
Par Nathalie Dassa
Historien de l’art et de la mode, maître de conférences en histoire de l’art contemporain, Damien Delille a un champ d’expertise très large. Ses recherches et publications sondent les relations entre les arts, le design et les modes vestimentaires. Mais aussi les intersections entre les études de genre et des masculinités, les représentations queer et l’histoire des sexualités. Fin 2020, il a fait paraître l’ouvrage Modes et Vêtements : Retour aux textes, édité par l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) et le Musée des Arts Décoratifs (MAD), qu’il a codirigé avec Philippe Sénéchal, professeur d’histoire de l’art moderne. Une anthologie foisonnante et fascinante sur la mode du Xe au XXIe siècle, écrite, analysée et documentée par une trentaine d’experts. Un travail titanesque mené sur dix ans. Objet parfait pour une plongée passionnante avec ce chercheur au cœur de ce lien séculaire, fécond et symbiotique entre l’art, la mode et le vêtement sous toutes ses coutures.
Comment êtes-vous venu à vous intéresser à l’histoire de l’art et de la mode ?
Plusieurs réponses sont liées aux différentes étapes de ma vie, mais j’ai toujours été attiré par l’art et sa pratique. Je dessinais et peignais quand j’étais plus jeune. Je m’exerçais aussi à la photographie, ou plutôt à des fausses photographies de mode, en noir et blanc, qui reprenaient tout le jargon dans de fausses légendes. Des tentatives purement expérimentales et désintéressées. Parallèlement, je me suis orienté vers des études d’arts plastiques et d’histoire de l’art. Je voulais être commissaire d’exposition. Curieusement, je me suis retrouvé à travailler à la télévision ; un stage qui s’est transformé en premier emploi. J’ai collaboré avec Mademoiselle Agnès et Loïc Prigent pour des émissions de mode. J’étais à la fois absorbé et subjugué par ce monde que je ne connaissais pas.
Ce fut ensuite une histoire de rencontres, avec d’abord mon directeur de thèse, Pascal Rousseau, puis Philippe Sénéchal qui m’a recruté à l’INHA au moment où l’institut créait un programme sur la mode. Rétrospectivement, on se dit que tout a un sens. Je sais pourquoi j’aime l’art, moins la mode. Mais c’est quelque chose qui touche, nous touche physiquement, d’un point de vue corporel, et qu’il est toujours difficile d’intellectualiser. C’est aussi un attrait pour l’apparence et le paraître, sous un angle social et émotionnel, lié au geste, au maintien, au rapport aux autres. J’ai par ailleurs des affinités plus personnelles, avec une mère passionnée par la mode et les créateurs, et une grand-mère couturière. Le chiffon a toujours été présent dans ma vie.
Paul Poiret et Raoul Dufy, ou encore Jeanne Paquin et Léon Bakst, ont été les premiers tandems artistes-créateurs. Les collaborations Elsa Schiaparelli / Dalí, Yves Saint Laurent / Mondrian, Jean-Charles de Castelbajac et pléthore d’artistes… ont popularisé cette alliance. Quels sont les liens profonds qui unissent l’art et la mode ?
Il existe plusieurs fils conducteurs entre toutes ces collaborations, en fonction des contextes historiques, artistiques et commerciaux. Paul Poiret fut au cœur de ce système du renouvellement de la mode grâce à l’art. Il a compris que pour entrer dans le concert de la modernité, elle devait s’intégrer à tous les arts ; un idéal d’avant-garde qui correspond à une union, une communion des arts au début du XXe siècle, comme les ballets russes. Dans d’autres contextes, à l’instar de la collaboration entre Schiaparelli et Dalí, il s’agit d’interrogation sur la force psychique et inconsciente de l’apparence et de l’illusion. Dalí était fasciné par ce qu’on ne voyait pas et ce qui se présentait autour des objets du quotidien. Schiaparelli était profondément marquée par cet esprit surréaliste. Leur association a dévoilé une approche du détournement et de la reconfiguration des objets dans des projets surréalistes.
