Portrait de Christophe Tissot
Portrait de Christophe Tissot

Christophe Tissot

Peinture

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Christophe Tissot est un artiste à l’œuvre protéiforme. Il s’exprime à grande échelle dans le champ pictural mais aussi dans les arts appliqués tels que la peinture murale, la tapisserie contemporaine et le bijou d’artiste. Formé dès l’enfance aux Ateliers du Musée des Arts Décoratifs du Louvre, il est très tôt remarqué par le monde du luxe pour lequel il réalisera de nombreux décors à l’international. Artiste engagé, il s’illustre par la suite dans des projets d’intervention pour l’espace public.

Tournant le dos à l’hégémonie du mouvement conceptuel, ses peintures sur papier grand format sont une invitation à la rêverie et à la réminiscence d’un imaginaire thaumaturge. Son œuvre s’attache à évoquer un rapprochement perdu avec le monde naturel et à interroger nos archétypes, mêlant à la fois symbolisme, figuration narrative et abstraction.

Une enfance bercée par l’univers artistique de vos parents…

J’ai eu la chance d’avoir un père ingénieur chimiste dans la pâte à papier, violoniste amateur depuis l’âge de sept ans et qui aimait beaucoup l’art et la peinture. Ma mère avait aussi une sensibilité artistique. Nous habitions, mes parents, ma sœur jumelle et mon frère aîné une rue au nom prédestiné, 7 rue Albert Gleizes dans la cité de Créteil Mont-Mesly.

À cette époque, je fréquentais la Maison de la Culture du quartier, voulue par André Malraux. Mes parents étaient des militants passionnés du parti communiste, très ouverts sur une certaine culture populaire, peu sensibles par contre à la lecture de Soljenitsyne ou du procès Sakharov… C’était l’époque de Jean Villard, de Maurice Béjart à la fête de l’Humanité, de Jean Lurçat, des guerres d’Algérie et du Vietnam, du coup d’État contre Allende.

Chez nous, il n’y avait pas encore la télévision. Alors, ça discutait souvent en écoutant Aragon chanté par Jean Ferrat, Juliette Gréco, Colette Magny, Barbara, Mouloudji, Yves Montand, Léo Ferré, les chansons de la commune de Paris, mais aussi tout le répertoire de la musique classique. J’aimais cette grande effervescence musicale des années soixante qui était très riche culturellement. Pour moi qui ait passé ma jeunesse en cité puis en banlieue, la musique était donc de l’art à portée d’oreilles. À la maison, on ne passait pas Claude François, Johny Hallyday ni Elvis, ni les Beatles… Je peux dire qu’adolescent cette ‘’censure culturelle’’ m’a fait souffrir mais c’était un sujet qui m’a donné matière à réfléchir.

Quel évènement vous a ensuite conduit vers votre vocation de peintre ?

J’ai connu par la suite un lieu de refuge, d’imprégnation et d’apprentissage dès mes dix ans à l’Atelier des moins de quinze ans du musée des Arts décoratifs, dirigé par Pierre Belvès, avec Jean-Claude Reynal à l’atelier de gravure et Valentine Schlegel à celui de céramique. Les trois ateliers se suivaient au rez-de-chaussée du Pavillon de Marsan, il y régnait une atmosphère libre et studieuse, j’y suis resté jusqu’à mes 23 ans.

C’était un lieu magnifique. Pierre Belvès avait une façon unique de s’adresser aux enfants ; Il m’a appris à voir et à laisser s’exprimer mon imagination sur toute sorte de sujets. Son enseignement était marquant. Plus tard, il m’a choisi pour être son assistant ; ce fut la première étape dans mon parcours de peintre.

Pierre Belvès avait une façon unique de s’adresser aux enfants ; Il m’a appris à voir et à laisser s’exprimer mon imagination sur toute sorte de sujets. Son enseignement était marquant.

Votre peinture oscille entre figuration et abstraction. Que voulez-vous donner à voir en conjuguant ces deux langages ?

