Portrait de Eric Cassar
Portrait de Eric Cassar

Eric Cassar

Architecture

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Fondateur et architecte concepteur principal d’Arkhenspaces, Éric Cassar propose une architecture novatrice en harmonie avec son époque et son environnement. À la recherche de nouveaux concepts, de nouvelles atmosphères et formes, le jeune architecte définit un objet architectural en relation d’échange dynamique avec ses utilisateurs. Cette architecture leur ouvre un espace où pourra éclore et s’exprimer la multiplicité spatio temporelle de leurs activités… Utilisant les innovations technologiques, ces créations magnifient l’oblique plutôt que l’angle droit, l’asymétrie, plutôt que la régularité. En 2017, il reçoit le Grand Prix Européen de l’Innovation “Le Monde-Smart Cities” avec Habiter l’infini, une nouvelle vision de l’habitat à l’ère numérique. Entretien avec un bâtisseur qui pense l’architecture comme un art dans la ville, composante essentielle de notre société.

D’où vous vient cet intérêt pour l’architecture ?

J‘ai davantage une passion pour l’art, la littérature et la poésie que pour l’architecture. J’ai fais des études de mathématiques et je me suis dirigé naturellement vers l’architecture. Un point marquant fut la création du musée Bilbao en 1996-1997 ; le musé de Gehry. Je me rappelle avoir eu un choc en voyant les images (pas en y allant car je m’y suis rendu beaucoup plus tard). C’est là que je me suis rendu compte que l’on pouvait faire des choses différentes en architecture.

Quelle architecture défendez-vous ?

Pour une architecture subtile décrit ma perception de l’architecture. Du moins, comment il faut l’aborder. Je dirais que c’est venu en trois temps. J’ai d’abord parlé de ce que j’appelle “l’architecture mouvement”. Si on prend basiquement l’histoire de l’architecture, il y a d’abord les architectures d’icônes que l’on considère en une dimension, où nous sommes vraiment dans l’objet : la pyramide, l’objet très symbolique. Vient ensuite l’architecture de façade que l’on retrouve avec le classicisme et l’haussmannien dans Paris. Puis, on passe à l’architecture en trois dimensions à partir de la fin du XIXe siècle avec des bâtiments comme le Cristal Palace à Londres ou le Grand Palais de Paris. Cela comprend une architecture de lumière qui met en avant l’espace. Vient ensuite la quatrième dimension qui est le temps. Cette architecture vient un peu avec la promenade architecturale du Corbusier, mais surtout avec l’architecture des constructivistes provenant de la déconstruction de Derrida. Il y a plusieurs appréhensions possibles de ce mouvement.

Telle que je la vois, on est plus dans une architecture objet mais dans une architecture mouvement vue par l’homme, à l’échelle de l’homme. Quand on va tourner autour du bâtiment, la perception qu’on a de lui va changer, on va le voir différemment. Je situe le départ de tout cela avec La chapelle Notre-Dame du Haut, construite à Ronchamp par Le Corbusier où l’on a justement ces vues qui changent quand on fait le tour du bâtiment. De façon plus générale, et c’est ma manière de travailler, nous sommes plus sûr de la maquette physique où l’on voit comme si nous étions dieu ou vu du ciel. Ce qui m’intéresse est de voir l’architecture en face, à l’échelle de l’homme. L’informatique permet cela puisqu’on plonge complètement dans le projet.

J’aime bien dire le « viveur » puisque nous sommes des vivants mais avec une part active.

Vous développez un concept appelé nspaces. Après le passage de 2 à 3 puis 4 dimensions, vous envisagez l’architecture en n dimensions. Est-ce un reflet de nos sociétés immergées dans les nouvelles technologies de communication où l’homme ne vit plus dans une unité d’espace, de temps et d’action mais dans la multiplicité relationnelle et informationnelle (nspace) ?

Oui, on retrouve ce concept nspaces dans beaucoup de mes projets ; l’idée est que le bâtiment va changer en fonction des points de vue. Je dirais que c’est un peu de la quatrième dimension : l’architecture mouvement puis l’architecture interactive : comment l’architecture agit sur l’individu, le spectateur ? J’aime bien dire le « viveur » puisque nous sommes des vivants mais avec une part active. J’aime aussi dire que l’architecture est comme un opéra où le viveur devient acteur. En plus de cela, j’ai développé l’architecture chaos qui reprend des idées d’esthétique avec un chaos ordonné. On en arrive à une architecture subtile qui définit cette architecture en dix points.

J’ai parlé des quatre dimensions jusqu’au mouvement, et au-delà, ce sont les nouvelles technologies qui prennent le relai. C’est le nom de ma société Arkhenspaces, pratique d’architecture. « Arkh » que l’on retrouve dans architecture, commandement origine, et « enspaces » : on ne parle plus d’espaces au singulier mais d’espaces au pluriel. Ce sont des environnements connectés auxquels je m’intéresse.