Sur d’autres exemples, il s’agit de rapports commerciaux, sans légitimer cette dimension. Yves Saint Laurent a repris les codes de communication visuelle en créant un objet mode, sa fameuse robe Mondrian. Il a fait preuve de plusieurs stratégies : visuelle (une image de robe logo), commerciale pour une valorisation artistique de la mode, et de création. Cette robe courte et droite correspondait à l’époque, via une géométrisation et simplification de la silhouette. Sans les motifs pour les animer, elles seraient tombées dans l’oubli. Rien de mieux donc que le motif Mondrian pour marquer ces tenues à la forme d’un carré de tableau.
Le cas de Jean-Charles de Castelbajac, et ses robes peintes, est aussi intéressant. C’est warholien, post-warholien. Il s’agit de réintégrer des objets du quotidien, de la consommation et de la culture populaire dans des robes objets. Elles ne sont plus un support en deux dimensions, qu’on pouvait voir avec Yves Saint Laurent et Mondrian, mais des robes en trois dimensions qui bougent. Elles deviennent ses soupes Campbell, objets bidimensionnels et tridimensionnels.
Warhol avait par ailleurs imaginé sa série de robes pop, en tissu et en papier, dédiée à un évènement. Elles sont conservées au Palm Springs Art Museum. Des robes supports sur lesquelles étaient projetés des motifs pop. Les jeunes modèles venaient avec des robes simples et Warhol mettait en place des projections lumineuses.
Chapeau-chaussure, Elsa Schiaparelli en collaboration avec Salvador Dalí
Robe Mondrian – Yves Saint Laurent (YSL)
Été 1984 / « Hommage au XXe siècle », Robes peintes sur gazar – Jean-Charles de Castelbajac (robes logo)
Été 1982 / Hommage à la bande dessinée, robes peintes sur soie portées par le corps de ballet de l’Opéra de Paris, photographie – – Jean-Charles de Castelbajac




Vous codirigez une véritable bible collective, qui examine l’histoire de la mode et du vêtement sous toutes les coutures : artistiques, photographiques, économiques, historiographiques, sociologiques, technologiques… Comment revisite-t-on l’histoire de l’art à travers la mode ?
La démarche avec Philippe Sénéchal était de comprendre l’histoire de l’art dans un sens élargi : visuel, culturel, matériel. Ces grandes réflexions sont portées par différents spécialistes (sociologues, anthropologues, historiens de l’économie, de la consommation…) et pas seulement de l’art. Il existe un lien direct et indirect sur le programme de recherche sur lequel je travaillais lorsque j’étais doctorant. La concrétisation de ces échanges au fil des années a permis de produire ce livre, avec un florilège de textes sources un peu canoniques de la mode (correspondances, articles de presse, visuels, traductions inédites…), qui mettent en exergue la richesse des thématiques (la photographie de mode, la mode avant la mode à l’époque médiévale, la mode et les textiles en Afrique…).
Il était difficile de résumer tous les enjeux mais les divers textes rendent palpables ces multiples voix. S’accompagne également tout un appareillage bibliographique à la fin de chaque thématique, et non à la fin de l’ouvrage. Dans cette construction mondiale de la mode, il est important de souligner qu’elle n’est pas seulement située à Paris. Le livre propose ainsi une vision large d’un point de vue géographique, avec des références sur les textiles africains, indiens ou chinois. Il faut se départir d’une perspective ethnocentrée, européocentrée, et comprendre les ramifications, les liens, et ces transferts entre pays, régions et villes, entre orientalisme et occidentalisme.
