
Par Marwan Kahil
La cheffe Cybèle Idelot nous enchante. Alors que le guide Michelin vient de dévoiler ses étoiles, Ruche, sa seconde adresse emblématique décroche une étoile verte. Et cela est une excellente nouvelle tant la cuisine de Cybèle Idelot s’inscrit dans une démarche locale, respectueuse de l’environnement. Une cuisine vivante qui défend les petits producteurs et qui aujourd’hui plus que jamais est fière de cultiver son propre potager en permaculture pour alimenter ses deux adresses. Une démarche en constante résonance avec les saisons et cette Terre si généreuse pour qui sait la respecter. Or ces choix éthiques, cette responsabilité n’est pas simplement portée en étendard, elle est là, tout simplement, l’a toujours été, et cela de San Francisco à Boulogne en passant par les Hamptons près de New York ou Saint Barthélemy. Un sourire humble, une discrétion toute en délicatesse loin des projecteurs. Une humilité qui sait se conjuguer avec un parcours atypique, fait de voyages, de rencontres et qui se découvre au fil des podcasts ou à la une de la presse française et internationale.
Cybèle Idelot nous émerveille par sa créativité, par ce sourire qu’elle n’offre qu’avec la plus intense sincérité et ce regard, empli de lumière. Il faut énormément d’amour à offrir pour réussir ce pari. Le pari d’une femme tout d’abord mais aussi d’une cheffe. Un regard tendre et exigeant qui accueille l’altérité avec curiosité et générosité. Peut-être est-ce le goût des voyages et cette fabuleuse capacité d’adaptation qui confère à la cheffe d’origine californienne cette incroyable sensibilité ? Quelque part entre l’alchimie et l’innocence, cette innocence des origines, de cette terre qu’elle chérit, pleine de vie et qu’elle sait si bien conjuguer pour la retranscrire à la manière d’une oeuvre d’art dans l’assiette ? Une cuisine vivante et savoureuse, tout en maîtrise. C’est là tout le secret de l’accueil qu’elle réserve et qu’elle nous a réservé à La Table de Cybèle à Boulogne-Billancourt le temps d’un déjeuner en délicieuse compagnie. C’est là tout le secret de l’accueil qui est le sien au Domaine les Bruyères, à Ruche qui vient de recevoir, et il faut le rappeler, une étoile verte qu’il faut célébrer et qui promet à l’avenir d’augurer de futures constellations tant Cybèle Idelot a de choses à nous révéler.
Rencontre avec une cheffe investie pour qui la priorité reste la sincérité et la vie, tout simplement, dans tout ce que ce mot peut revêtir d’engagement et de respect pour soi, pour la nature et la relation aux autres, un entretien qui s’est déroulé sous le regard de la photographe Marion Briffod.
Tu te passionnes pour l’architecture et les arts décoratifs après notamment des études aux Beaux-Arts à San Francisco, peux-tu nous en dire plus sur la présence de l’art dans ta vie ?
L’art a toujours été là. Avant mes voyages, j’ai été aux Beaux-Arts à San Francisco. Ma mère, modèle et créatrice a fait quant à elle des études de design au sein d’une prestigieuse école. Elle a eu une influence très positive sur moi notamment en cuisine. Tout à l’heure, nous évoquions toi et moi François Truffaut, tu m’as apporté une belle monographie et je n’ai pas pu m’empêcher d’être émue, ça m’a rappelé mon enfance sur les tournages. Je trouve ta démarche emplie de sensibilité. Merci d’y avoir pensé. J’ai repensé à mon père qui a travaillé sur ces tournages. Puis les voyages, aux Antilles, à Saint-Barthélemy, au départ j’avais rejoint un proche qui travaillait dans le domaine de l’architecture. L’art a toujours été là, dans mes assiettes, les accords de saveurs, de textures, de couleurs mais aussi bien sûr le dressage. Ça commence dans le potager, en cuisine, puis en salle. J’ai eu le besoin de tout penser, voir les résonances, c’est une expérience avant tout. Au Domaine les Bruyères, le souhait d’avoir un potager a été au coeur de la réflexion, sans oublier par exemple les chambres de «campagne» que j’ai initié avec Frank, mon compagnon, je les ai designé moi-même. Ça a été une aventure autant artistique que culinaire. Un lieu de vie avant tout.