Comment ces environnements se connectent-ils ?

La connexion première est le téléphone. Aujourd’hui, c’est avec internet et les nouveaux moyens de communication que l’on va connecter les espaces avec les autres, qu’on va pouvoir les circonscrire, les orienter et se guider à l’intérieur. Au sein de ces « nspaces » se trouve la création d’esthétique, immatérielle notamment. De la même façon que dans le passé, un bâtiment est différent d’un autre par sa façade. J’étudie comment il va réagir différemment. Ceci constitue, je dirais, la partie la plus prospective. Autrement, j’ai des points de vue sur la contextualité, la beauté, le concept… J’aime beaucoup le mot « sens », « faire sens » à la fois dans son côté sensible, « sens » comme « sensible », « intelligible » et lorsqu’il indique une direction à suivre. L’architecture subtile, ou ce qu’on essaie de faire ici, est un rassemblement de tout cela.

La Smart City, « ville intelligente », incarne t-elle votre vision de la ville de demain ?

D’abord, il faut définir ce qu’on appelle une Smart City car tout le monde n’a pas les mêmes points de vue. Pour moi, c’est l’arrivée du numérique dans la ville d’abord par l’internet, en nous donnant accès à des informations et des services comme lorsque je fais une recherche Google. Ensuite, on rentre dans une autre phase avec le réseau social : Facebook. Au début on connecte individu et information, ensuite les individus entre eux. A cela manque la notion d’espace. Aujourd’hui, c’est la grande révolution liée au numérique qui arrive dans cet espace avec les objets connectés, et bien-sûr dans la ville.

Cette Smart City va vers des villes qui vont êtres plus efficaces énergiquement, ce qui est très positif puisque l’on va mieux pouvoir réguler l’offre et la demande. On va pouvoir se partager de l’énergie. Elle va aussi être plus rationnelle, on va mieux gérer les flux de déplacement etc… Mais ce sur quoi je me base est le fait qu’elle soit aussi plus sensible, qu’on ne perde pas cette idée que la ville doit émerveiller, avoir un apport poétique et sensible et provoquer la sérendipité.

Quelles innovations proposez-vous pour la Smart City ?

Tout mon travail est d’utiliser certains systèmes et de les détourner pour créer ce sensible. C’est mon souhait dans la smart city. Par rapport à ce que cette ville va être, je crois que grâce à l’arrivée de l’internet dans cet espace, en plus de la connexion avec les informations, services et individus, on arrive vraiment à un socle fort qui peut amener à des nouvelles visions d’internet puisqu’il va prendre en compte la dimension sociale, donc la proximité physique. Cela va changer nos manières d’habiter et de travailler. Notamment, je pense que les espaces vont êtres plus diffus. Dans les espaces de travail, on a eu les bureaux cloisonnés, puis les openspace. Aujourd’hui, on peut aller vers un travail diffus, dispersé dans la ville.

L’autre mot qui peut être intéressant est qu’il va être « déployé » dans l’espace. Pour se faire, il faut quand même qu’il y ait des liens qui soient créés par le numérique puisqu’il va permettre de circonscrire ce nouvel espace. Il va donc changer dans le temps en s’adaptant à nos besoins et nos usages. Si on prend l’exemple de l’habitat, il sera peut être composé d’une partie fixe, mais ne sera pas le même mardi, mercredi ou jeudi. Une partie restera fixe et d’autres vont s’adapter selon les besoins et usages. C’est vraiment le numérique qui permet cela car il permet de partager ensemble, ou l’un après l’autre, ce qui va engendrer ce déploiement, cette meilleure gestion de la couche temps sur la couche espace.

Le versant de cela est qu’en termes économiques, nous avons besoin de mieux utiliser les espaces dans le temps. Une grande salle de conférence au sien d’une entreprise, va être utilisée environs cinq heures par semaine. Tout le temps restant, c’est un espace vide qui pourrait être, par exemple, une salle de cinéma. C’est l’idée de partage et de mutualisation des espaces qui importe. Dans la Smart City, tout ceci constituera des points clés.

L’architecture doit amener vers un art de vivre en transformant le petit vivre en grand vivre car c’est un art qui n’est pas fini.

Définiriez-vous votre architecture comme un art ?

Hegel place l’architecture et la poésie aux antipodes. L’architecture est un art qui est dans la ville. Contrairement à tous les autres arts, on ne choisit pas l’architecture, elle est là. Je suis promeneur et lorsque je vois un bâtiment, je n’ai rien demandé. Elle s’impose d’une certaine façon. Est-ce que je la définis comme un art ? Cela dépend de quel type d’architecture, et surtout de quel type de programme.

