Portrait de Christian de Portzamparc
Portrait de Christian de Portzamparc

Christian de Portzamparc

Architecture

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Christian de Portzamparc, architecte, urbaniste, peintre, a voué sa vie à penser autrement la ville. Au cœur des mutations de nos sociétés, l’art de définir les espaces et de sculpter la lumière pour que s’y épanouisse l’activité humaine fut l’objet de toutes ses préoccupations. Son architecture conjugue maîtrise technique, émotion spatiale et esthétique, sans omettre la dimension sociale, historique et symbolique du bâtiment. Il enrichit sa démarche créatrice de l’intégration des impératifs environnementaux. Rencontre avec le bâtisseur infatigable dont l’œuvre jalonne le monde et a reçu les distinctions les plus prestigieuses, notamment le prix Pritzker, l’équivalent du Nobel de l’architecture.

Comment est né votre intérêt pour l’architecture ?

Mon intérêt pour l’architecture est venu de l’art. Je regardais beaucoup la peinture, la sculpture, le dessin et écoutais la musique. J’allais souvent à Paris voir les galeries quand j’étais en classe terminale. Je me souviens avoir fabriqué des petites sculptures en métal qui tournaient avec des plexiglas de couleurs pour imiter ce que je voyais dans les revues de Nicolas Scheffer. Et j’ai découvert, dans la librairie où j’allais souvent à Rennes, un dessin de Chandigarh de Le Corbusier, et tout d’un coup j’ai compris ce qu’était l’espace. Ce dessin de Chandigarh avec la place et les montagnes du Pendjab dans le fond m’a plu. C’est né à partir de ce moment-là. En plus des arts, j’ai ajouté l’architecture à mon intérêt.

La ville constitue l’axe majeur de votre travail. Comment à évolué votre vision de son aménagement ?

J’ai évidemment été marqué par l’école des Beaux-Arts dans laquelle j’ai étudié, puis je suis devenu un corbusérien, en opposition à cette école à l’ancienne. Mais au fond, j’ai eu la chance d’avoir cet enseignement qui nous apprenait à regarder la Renaissance et l’Italie et pas seulement le mouvement moderne. Puis, je me suis intéressé de plus en plus à la ville.

Un facteur a été le livre de Françoise Choay, Urbanisme, utopies et réalités, qui dans les années 60 a ouvert le débat. À cette époque, on parlait beaucoup de La Charte d’Athènes de Le Corbusier, « la ville fonctionnelle », une sorte de doctrine dont j’ai assez vite compris tout le mal ; mais elle avait eu cependant son efficacité. Je me suis donc intéressée à la question urbaine en découvrant qu’il y avait une histoire, une extraordinaire et immense solidarité humaine dans le temps alors que les modernes disaient qu’il fallait raser la ville pour en construire une réussie toute neuve. Et j’ai compris que la seule ville réussie avait 1000 ans, 500 ans, 200 ans, 50 ans, c’est une histoire du temps… La ville s’inscrit, dans ce que j’ai appelé « un calendrier métaphysique » ; nous vivons sur un lieu où les époques et les ancêtres ont vécu, c’est une façon d’avoir des preuves de notre civilisation, de notre histoire. Cette terre, nous la transformons.

M’intéressant surtout à la peinture, à la performance, à la poésie mais aussi à la ville, j’ai passé une année à New York pendant mes études, j’ai arpenté cette ville dans tous les sens ; tout ça m’a nourri.

Quel a été votre premier travail lié à la question urbaine ?

C’était à Marne-la-Vallée, la question urbaine s’est immédiatement posée : qu’est-ce qu’on perçoit de loin ? À combien de distance faut-il mettre deux immeubles ? L’enseignement académique ne parlait pas de l’espace. L’espace est ma passion. Qu’est-ce que j’appelle l’espace ? C’est le vide qu’il y a entre les choses. Cette cour ici, la distance qu’il y a entre moi et les immeubles, leur coloration, la lumière, les arbres que je vois change complètement la façon de vivre. Vous êtes en communication ; le monde entre chez vous et vous parlez au monde.

L’espace m’a beaucoup intéressé parce que j’ai eu le sentiment que c’était une chose dont nous perdions la sensibilité et la maîtrise avec l’ère technique que le mouvement moderne en avait appauvri la perception. Mes amis modernistes avaient une vision nostalgique de la ville, disaient que c’était même « mieux avant » mais je ne croyais pas à un retour en arrière. Je me suis donc intéressé, durant mes premiers projets des années 80 à trouver des concepts qui renouvellent cette notion d’espace, Les Hauts Formes, en introduisant nos besoins de lumière, d’espace et de densité, nos besoins modernes et nos techniques.

Nous sommes responsables d’une certaine beauté. Ce n’est pas une formule qui pourrait le dire, c’est un peu indéfinissable…

L’espace, la lumière… Quels sont les concepts fondamentaux qui régissent votre œuvre architecturale ?