Anonyme, dessin d’une robe d’été impériale tiré du Huangchao liqi tushi [Illustrations des règles d’usage pour l’équipement cérémonial de la présente dynastie], Chine, vers 1736-1795, encre sur soie, 42,3 × 41,3 cm, Londres, Victoria & Albert Museum, 815-1896. © Victoria & Albert Museum, London
Hussein Chalayan, robe LED, tirée de la collection automne/hiver 2007-2008 dite « Airborne ». © Guy Marineau
Georges Lepape, « Serais-je en avance ?, manteau de théâtre de Paul Poiret », Gazette du bon ton, 1/2, décembre 1912, pl. VI. © ADAGP, Paris, 2020. © MAD, Paris, photo Christophe Dellière
Charles Martin, « Danaé, cape du soir de Paul Poiret », Gazette du bon ton, 3/5, mai 1914, pl. 47. © MAD, Paris, photo Christophe Dellière.
Sarah Moon, Yohji Yamamoto, 1996, tirage argentique instantané © Sarah Moon
Henry van de Velde, Rück-Ansicht der einen Empfangs-Toilette [Vue de dos d’une toilette de réception], photographie publiée dans id., « Das neue Kunst-Prinzip in der modernen Frauen-Kleidung » [Les nouveaux principes de l’art dans le vêtement féminin moderne], Deutsche Kunst und Dekoration, 10, 1902, n. p. [p. 380] © Universitätsbibliothek Heidelberg
Anonyme, « Habits et gilets Louis XVI », supplément au Bulletin de la Société de l’histoire du costume, 1, 1907, n. p. © Bibliothèque nationale de France / Gallica

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Un passionnant regard est aussi posé sur « l’art de la vitrine », lieu de monstration pluriel. Mais aussi « l’éternel masculin », « l’émancipation vestimentaire des femmes », les « Industries textiles et nouvelles technologies », avec bien sûr Iris van Herpen…
L’art de la vitrine, coordonné par Véronique Souben, directrice du Frac Normandie, est un cas exemplaire. Il est question d’un lien très fort entre un objet protéiforme, la vitrine, un lieu commercial et un espace investi par les artistes. C’est un cas paradigmatique au croisement de l’art et de la mode et de dépassement des frontières. À mon sens, c’est sans doute la partie la plus éloignée de la mode. Elle permet d’interroger davantage tous ces croisements multiples. La mode masculine était également une grande question à développer sur les identités des genres et la masculinité. C’est un domaine qui m’intéresse davantage, d’un point de vue des arts visuels, et qui a été couvert sous l’angle de la mode par Philippe Thiébaut, ancien conservateur général du musée d’Orsay. Il avait notamment collaboré à l’exposition « L’Impressionnisme et la mode ». Avec « L’émancipation vestimentaire des femmes », Christine Bard, grande historienne du féminisme et autrice de l’histoire politique du pantalon, retrace du XIX au XXe siècle tous les grands dangers et le rôle marquant du vêtement. À l’instar du pantalon.
Tous ces ponts entre art et mode remettent-ils finalement toujours en question la pensée moderne ?
La modernité, telle qu’elle s’écrit dans les premiers textes de Baudelaire, est en regard direct de la mode. Il évoque cette transition éphémère, cette éternelle constante de l’art et de la mode, ce paradoxe entre quelque chose fait pour durer et quelque chose fait pour l’instant présent. C’est au cœur de la modernité. Cette définition de Baudelaire va pourtant être constamment remise en cause par les artistes qui veulent la contrôler. Ce leitmotiv m’intéresse beaucoup ; celui de voir des artistes, architectes et designers asséner que la mode est un phénomène pop trop important pour la laisser aux seules mains des couturiers. C’est ce que vont faire les arts décoratifs au XIXe siècle. Ils vont l’intégrer en la sortant des griffes des couturiers qui proposent des modes irrationnelles, changeantes, incontrôlables, car il y a derrière un enjeu commercial.
Quelles sont pour vous les véritables œuvres d’art sur textile ?
