
Par Nathalie Dassa
L’art contemporain est une nourriture spirituelle pour l’énergique et souriante Colette Tornier. Depuis quinze ans, cette ancienne professionnelle de la santé est une collectionneuse émérite, ce qui l’a encouragé à développer et valoriser l’art et les artistes via la création de la Résidence Saint-Ange, construite par l’architecte réputée Odile Decq, à Seyssins, sa région iséroise natale, près de Grenoble. De son domaine familial du XIIe siècle, qui englobe également une grange réhabilitée en galerie personnelle, à cette Résidence en son sein, en passant par son appartement parisien, vivre avec l’art est sa raison d’être et transcende son existence. Rencontre avec cette philanthrope, récipiendaire du prix « Un projet, un mécène » par le ministère de la Culture, qui célèbre cette année les cinq ans d’existence de ce haut lieu artistique.
De pharmacienne de formation à collectionneuse et philanthrope, comment cette trajectoire vers l’art s’est dessinée dans votre vie ?
Assez tard et un peu par hasard, lorsque j’ai découvert chez des amis un tableau de l’artiste espagnol Joan Ripollés que j’ai trouvé très intéressant. Je suis allée à sa rencontre dans son atelier et c’est à partir de ce moment que j’ai commencé à acquérir ma première sculpture. Tout s’est fait en parallèle de mon activité professionnelle, assez mouvante. Je gérais une pharmacie, j’ai ensuite créé une société de matériel médical, puis des magasins dans le monde de la décoration. Cela n’a pas été une rupture nette entre le secteur médical et l’art. Aujourd’hui oui, car je m’y consacre totalement. Mes connaissances se sont faites ensuite grâce aux personnes de ce milieu qui m’ont initiées à cet univers, comme Drouot, Maison Rouge, l’ADIAF [l’Association pour la diffusion internationale de l’art français, ndlr], les foires [FIAC, Art Basel…] et les galeries [Templon, Perrotin…]. Quand on se lance dans un domaine que l’on connaît peu, il est important d’avoir des clés afin d’analyser ce que l’on voit et de comprendre nos coups de cœur.
Qu’est-ce qui vous a plu dans ce Taureau de bronze de Joan Ripollès, votre première acquisition en 2006 ?
C’était une sculpture intrigante à deux faces. Comme dans la vie, on a souvent deux façons d’être. J’ai découvert bien après que Ripollès avait perdu un jumeau quand il était enfant. C’est cette ambivalence qui m’a attirée dans ses œuvres. J’ai acheté ce taureau et plusieurs autres de ses œuvres entre peinture, sculpture et gravure.
Comment se font vos choix ? Découlent-ils du seul coup de foudre ?
Oui, mon lien avec l’art est totalement affectif. Mes choix ne se font pas en fonction du nom de l’artiste ni de sa cote à venir. Je compare souvent le rapport à une œuvre au rapport à l’individu. Vous êtes dans un groupe, et tout d’un coup, vous êtes attiré par quelqu’un. Je réagis de la même manière avec l’art. Je ne passe pas six mois à étudier un artiste avant d’acheter. J’aime acquérir leurs œuvres, suivre leur parcours et lier des relations profondes.
En 2015, vous conciliez votre passion de la collection à cette Résidence Saint-Ange qui soutient, encourage et promeut la création artistique. Est-il important aujourd’hui de continuer de démocratiser l’art tout en trouvant de nouvelles ressources ?
Oui, très important ! Dans cette idée de prolonger la relation avec les artistes, c’est très enrichissant et cela m’a beaucoup apporté. Au départ, j’ai créé ce fonds de dotation qui permet d’arrêter tous les cinq ans si la démarche ne fonctionne pas. Il s’avère que les artistes que j’ai reçus ont été à chaque fois un réel enrichissement. Je continue de les suivre et j’achète leurs œuvres régulièrement. J’en ai présentés certains à des galeries. Et récemment, deux de mes artistes, Mathilde Denize et Estefanía Peñafi el Loaiza, sont entrées en résidence à la Villa Médicis à Rome en septembre. Je suis vraiment très fière !

Cette Résidence, conçue par l’architecte Odile Decq, se trouve donc au sein de cette bâtisse du XIIe siècle. Aviez-vous des idées précises et l’aviez-vous envisagée comme un monolithe noir ?