La perception de l’espace et du vide ; tous les architectes partagent bien sûr cela, et certains modernistes disent que c’est une conception ancienne, mais il n’y a pas d’autres conceptions neuves qui la remplacent. S’intéresser à l’espace, c’est s’intéresser à la vie ; par où va-t-on passer, quel parcours vais-je emprunter, quelle lumière vais-je recevoir, comment me sentirais-je protégé ou au contraire exposé ? Nous sommes des êtres d’espace, à chaque instant, nous sommes en réaction avec lui. Je me suis donc intéressé à la rue, à penser différemment les îlots, ce qu’il y a entre quatre rues, de façon à ce qu’on puisse, depuis la rue, voir le jardin intérieur de l’îlot et inversement. Je me suis donc intéressé au rapport entre les vides et les pleins, la porosité de tout cela. Mais ce n’est pas une règle, il y a mille façons de travailler cela.

Puis, il y a quelque chose de tabou dont je ne parle pas qui est l’esthétique, et une autre chose dont on parle beaucoup qui est la responsabilité sociale ; les deux choses ont l’air d’être chacune très différente alors qu’elles se conjuguent. Et il y a une passion ; quand vous rentrez dans un travail, vous êtes dans cette exigence de l’art. Nous sommes responsables d’une certaine beauté. Ce n’est pas une formule qui pourrait le dire, c’est un peu indéfinissable…

L’architecture définit le cadre de nos vies. Que diriez-vous plus précisément de son rôle social ?

La responsabilité sociale m’est apparue évidente lorsque j’étais étudiant. Je me suis toujours énervé contre les architectes pour qui leur partenaire est le client, privé ou public. L’architecte ne doit pas amener un produit en répondant à une demande, non, il traite un lieu sur la terre qui ne lui appartient pas et il a une responsabilité sur cet endroit-là. Il a donc un devoir de conseil envers le client ; plus il le conseillera, plus le client l’écoutera. La responsabilité sociale est ce fait que l’architecte a un rôle civique et pas seulement d’agent économique qui vend un produit.

Il traite un lieu sur la terre qui ne lui appartient pas et il a une responsabilité sur cet endroit-là.

La globalisation et la technologie bouleversent notre monde. Quelles conséquences pour l’architecture ?

Depuis deux siècles, la technique domine le monde ; c’est une chose extraordinaire qui nous a immensément ouvert de facilités pour la vie, elle est à la fois perverse et redoutable. Elle est un immense système qui malgré nous nous organise. On parle de la mondialisation ; il n’y a pas un méchant loup qui a voulu organiser la mondialisation. Sa rapidité est précisément liée à l’ère technique, c’était déjà annoncé dans tout le XIXème siècle par certains auteurs. Jacques Ellul dans La Technique ou l’Enjeu du siècle est celui qui en a le mieux parlé ; dès les années 30 jusqu’aux années 80, ce sociologue a ressenti la technique comme une logique qui dépasse l’homme car elle les organise et non l’inverse. Une fois ce processus autonome mis en place, tout le monde est pris dans les règles du jeu que la nouvelle technique impose.

Lorsque la technique est arrivée en 1971 dans la ville, je travaillais à Marne-la-Vallée pour présenter un château d’eau, La Tour verte, un repère dans la ville. Mon premier rapport commençait par ces mots ; “l’automobile a envahi la ville, on ne peut rien contre, toutes les voiries sont calculées en fonction d’elles, elles s’imposent totalement sur notre vie, sur le piéton…” Ces nouveaux aménagements viennent de l’ère technique. Dans les années 30, Le Corbusier prônait la mort de la rue car il pensait que la rue était un outil ancien.

Hors pour moi, elle est un outil universel qui a un grand futur et permet d’assembler toutes sortes de choses le long de son parcours ; activités, logements, bureaux, petits magasins, cafés, etc… Le Corbusier détestait cela. Tout ce mélange était insupportable aux yeux d’une personne qui voulait s’inspirer de l’efficacité industrielle.

Les facteurs environnementaux liés à la densité des populations dégradent le cadre de vie et menacent le vivant. Quelles réponses l’architecture et l’urbanisme peuvent apporter à ces questions ?

Il y a une quantité de préconisations qui sont évidentes pour se protéger de la chaleur, des ultraviolets, pour minimiser l’impact carbone ; tout cela est de plus en plus respecté et connu, mais nous avons malheureusement du mal à les respecter. Il me semble que le bâtiment représente 40% d’émissions des polluants. C’est aussi lourd que les transports.