Le Musée des Tissus et des Arts Décoratifs de Lyon donne à voir une richesse historique du textile. À l’image de l’exposition sur la collection de Vivienne Westwood. Le musée avait mis en regard des créations contemporaines avec des textiles très anciens. Et comme vous l’avez évoqué, Iris van Herpen, l’une des dernières créatrices à révolutionner notre rapport au textile avec l’impression 3D. Il s’agit à la fois d’un hommage à des formes textiles et d’un dépassement de ces formes vers d’autres productions qui nous toucheront plus tard. À terme, il sera peut-être possible de se confectionner un chandail à partir de notre propre imprimante 3D.
Et les meilleures associations ?
J’en cite souvent une à mes étudiants qui a fait l’objet d’exemples textiles et photographiques. Il s’agit de la collaboration entre Gustav Klimt et Emilie Flöge à l’aube du XXe siècle. Cette créatrice de mode fut très proche du maître viennois et même sa muse. Tous deux ont créé une série de grandes tuniques dont est ressorti un travail photographique. Ces clichés les mettent en scène en train de s’amuser dans un jardin, vêtus de ces longues tuniques, créées par Flöge sur les motifs de Klimt. L’intérêt est de les comparer aux grandes peintures célèbres de Klimt, en parfaite adéquation avec les productions vestimentaires de Flöge. Des motifs géométriques confectionnés dans l’atelier viennois où se mêlent une récupération et une réintégration de motifs plus anciens, stylisés de fleurs et de feuilles, hérités des Arts & Crafts et de la Renaissance. Une convergence intéressante de pratique textile, vestimentaire et artistique.
Aujourd’hui, les associations sont plus complexes mais deux me viennent spontanément, davantage liées aux enjeux actuels et à l’image de la mode. D’abord, la fameuse œuvre boutique Prada Marfa, lancée en 2005, par le duo scandinave Elmgreen & Dragset. Ils ont créé une installation conceptuelle détachée de tout lien commercial avec Prada, en plein coeur du désert américain. La boutique, qui exposait des sacs et des chaussures créées par ce duo, a rencontré un succès immédiat. Elle a démontré les enjeux esthétiques et commerciaux du monde de la mode, portés par les industries du luxe.
Ensuite, le créateur pluridisciplinaire Virgil Abloh, directeur artistique de Louis Vuitton. Il s’agit ici d’une nouvelle dimension de l’industrie du streetwear de plus en plus prédominante dans le monde du luxe. Son CV est long comme le bras alors qu’il a à peine quarante ans. Il a déjà tout fait : il a créé sa propre marque, ses propres expositions d’art et de design, sa propre librairie… Il est un peu l’homme complet et renvoie à cette notion d’omnipotence du design de mode et de l’art, au sens large.
La collection Emilie Flöge à Vienne
Prada Marfa : une oasis d’art dans le désert du Texas Ouest


L’art et le luxe, qui a pour précepte la rareté, sont-ils pour vous finalement plus en affinité que l’art et la mode ou est-ce un peu la même chose ?
La question du luxe rejoint l’évolution actuelle du monde de la mode qui a été récupéré par l’industrie du luxe. Ce sont les rôles des holdings, comme LVMH et Kering. Elles participent à cette évolution en proposant leurs collections d’art. L’art contemporain devient lui-même un objet de luxe. Comment le luxe capte de plus en plus les valeurs artistiques comme elle a pu capter les valeurs de la mode ? Ce lien se construit entre la mode, le luxe et l’art via une esthétisation constante du quotidien, de nos expériences de vie, et de la rareté. C’est vraiment l’enjeu du luxe, comme vous l’avez souligné. Notamment pour des expériences à vendre et à développer. Cet impératif de l’expérience unique est aussi au cœur des industries du tourisme. Les industries de la mode et du luxe se sont aussi interrogées sur la valorisation des savoir-faire des métiers d’art, de l’artisanat d’art. Non pas sur l’expérience de l’acheteur mais sur l’expérience de l’artisan. C’est intéressant de s’apercevoir que la dimension de l’artisanat d’art est devenue un outil de communication.