La vie justement, elle a permis à ton parcours d’être ce qu’il est… On peut le découvrir dans de passionnants podcasts et dans les nombreux articles et entretiens que l’on trouve dans la presse française et internationale. Je souhaitais l’évoquer en introduction mais j’ai préféré insister sur ta créativité et ta sensibilité. Peux-tu s’il te plaît évoquer ce parcours ainsi que les rencontres ou plutôt la rencontre qui t’a mené finalement jusqu’ici en France ?
Oui, la Californie a été structurante et a fait de moi la personne que je suis. Mon lien à la nature par exemple est justement «naturellement» présent, je ne fais aucun effort à ce niveau, c’est une évidence qui fait partie de moi. Respecter l’environnement, envisager le recyclage quand je suis en cuisine ou simplement étirer le produit en pensant à annihiler la notion de déchets, révéler tout son potentiel et ses saveurs. Tout ça, c’est naturel pour moi. Ce sont des notions qui enfin apparaissent aujourd’hui et depuis quelques temps mais ces réflexions ont toujours fait partie de moi.
Il y a eu aussi ces voyages. Cette présence à la nature a toujours irradié mon parcours que ce soit aux Antilles ou lors de mon expérience aux Hamptons, qui fut très enrichissante. Et puis j’ai fait la rencontre de Frank grâce à un ami vigneron en 2006, Frank qui a fait des études de commerce est issu d’une famille de vignerons, un passionné de vins, une passion partagée. J’ai fait des allers-retours pendant cinq ans mais vivre à distance ne suffisait plus. Il y avait une évidence pour réaliser un projet ensemble, j’ai pu lui apporter ce lien avec la nature et le sensibiliser sur cet aspect qui est une part de moi, qui a toujours existé, nous étions déjà dans cet esprit en Californie depuis mon enfance. La Table de Cybèle est née à Boulogne-Billancourt, nous avons initié cette première adresse en 2013, et dès le début pendant presque six ans nous avons bataillé par exemple pour avoir sur le toit un potager.
Un potager sur le toit ? Pour toi le restaurant est décidément un lieu vivant, tu es au-delà du « locavore » et de la philosophie du «farm to table», il y a presque une symbiose entre le produit, la nature et le restaurant. Une sorte de jardin d’Eden plein de vie non plus à proximité immédiate mais ensemble. Un lien fort entre le produit et l’assiette que tu as enfin pu avoir au Domaine les Bruyères avec Ruche et aussi au service de La Table de Cybèle ?
Oui, le potager sur le toit, ça ne s’est finalement pas fait. C’était pourtant un souhait initial. Mais c’est dire le désir de voir notre projet au Domaine les Bruyères prendre forme. Nous l’avons initié dès 2018, première récolte au printemps et avons pu ouvrir en 2019 notre seconde adresse Ruche. C’est assez récent.
Je travaillais déjà avec les producteurs locaux mais je souhaitais aller plus loin. Frank dit de ma cuisine que c’est une cuisine vivante. En effet, déjà dans le produit, mais aussi dans l’assiette, j’aime jouer sur différentes textures, sur cette vie et les sens. Quand je construis mon assiette, mon parti pris est d’avoir un équilibre et une harmonie, qu’on puisse identifier chaque produit dans l’assiette sans transformation excessive mais toujours avec une créativité qui permet d’aller là où je souhaite.
Rendre l’assiette vivante en plus de l’extrême fraîcheur en nous amenant vers cet équilibre ?