Pour répondre un peu à côté de votre question, je dirais que l’architecture doit amener vers un art de vivre en transformant le petit vivre en grand vivre car c’est un art qui n’est pas fini. Il se termine avec la vie qui vient à l’intérieur. Il est difficile de dire qu’un logement a une dimension artistique. En revanche, il peut ouvrir des sensibles, émouvoir et ouvrir des possibilités. Si l’on va sur d’autres types de programmes comme des musées ou des bâtiments à valeur symbolique plus forte, là il s’agit d’un art. Mais à tous les niveaux, c’est sans doute un art à vivre, le support d’un possible.

Selon vous, qu’est-ce que votre travail transforme au sein de notre société ?

Le rôle de l’architecte transforme beaucoup de choses car l’architecture qui est bien faite interpelle l’homme, son esprit et son corps. Un rayon de lumière peut nous émouvoir ou nous inviter à nous déplacer et découvrir quelque chose qui va nous surprendre… Tout cela invite à la rencontre et au lien social de manière plus forte. Inviter, rendre possible mais surtout, ne pas imposer. Au contraire, il faut rendre possible cette rencontre par un dialogue avec les futurs viveurs, les usagers (je n’aime pas trop ce mot) et l’environnement, mais de façon inhabituelle. On utiliserait plutôt le soleil… C’est ce nous voyons dans l’architecture des souks avec la lumière et la poussière. Tout cela créer une poétique. La pluie aussi. Que va-t-il se passer lorsqu’il pleut ? De quelle manière ? Il faut, d’une part, jouer avec ce vaste environnement, d’autre part, avec les émotions possibles des gens et puis inviter à la rencontre, au lien social. Sans compter que la beauté, si on arrive à faire quelque chose de beau, entraîne la respectabilité. Lorsque l’on met des gens dans des environnements plus beaux, ils sont plus respectueux et attentifs aux autres.

Quel est votre artiste favori ?

Je commencerais par citer l’art préhistorique puisque j’admire l’art des cavernes, les inscriptions sur les murs… Beaucoup ont écrit sur ce qui étaient, en réalité, des formes de rituels avec de la lumière. Ce sont presque des installations. Je commence ici mais j’apprécie aussi la Renaissance avec Michel-Ange, Titien, au XIXe siècle Van Gogh, puis au XXe siècle, Malevitch, Duchamp… Dans l’art contemporain, j’adore Bill Viola et son art vidéo. J’apprécie aussi beaucoup Gordon Matta-Clark qui a vraiment travaillé sur la matière avec ses espèces de déconstruction assez proche de l’architecture. Puis Boltanski, Annette Messager, Kader Attia…

Aussi, j’ai récemment été au palais de Tokyo pour visiter l’exposition de Tino Sehgal qui m’a énormément plu. Je ne connaissais pas cet artiste et il m’a fait un peu l’effet d’un choc. J’étais agréablement surpris de cette découverte artistique.

Ce n’est pas parce que nous sommes dans des périodes difficiles économiquement qu’il faut oublier la culture, car elle est ce que nous laisserons aux autres.

Selon vous, pourquoi l’art est-il important dans nos vies ?

L’art est très important dans la vie. Dostoïevski disait : « La beauté sauvera le monde ». Je ne pense pas que ça soit vrai, mais ce qui est sûr, c’est que l’absence de beauté l’anéantira. Pour reprendre d’autres mots qui ne sont pas les miens, je citerais l’écrivain Émile Henriot dont les propos ont été largement repris : « La culture, c’est ce qui reste dans l’homme quand tout a disparu ». Il pourrait s’agir de la même chose pour l’art. C’est ce qui reste quand il n’y a plus rien. Cette part d’essence. Jean nouvel disait aussi : « l’architecture est la pétrification d’un moment de culture ». Quand on regarde, par exemple, la deuxième moitié du XXe siècle, toutes ces entrées de villes, toutes ces constructions horribles à détruire, on s’interroge sur ce que nous avons laissé. Ce n’est pas parce que nous sommes dans des périodes difficiles économiquement qu’il faut oublier la culture, car elle est ce que nous laisserons aux autres.

Dans les références artistiques, Fluxus est un mouvement que j’aime beaucoup et dont Robert Filliou a dit « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». C’est quelque chose qui pourrait s’appliquer un peu à l’architecture. Une architecture est un art quand celle-ci va transformer le petit vivre en grand vivre et qui va élever les hommes dans leur quête. Cela nous ramène au sacré, à quelque chose d’insondable.

L’art est quelque chose qui dure. Si on veut une société durable, il faut créer car le beau va durer. Nous aurons alors tout gagné.

Créer une ville, c'est ajouter des ailes (ll) à la vie... L'ar(t)chitecture ouvre des possibles et rend la vie plus intéressante, plus belle, plus facile, plus surprenante... plus vivante !

Eric Cassar