C’est vrai, je peins à cheval entre figuration et abstraction. Cela marche bien ensemble comme les deux hémisphères cérébraux. Je me situe sur le pont qui les relie et sur ce pont je vais à la pêche aux images. Il y a des peintres qui s’installent de préférence sur la rive droite, d’autre sur la rive gauche. J’aime bien observer depuis le milieu puis plonger le moment venu pour aller vers cet espace ouvert qui est le grand cerveau, le vivier nourricier des imaginaires.

Depuis les impressionnistes, la querelle entre figuration et abstraction a été une grande histoire très discutée. Aujourd’hui, cette opposition n’a plus de sens. Ce sont des termes commutatifs, interchangeables, libre à chacun d’en faire ce qu’il veut. Il m’arrive, évidemment de faire des virées à droite ou à gauche mais encore une fois, je n’accorde pas de préférences fondamentales à ces deux aires, seule la forme picturale évolue un peu différemment, pas l’intention.

Depuis les impressionnistes, la querelle entre figuration et abstraction a été une grande histoire très discutée. Aujourd’hui, cette opposition n’a plus de sens.

Pourquoi votre peinture invite-t-elle, par ses couleurs, formes et entités énigmatiques, à un voyage sur les rives du rêve ?

« Ne réveillez pas le peintre, il rêve et le rêve est une chose sacrée ». J’avais écrit cette citation d’Aragon il y a près de quarante ans. Je rêvais d’une peinture nouvelle et différente, je ne savais pas grand chose des rêves et encore moins du sacré. Je pressentais seulement qu’il y avait du vrai dans cette histoire. Dès le début, j’ai immédiatement associé l’idée du beau à celle du sacré par rejet de l’apologie du laid et de l’effroi. Je m’opposais alors au grand courant subjectiviste qui affirmait que tout se valait. J’ai depuis cessé de m’opposer. L’opposition s’oppose au rêve. Un certain détachement est nécessaire. Ce détachement n’est pas la marque d’une indifférence. Juste un écart, un pas de côté, comme savent bien le faire les chats et les danseurs. C’est un léger décalage avec les apparences qui permet d’atteindre le No man’s land où habite le rêve, l’endroit où le peintre va le chercher pour en faire une image.

Combien de fois ai-je entendu venant de personnes bien installées dans les fauteuils en cuir du réel que ‘’j’étais un rêveur ‘’. D’autres, heureusement plus sensibles, aiment approcher le rêve du peintre. J’ai peint beaucoup de ‘’rêveurs’’ et toute mes peintures sont des rêveries intentionnelles. L’image ne vient pas sans la présence d’un terreau patiemment fabriqué. Lorsque la rêverie est possible, l’image surgit de ce compost mémoriel et émotionnel, le peintre s’éveille et se saisit de l’apparition, c’est l’étape finale qui justifie la peinture.

Dans cet espace de transition, l’artiste apprend à utiliser ses sens mais le temps du rêve n’est pas le même que celui du réel. Quand je pense avoir travaillé quelques années, quarante ans ont passé dans l’autre monde. Avoir la tête dans les étoiles et essayer d’en revenir, c’est tout l’art de peindre. Le rêve est un antidote à la suprématie du réel. Le décalage est devenu immense entre le monde qui porte le peintre et celui que porte l’artiste. La peinture est un écosystème en péril qui n’a pas dit son dernier mot car de ce monde intermédiaire peuvent encore jaillir des vérités que nous n’attendions plus.

« Ne réveillez pas le peintre, il rêve et le rêve est une chose sacrée ». J’avais écrit cette citation d’Aragon il y a près de quarante ans. Je rêvais d’une peinture nouvelle et différente.

Quels sont les artistes et personnalités qui vous ont inspiré dans votre approche de l’art ?