Oui, exactement et avec un désir d’aller au maximum du produit, de l’étirer au maximum. Comme évoqué, c’est inhérent à mes réflexions pour nous amener vers les saveurs et les potentialités du produit dans cette démarche éco-responsable. Avec notre potager, on a su aller suffisamment loin. Le point sur lequel je travaille le plus en ce moment c’est toujours l’anti-gaspillage, travailler sur la totalité du produit. Les épluchures par exemple, on peut avoir le produit même et faire autre chose avec et sublimer le produit au centre de l’assiette. On va prendre par exemple une patate douce, un cercle de patate douce rôtie, on peut avec les parures de patate douce faire de la lactofermentation. Ces parures viendraient couronner le tout pendant que les épluchures fumées, séchées peuvent servir pour un bouillon, un dashi un peu à la japonaise. J’aime cette capacité à sublimer et respecter le produit propre à la gastronomie japonaise. J’ai souvent été inspirée par cette cuisine pour la pureté et le respect pour le produit. On retrouve chez moi pas mal d’influences. À San Francisco, la cuisine japonaise était très présente depuis mon enfance par exemple. J’adore préparer du miso, jouer sur la fermentation. J’ai pu réaliser un miso de pois chiches récemment, le résultat est doux et floral, gourmand en même temps. Ça donne des choses assez surprenantes. Je te parle de fermentation, c’est comme un retour aux sources. Un miso de riz noir, d’haricots rouges peut surprendre, révéler énormément. J’aime ces détours qui n’en sont finalement pas, qui vont à l’essence du produit, l’emmènent loin et toujours en harmonie.





Quand j’entends tout ça, je vois tes yeux qui pétillent. Savoir que tu as ton propre potager, c’est quelque chose qui t’a rassurée ? Tu te dis que tu peux piocher ?
Oui et non. C’est stimulant. Qu’est-ce que j’ai ? Qu’est-ce que je peux faire ? C’est un moment inspirant. C’est le potager qui va aussi me guider. Je sais aussi me laisser porter. Je sais ce que je souhaite, j’ai des envies mais le plus stimulant c’est lorsque le potager m’inspire d’avoir des envies en découvrant que tel légume est là et qu’il a énormément à m’offrir.
Et ces envies de saveurs, de textures apparaissent ? Des envies d’architecture du plat qui commencent à prendre forme dans ton esprit ?
C’est exactement ça. C’est construit comme une architecture, avec une belle fondation et ensuite des volumes qui se construisent dans mon esprit voire l’inverse, une déconstruction. J’ai une image très claire qui me vient à l’esprit, les idées fusent, je les note ou les synthétise à l’écrit. Le contact avec le papier est important. Je m’assois, les idées fusent. Parfois il y a des périodes de pages blanches comme pour tous les artistes, mais ces blocages très frustrants me permettent finalement de chercher profondément en moi et de faire ressortir les choses, c’est ce qui donne parfois les plus beaux plats et les plus belles surprises. Je fonctionne de ces deux manières, ma création est ainsi soit très intuitive soit elle puise profondément en moi. Et ces plats existent au moment où ils existent. Je ne vais pas avoir un plat emblématique même lorsqu’il est apprécié et que ça été une réussite : je sais passer à autre chose. Mes menus et mes cartes changent tout le temps et c’est bien normal après tout.
Ta signature est donc dans ce respect de l’éphémère, la créativité dans le changement…
Et le vivant. La cuisine vivante c’est ça. Ma cuisine est une cuisine vivante, elle existe au rythme de la nature et des envies. Comme nous, c’est profondément humain comme sentiment. Bien sûr que les plats pourraient rester. Je pourrais m’obliger et faire des plats pendant des mois et des mois. Mais la richesse est aussi de savoir laisser un plat une seule semaine au menu et avancer toujours avancer, partager, car tout est possible.
Dans l’exécution de ces plats, même lorsqu’ils sont éphémères, tu transmets ta création aux équipes avec exigence, il y a une incroyable précision, tout en mouvement. Comment travailles-tu avec tes équipes pour restituer tes créations ?