Non, j’ai laissé carte blanche en demandant à trois architectes de me proposer un projet de construction. Nous avions constitué un petit comité de sélection et très vite le projet d’Odile Decq a retenu toute notre attention. Je craignais un refus du maire en présentant les plans de ce monolithe noir qu’on voulait construire près de ma propriété que je ne voulais pas faire classer, et heureusement, car j’aurais rencontré quelques problèmes. Je n’ai donc donné aucune indication aux architectes. Je voulais seulement un bâtiment qui permette à des artistes d’avoir un grand atelier de cent mètres carrés et une habitation de soixante-dix mètres carrés. L’idée fabuleuse des fenêtres fermées qui transforment la Résidence en monolithe est ce qui rend le projet d’Odile Decq vraiment extraordinaire. Pour elle, c’est le plus petit bâtiment qu’elle ait créé et celui qui a été le plus difficile. Il a reçu bonne presse et pléthore de récompenses. Il s’érige merveilleusement en face de la chaîne de Belledonne. C’est impressionnant et on ne se lasse pas de le voir. Les artistes, qui n’ont pas l’habitude de la montagne, restent toujours subjugués, surtout en hiver, avec ces sommets tout blancs et ce soleil étincelant.
Toutes vos œuvres s’éparpillent dans le parc et à l’intérieur de la Résidence. On peut ainsi découvrir pêle-mêle une voiture BMW Alpina accidentée de Stéphane Pencréac’h ; une paire de bottes géantes de Lilian Bourgeat ; une cabane dans un arbre de Loris Cecchini ; une échelle de Leandro Erich ; un WC de Dewar & Gicquel ; deux éponges de Tunga ; un camembert coulant de Gilles Barbier ; une installation de Yona Friedman sur un toit ; un hameçon de pêche de Noël Dolla ; une sculpture en acier enroulé de Vera Molnár ; une grappe de casques de moto de Lionel Scoccimaro dans un arbre… Comment le processus d’acquisition s’est-il traduit au fil des années ?
Au fil de l’eau, doucement, et grâce à la Maison Rouge et à l’ADIAF. Ils m’ont vraiment aidée et appris à regarder. Les acquisitions se sont faites ensuite à mesure des rencontres. Cette voiture accidentée de Stéphane Pencréac’h, par exemple, était exposée chez Chanel lors d’un Noël. En passant devant avec une amie, j’ai eu le coup de foudre. J’étais persuadée que la maison de luxe l’avait achetée. Deux mois plus tard, mon amie m’appelle pour me dire que l’artiste avait prêté son œuvre et que je pouvais l’acquérir. Voilà comment cette voiture est arrivée à la maison. La cabane dans les arbres de Loris Cecchini représente la seule œuvre conçue spécifiquement pour la Résidence. Mes petits-enfants souhaitaient avoir une cabane dans le jardin. Je trouvais intéressant de créer une œuvre d’art qui soit aussi un espace pour eux. Acquérir toutes ces œuvres fut donc à chaque fois l’aventure (rire). Comme l’hameçon de Noël Dolla qui adore la pêche. J’ai découvert l’artiste dans une exposition qui lui était consacrée à Nice. Il était ravi de cette acquisition car c’était une œuvre qu’il avait créée il y a trente ans et que personne ne regardait. Cela m’a d’autant plus séduite. Aujourd’hui, je possède à peu près quatre-vingts œuvres dans le jardin.
Stéphane Pencréac’h, Katharsis for the Masses, 2008 BMW Alpina, acier plein, peinture métal, 500 x 400 x 400 cm ©DR
Lilian Bourgeat Invendu-Bottes, 2009 Polyester 300 x 200 x 80 cm Parc Saint Ange MIEUX VIVRE N° Inv. LrsSACT201700935
Leandro Erlich, Window & ladder, too late for help, 2008, Echelle en aluminium structure métallique creusée, cadre en aluminium, briques en fibre de verre Juan Ripolles, Toro, 1932, bronze, 100 x 325 x 150 cm ©DR
Loris Cecchini, The Gardens Jewel, Tree House, 2016 Coquille de sculpture en résine polyester, acier, verre, modules soudés en acier inoxydable ©DR





Les œuvres s’imposent et s’exposent également dans votre appartement parisien de deux cent mètres carrés. Selon vous, pourquoi l’art est-il si important dans nos vies ?
Car c’est extraordinaire de voir vivre les œuvres. Et surtout chez soi. C’est un plaisir de tous les jours et une chance incroyable. Cela m’a changé la vie. Gilles Fuchs [président de l’ADIAF, ndlr] est une personnalité que j’admire. Je pense que sa jeunesse d’esprit est née de l’art. Beaucoup d’artistes m’ont confié que s’ils n’avaient pas eu Gilles, ils ne seraient plus là. Il a été un exemple, il a acquis des œuvres inconnues et soutenu des artistes émergents. L’art donne une réelle dimension à la vie. Et moi, j’en ai partout (rire).
L’amour de l’art et le marché de l’art, est-ce une conciliation possible selon vous ?