J’aime Hundertwasser pour sa compréhension de la nature, Jacques Callot pour son sens de l’observation,
Rembrandt pour la lumière,
Chardin pour sa main sensuelle, Vermeer pour sa touche captieuse,
Vincent Van Gogh pour sa passion et son courage, Modigliani pour sa douce mélancolie, Lucian Freud pour sa générosité,
Picasso pour ses nombreuses périodes et son éclectisme assumé,
Zurbarán et Goya qui sont les deux Espagnes,
Miró et Dalí qui sont la troisième. Jakuchū le japonais miraculeux, Hokusai, Hiroshige, Utamaro et Utagawa.
Courbet et sa nature,
Combas et sa force brute.
Ensor le belge, Matisse le coloriste, les miniaturistes persans, Séraphine de Senlis, Egon Schiele, Toulouse Lautrec, Monet, Kandinsky, les peintres de Lascaux, les expressionnistes…

En fait, je n’ai pas de peintre favori, je n’ai que des préférences sans nombre. La vie d’un peintre est éminemment respectable, c’est pour cette raison que je les admire tous, qu’ils soient connus ou inconnus.
Il manque en France un monument à l’artiste inconnu.

La peinture est un écosystème en péril qui n’a pas dit son dernier mot car de ce monde intermédiaire peuvent encore jaillir des vérités que nous n’attendions plus.

Selon vous, pourquoi l’art est important dans nos vies ?

Que serait une vie sans art ? L’être humain perçu dans sa plénitude utopique n’est-il pas destiné à devenir une œuvre d’art, synonyme de paix et d’abondance ? Une chenille qui devient papillon. C’est une question de sève. L’art est nourricier, une vie sans art donne un monde où l’intelligence devient artificielle.

J’ai toujours pensé que la peinture peut être ce lien entre les différences, les cultures, les clans, les savoirs, les apartheids et les solitudes traversées. Les toiles peuvent devenir ces fenêtres ouvertes sur un espace où le regard s’échappe et à travers lesquels l’intelligence retrouve un reflet d’elle-même qu’elle croyait oublié et perdu.

C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai proposé de 2005 à 2010 une exposition pérenne de 32 grands formats, dans le nouveau bâtiment d’oncologie du CHRU Bretonneau à Tours. Cet ensemble, une première en France à cette échelle, a permis d’unifier les différents secteurs spécifiques du bâtiment (consultation, hospitalisation, salle de conférence, bibliothèque, étage réservé aux professeurs). À cette occasion, je me suis rendu compte à quel point le personnel hospitalier, les médecins et les familles appréciaient la présence de l’art dans un lieu aussi sensible.

Cette expérience de cinq ans a montré les effets bénéfiques que l’art seul peut procurer. Nous venons de traverser une période inédite en France, en Europe et dans le Monde, d’un confinement face à une pandémie qui a duré deux mois et qui aura aussi confirmé certaines réalités :
. Le recours indispensable à l’art et aux artistes pour tolérer l’enfermement de soi chez soi.
. L’importance d’une créativité artistique positive.
. La très grande fragilité de l’art et des artistes dans un système économique qui peine à atteindre le fameux 1% du budget national.
. Enfin, le rôle sociétal de l’art, ce qui sous-entend un choix de modèle de société.

C’est une question de sève. L’art est nourricier, une vie sans art donne un monde où l’intelligence devient artificielle.

Selon vous, l’artiste contemporain est-il libre ?

Tout artiste tend vers l’émancipation, un pied prisonnier des contraintes, un autre sur le chemin de la liberté. Nous avançons en boitillant ; quelques fois, nous réussissons à voler. Cette question n’est pas simple et la liberté est peut-être destinée à rester un questionnement. Elle est une chose précieuse et indéfinissable, un droit et un devoir, une force impassible, un mouvement du corps et de l’esprit.

On peut penser le problème de cette façon : aussi longtemps que l’artiste travaille sans déranger quoique ce soit à des œuvres consensuelles, on le laisse libre. Par contre, lorsque son regard change et qu’il met son œuvre au diapason de cette nouvelle vision, il arrive que des obstacles se dressent et mettent en danger sa liberté.

Selon moi, l’artiste contemporain n’est pas entièrement libre, il aspire à le devenir.

Christophe Tissot dans son atelier – 2018
Christophe Tissot est représenté par la Galerie Cipango.

Lorsque la rêverie est possible, l’image surgit de ce compost mémoriel et émotionnel, le peintre s’éveille et se saisit de l’apparition, c’est l’étape finale qui justifie la peinture.

Christophe Tissot