Pourquoi la mode n’a jamais été considérée comme un art depuis qu’elle existe ?
C’est une bonne question. Plusieurs réponses peuvent justifier la position de la mode au sein des arts. Et comment elle s’est imposée à la marge de tous les arts. Cela m’a particulièrement intéressé dans le contexte du XIXe siècle. La place que la mode devrait occuper est au sein du concert entre les arts décoratifs, au même titre que le mobilier, la tapisserie. Étonnamment, elle a toujours été considérée comme une activité inclassable car elle était assez peu intellectualisée. Elle fut longtemps réservée aux femmes ; le prisme du genre est très caractéristique de ce point de vue.
Les hommes, au sein des arts décoratifs au XIXe siècle, se sont longtemps posé la question de sa place, et ont tenté de l’intégrer. Ce qui a entraîné résistance et incompréhension, notamment dans le domaine autonome de la couture. La première résistance était de la lier à l’air du temps et à l’éphémère, pour éviter tout effet de sclérose, de fixation de l’image de mode dans les catégories établies. La seconde était au niveau des avant-gardes. Au XXe siècle, la mode est intégrée grâce à plusieurs collaborations et à différents personnages, comme l’artiste française Sonia Delaunay, qui a créé des tissus et des robes simultanées dans son aventure de l’art abstrait. Cette réticence est toujours présente, surtout du côté des artistes et des critiques d’art ; la mode reste encore un domaine commercial, soumise aux diktats de la commande, de la clientèle, du marketing.
L’industrie de la mode se fait de plus en plus musée. Le Palais Galliera a l’intention de lancer son exposition permanente ; jusqu’ici seules existaient les expositions temporaires. Comment envisagez-vous à terme sa place et son évolution au sein des institutions culturelles et muséales ?
Il y a eu l’effet Alexander McQueen. À travers son exposition de mode au MET de New York il y a une dizaine d’années, l’industrie a pris conscience qu’il était possible d’engranger autant de recettes qu’une exposition d’art, tout en touchant un large public. Ce qui a provoqué un emballement des musées, des institutions. Ce n’était pas le cas auparavant. Les musées de mode doivent maintenant se mettre à la page des institutions, comme le Grand Palais, le musée d’Orsay. À l’image du MAD, les expositions de mode fonctionnent très bien. Il y a un enjeu important, un accroissement dans ces lieux, et même au-delà. Il serait aussi intéressant de mieux valoriser les autres musées en France (du costume, de la chemise, de la dentelle…) pour offrir des contrepoids à ces grandes expositions richement dotées. Il serait vraiment bon de légitimer le costume régional en dehors du contexte parisien. J’ai découvert une très belle exposition au musée Fragonard à Grasse qui montrait la richesse des costumes du sud de la France et témoignait d’une vision renouvelée de l’histoire du costume et du vêtement.
Hormis Alexander McQueen, quels créateurs contemporains ont changé l’image de l’art et de la mode ?
Martin Margiela. Ce grand couturier belge a profondément renouvelé l’image, la conception et la communication, à partir d’outils conceptuels de l’art contemporain. Il travaille véritablement dans une démarche d’artiste. En contre-exemple, le duo Viktor & Rolf met en scène de manière un peu plaquée l’image de l’art en créant des défilés grand-guignolesques. D’un côté, Margiela comprend les enjeux futurs, ce que devra être la mode dans un contexte actuel, toujours en lien avec une démarche profonde, artistique, assumée. De l’autre, Viktor & Rolf ne fait que des images clichés, des spectacles de la mode. C’est intéressant mais pas forcément pertinent.