La question reste toujours entière. Beaucoup d’artistes, qui ne valaient rien au départ, ont été découverts des années plus tard, voire même après leur mort. Aujourd’hui, heureusement, les artistes sont repérés plus rapidement. Cela prend peut-être des proportions plus dramatiques via leur valorisation dans les ventes aux enchères qui étaient moins nombreuses il y a cinquante ans. Quand Pinault et Arnault s’intéressent à un jeune artiste, l’œuvre est multipliée par dix le lendemain. Mais ce sont des épiphénomènes.
Que pensez-vous de la vente en ligne ?
Je ne vois pas l’intérêt d’acheter une œuvre sur Internet, en regardant des photos sur Instagram et Facebook. Pendant le confinement, cela a permis de découvrir autrement les œuvres et sans doute à certains d’en acheter, mais rien de telle qu’une galerie ou une exposition pour les découvrir.
Collectionneur amateur, collectionneur professionnel, quelle est la frontière ? Où vous situez-vous ?
Complètement amateur. Je ne laisse pas mes œuvres dans une caisse en attendant que les artistes se révèlent ou qu’il se passe un événement quelconque. Je ne les ai pas non plus fait estimer. Et quand j’en prête une, je donne la valeur à laquelle je l’ai achetée. Pour moi, il est vraiment important de vivre avec l’art. Et contrairement à ce que les gens pensent, ce n’est pas un problème d’argent. C’était peut-être plus vrai il y a trente ans, mais acquérir une œuvre d’un jeune artiste ne coûte pas si cher, à la différence bien sûr d’un Picasso ou d’un Jeff Koons. Beaucoup de mes amis collectionneurs ont démarré très jeunes et possèdent aujourd’hui une collection fantastique qui coûtait peu d’argent au départ. Au lieu de s’acheter une voiture à 40 000 euros, certains investissent dans des œuvres. C’est un choix de vie.
Sylvie Maurice, Graines ©DR
Dewar & Gicquel Allégorie, 2014 Béton 103 x 123 x 90 cm Parc Saint Ange N° Inv. LrsSACT201701079
Yona Friedman Iconostase (Protenic Structure, Space Chain), 2010 Parc Saint Ange N° Inv. LrsSACT201701322
Lionel Scoccimaro, Grappe de casques, 2007 65 casques de moto, peinture, vernis et haubans ©DR
Gilles Barbier Alzheimer, 2008 Edition de 5 Résine, peinture à l’huile 67 x 26 x 13 cm Edition de 5 ex. Domicile N° Inv. LrsSACT201700693





La Résidence a accueilli deux artistes entre 25 et 45 ans par an durant trois mois, sélectionnés de manière collégiale. En contrepartie d’un budget de production des œuvres et d’une expo dans une institution partenaire, le lauréat laisse une œuvre au fonds de dotation. Pour fêter ses cinq ans d’existence, une expo collective a lieu du 15 au 24 octobre au 24Beaubourg à Paris. Quel est votre objectif à terme ?
De continuer à la faire vivre. On envisage d’élargir la sélection et de dépasser les frontières. Cette année, nous avons une artiste italienne pour la résidence d’automne. Notre objectif pour 2022 est de l’ouvrir à l’Europe, voire à l’international. Jusqu’à présent, nous n’avons reçu que des artistes français, hormis une Équatorienne. On souhaite également élargir les domaines artistiques et ajouter le design avec des architectes designers, tout en suivant la ligne que j’ai tracée avec la sculpture, la peinture et le dessin. En revanche, je ne suis toujours pas intéressée par la vidéo ni par la photographie numérique. Pour l’exposition au 24Beaubourg à Paris, il sera prévu un espace consacré à la présentation de la Résidence. Seront également exposées les œuvres données au fonds de dotation par les neuf artistes, et d’autres œuvres qu’ils estiment représenter leur parcours.
Quelle est l’acquisition qui vous rend finalement le plus heureuse ?
Toutes (rire). Et même encore aujourd’hui, je n’en regrette aucune. En quinze ans, je n’en ai pas revendue une seule. Je viens même de ressortir une œuvre de Gérard Garouste acquise il y a une dizaine d’années. J’aime bien faire tourner les œuvres, j’ai un grand système de rangement dans une des granges de la propriété. Mais aujourd’hui, il est vrai que j’en possède beaucoup. Mon idée est donc d’entreprendre une acquisition importante par an et de consacrer le reste à la découverte et aux artistes en résidence. Cette année, j’ai acheté la sculpture Lignes indéterminées de Bernar Venet, un de ses très grands classiques des années 80. Sans doute la plus grande de toutes celles que je possède. La galerie auprès de laquelle j’achète souvent des œuvres m’a parlé de cette création et m’a demandé si j’étais intéressée. J’ai dit oui. Et voilà. Elle est installée dans le jardin de la résidence depuis le mois de juillet (rire).