À La Table de Cybèle je laisse de grandes libertés pour la mise en place et l’envoi notamment en pâtisserie, mais je reste présente, je travaille et j’accompagne sur les créations. À Ruche je fais tous les dressages seule sur tous les plats, je suis sur l’ensemble des créations. Sur les légumes il faut que ce soit juste, excessivement juste. La cuisson des légumes c’est une exigence pour moi notamment avec le travail sur les garnitures. Pour les viandes, il y a la même exigence mais les légumes c’est une précision hors norme. J’essaye d’avoir un oeil partout en laissant à chacun et à chacune sa liberté et son rôle à tenir. Au niveau créatif, j’ai aussi le sens de l’épure et je suis graphique mais toujours avec une souplesse qui va provoquer de belles découvertes en bouche et dans l’assiette. Parfois, il faut savoir surprendre par un jeu de textures, par des niveaux insoupçonnés, des calques de lectures qui se révèleront en bouche et stimuleront les sens.
Tu évoques les légumes, qu’en est-il des viandes ? Du poisson ? De la volaille ? La délicieuse truite savourée aujourd’hui par exemple ? Mais aussi des autres légumes finalement ? Ton rapport aux producteurs ?
Le potager offre énormément mais je travaille toujours en étroite relation avec des producteurs. Pour la truite, je ne travaille pas en élevage, c’est semi-sauvage, il faut trois ans par exemple en laissant le poisson vivre dans les ruisseaux. Pour la pêche, c’est en étroite collaboration avec les pêcheurs en pêche durable depuis toujours. Il y a une réflexion sur tous ces enjeux avec les producteurs et éleveurs. C’est pareil, par exemple, pour le chocolat, le café et le thé, il faut garder à l’esprit l’éthique et la traçabilité, connaître l’ensemble des conditions.


Et le vin dans ces résonances ?
Le vin est essentiel. Frank va intuitivement m’apporter un verre de vin en cuisine dans un véritable échange et me demander s’il correspond en ressentant ce que moi je ressens. Il sait comment est ma cuisine. Le vin aura toujours un caractère mais une vraie fraîcheur dans l’accord mets et vins, tout est pensé en amont et ses connaissances viennent compléter les miennes. Sa présence est précieuse.
Les chambres de «campagne», peux-tu nous parler de ta volonté d’accueillir et de vivre pleinement cette expérience au coeur de la nature ?
Oui, ce ne sont pas des chambres d’hôtes, je refuse ce qualificatif mais bel et bien des chambres de «campagne». La cuisine est vivante et notre souhait, mon souhait a réellement été ce contact. Le contact est essentiel, la relation humaine, accueillir comme à la maison c’est important. Retrouver les sourires le lendemain matin autour du miel de nos propres ruches, un miel que nous prépare l’apicultrice après avoir partagé autour d’un dîner la veille. Ces chambres de campagnes répondent à ce besoin et il y a aussi le fait que j’adore le design et la décoration. Sans avoir recours à l’architecte par exemple, j’ai eu besoin de réaménager les combles. Mon désir d’architecture était là. C’est ce que j’aime dans tous ces projets également.
Quelles sont tes envies aujourd’hui ?
J’ai des envies «brutes», des envies de «bois», de maîtrise du «feu». Une cuisine brute. J’ai toujours eu envie d’avoir un four à bois pour faire mon pain que je fais déjà et des cuissons au four à bois. Une de mes envies actuelles est à ce niveau. C’est un réel challenge également de penser à son pain, j’ai eu des échanges avec le meunier chez qui on se fournit en farine et c’est passionnant. Il y a encore de nombreuses d’envies. Ça ne s’arrête jamais, ces désirs d’exploration ne s’arrêtent jamais.
Cybèle Idelot est née en Californie, son adresse Ruche vient d’être récompensée d’une étoile verte au guide Michelin. Une cheffe exigeante et sensible pour qui les enjeux environnementaux ont toujours été une partie intégrante de sa réflexion. Une quête de saveurs et d’authenticité, un profond respect de la nature qui a jalonné son parcours et la sensation d’avoir encore énormément à transmettre et partager. Une cuisine gastronomique pleine de créativité.