La vision de Warhol s’avère juste quand il évoquait que « Tous les musées deviendront des grands magasins et tous les grands magasins deviendront des musées. »…
Cette question a soulevé de grandes polémiques. Lors de la première exposition Yves Saint Laurent au MET dans les années 80, beaucoup se sont insurgés de découvrir une exposition comme une boutique. L’impression d’une absence de distinction entre l’espace de l’art et l’espace de la mode, entre l’espace commercial et l’espace de l’art. Et Warhol l’a très bien senti. Ces rapports d’espace entre le musée et la boutique se sont pourtant toujours construits à côté ou en lien avec l’aspect commercial. Ce fut d’abord la volonté de se détacher de la collection privée, ensuite du monde des Salons -donc du monde l’art en train de se faire-, puis de la galerie et de la boutique. Une nécessité de constamment renouveler le rapport du quotidien, consumériste, et que l’on peut avoir vis-à-vis des objets. Cette question dépasse le simple cadre de la mode.
Selon vous, pourquoi l’art est-il si important dans nos vies ?
C’est un vecteur d’émancipation sociale. Il m’a permis de m’émanciper de la province en m’ouvrant des horizons que je n’imaginais pas. L’art propose des champs inattendus et indépassables ; une pratique de la compréhension du monde. Il permet de sortir de notre finitude d’être humain et d’envisager un monde propice à l’imaginaire, à l’ouverture sur les autres. Et c’en est devenu mon métier. J’essaie de transmettre ces valeurs à mes étudiants à partir de la parole des artistes.
Trois expositions m’ont profondément marqué. Celle d’Yves Klein, à Nice, quand j’avais 14-15 ans. Ce fut une première expérience artistique et un vrai tournant pour moi. Cette grande piscine de bleu m’avait profondément bouleversé. Ses fameuses anthropométries en peinture avaient attisé mon intérêt et ma passion pour l’art, et m’ont surtout montré qu’il existait une ouverture de la peinture, au-delà de son canevas, et qu’elle pouvait toucher au monde, au réel, au quotidien. La deuxième fut une rencontre avec l’artiste Ben. Un personnage fantasque, fascinant, capable d’offrir au public d’autres réflexions, d’autres espaces. Et d’avoir cette force de nous mener ailleurs, au dépassement de soi.
La troisième était une exposition du photographe Wolfgang Tillmans dans un musée à Berlin. J’aime sa pratique photographique, ses mises en scène dans les magazines de mode. Il a au fil du temps fait davantage de photographies d’art. Je me souviens surtout de l’atmosphère à la découverte de cet artiste ; j’ai eu l’impression de léviter. L’expérience fut quasi-transcendante, liée au bourdonnement d’un orage qui frappait à l’extérieur. Quand je suis sorti, l’orage avait laissé place à un grand soleil. J’ai eu l’impression d’avoir vécu une forte expérience esthétique (rire).
Quels sont vos prochains projets ?
Je prépare un nouveau livre qui déplace la question de l’art et de la mode au cœur de l’évolution des arts décoratifs et des arts appliqués du design. C’est une histoire croisée au long cours ; de Jacques-Louis David, durant la Révolution française, au créateur Virgil Abloh. Il aura pour trait une problématique qui m’intéresse : la réforme de la mode, avec de nombreux artistes, architectes, peintres et designers. Il s’agit pour eux de proposer une alternative à la mode, et à la couture parisienne précisément. Une vision moderne, plus rationnelle, confortable, et esthétique. Jacques-Louis David va proposer une réforme de l’uniforme français avec différents costumes, qui montrent cette nécessité par les artistes de s’emparer du vêtement et du costume. D’autres personnalités comme Adolf Loos, Le Corbusier et Henry Van de Velde vont aussi domestiquer la mode et laisser entendre que le vêtement doit être plus portable afin de sortir des aberrations développées par les couturiers. Cela rejoint ce que j’évoquais sur ce grand projet utopique des avant-gardes d’union des arts. C’est passionnant.
Modes et vêtements – Retour aux textes,
Éditions Musée des Arts Décoratifs (MAD) /
Institut national d’histoire de l’art (INHA)
2020, 39 €
Sous la direction de Damien Delille et Philippe Sénéchal
