, se rende compte que c’est un fleuve sec, comme les racines d’un arbre qui n’a plus de sève, c’est triste…
Selon vous, pourquoi la photographie, et l’art en général, sont importants ?
L’art pour moi, c’est la beauté. Et l’art permet de faire passer des messages par la beauté des choses ; la beauté peut parfois être dans la noirceur. Mais il est important de créer de la beauté pour toucher les gens et éventuellement les éveiller sur des sujets. Par exemple, le delta du Colorado, au Mexique, est à sec. Et quand on le survole, il est très beau et graphique ; on voit comme des sillons, des racines d’arbres qui s’étendent. Ma démarche est d’utiliser la beauté des choses pour que la personne plonge dans l’image, puis en lisant la légende, se rende compte que c’est un fleuve sec, comme les racines d’un arbre qui n’a plus de sève, c’est triste…
Parfois, il s’agit de la pure beauté et d’autres fois, de choses tristes. Je pense qu’il ne faut pas montrer de choses horribles car les gens ne regarderont pas… Il faut essayer de magnifier ces lieux. Je souhaite toucher et sensibiliser les gens de cette manière-là. C’est comme ça que je vois mon rôle…

Franck Vogel
Reporter Photographe: GEO, Paris Match, Stern, Bloomberg, Le Monde diplomatique, NRC, Corriere della Serra, Discovery Russia,…
Membre de EverydayClimateChange.
Conférencier: UNESCO, Pictet AM, Artelia, Crédit Agricole, Columbia University, ESSEC, Sciences Po Paris, ESCP – Informations
Auteur/co-Réalisateur du film documentaire:
« Bishnoïs – Rajasthan, l’âme d’un prophète »
(52 min, France Télévision).
Photo portrait de Franck Vogel par Frédérique Philipona