Nous avons hélas encore beaucoup de mal à renoncer au béton qui n’est pas bon, pour la pierre et le bois, parce que nous avons des besoins de quantité et d’espace importants. Le prix, l’entreprise et les techniques disponibles influencent le choix des matériaux. Nous avons encore beaucoup à faire et il serait urgent qu’on revienne sur cela, de même qu’il serait important qu’on arrive à se nourrir avec des produits qui sont à 200 km. Nous connaissons les solutions mais cette mise en place est très lourde. C’est inquiétant. Nous sommes encore pris dans cette logique de l’ère de la technique.

La Smart City incarne une nouvelle vision de la ville à l’ère de la technique. Quel regard portez-vous sur la ville intelligente ?

La Smart City est typiquement l’exemple de l’idée venant de la technique de pointe qui pense pouvoir résoudre la question de l’urbanisme. Hélas, non. La ville intelligente ne résout pas tout. La Smart City permettra aux gens de savoir, grâce à des applications, leur consommation de carbone, l’heure à laquelle il est préférable de sortir pour minimiser notre impact sur l’environnement, etc. Cela n’est pas idiot, ça peut apporter des choses intéressantes, certes, mais ça ne suffit pas à imaginer l’espace que nous avons devant nous…

En Chine, nous avons travaillé sur ces questions en concevant des îlots ouverts. Avec ce système, je satisfaisais à la règle chinoise qui voulait que chaque appartement, y compris au rez-de-chaussée, ait deux heures d’ensoleillement par jour sur la pièce principale ; ces quartiers ont alors des centaines de barres ou de tours qui sont à la bonne distance, c’est sinistre. Avec mon système d’îlots ouverts, il y a une alternance d’immeubles de fenêtres et par conséquent, les deux heures d’ensoleillement étaient possibles. Le calcul par informatique nous a permis de vérifier la faisabilité de ce système. Il est donc vrai que le calcul nous a permis de réaliser un projet plus intelligent, qui a beaucoup plu.

L’art c’est absolu et l’architecture répond à une demande.

Architecte, urbaniste, peintre, enseignant au Collège de France, toutes vos activités sont liées à la création artistique. Qu’est-ce qui vous anime dans l’acte de création ?

Vous savez, je crois qu’il y a une chose un peu grave ; la science a récemment trouvé des explications aux mystères des trous noirs, ce qui était inimaginable pour nous… Nous savons aussi que la planète est en danger ; tout cela est la connaissance de la science. Mais en définitive, à moins de croire dur comme fer en Dieu, nous ne savons pas ce que nous faisons ici. Nous existons, perdus parmi des milliards de cailloux qui tournent les uns entre les autres jusqu’à l’infini… Et nous n’avons pas encore trouvé d’autres existences de vie dans l’univers, c’est ahurissant et en même temps, un peu angoissant.

Je crois que l’art, c’est le fait de transmettre quelque chose à nos contemporains, à nos suivants ; nous entrons, comme dans l’urbanisme ou l’architecture, dans une sorte de solidarité historique et culturelle. Nous admirons, aimons, respectons l’humanité, c’est souvent à travers l’art et l’archéologie que nous nous intéressons au passé, nous écoutons Bach et regardons Raphaël ou Rothko. Je ne dirais pas que la science est complètement en dehors de ça, un scientifique va aussi se passionner pour l’histoire des sciences, mais l’art est peut-être plus accessible à tous dans le fond, dans son mystère, dans le fait que chacun invente un lien avec les autres.

L’art est un endroit où vous êtes plus personnel que tout, comme dans l’amour mais l’amour s’adresse à une personne tandis que l’art se donne à d’autres et vous essayez de faire passer quelque chose qui vous obsède. Il n’est donc pas facile d’expliquer ce qu’est l’art ; il y a un besoin de parler, de crier ou de pleurer pour voir si quelqu’un vous écoute. À l’adolescence, on écrit des poèmes, on fait des dessins, et au fond on ne sait pas très bien pourquoi… Et puis tout d’un coup quelqu’un vous dit “ça c’est étonnant”, on a soudainement une émotion ; on a réussi à communiquer à quelqu’un une chose qu’on arrivait pas à expliquer, c’est magique, alors c’est ça…

Donc quand j’ai commencé l’architecture, je savais que ce n’était pas tout à fait cela, parce que l’art c’est absolu, et l’architecture répond à une demande ; ce n’est pas pareil. Je me disais que l’architecture, c’était plus sérieux. Je me suis donc dirigé avec plaisir vers ce métier mais j’ai toujours continué à peindre pour les projets aussi en dehors des projets.

Peindre en dehors des projets me permet de sortir de cette patience que demande l’architecture, il faut attendre cinq ans, dix ans, quatorze ans pour que le projet soit construit ; c’est une vision sur le long terme. À l’inverse, peindre ou dessiner, c’est avoir une idée et la voir réalisée une heure ou deux jours après. C’est un autre temps. J’ai donc présenté mes projets d’architecture lors d’une exposition à Pompidou il y a vingt ans. Et plus récemment mes peintures ont été présentées chez Kamel Mennour pour l’exposition Illuminations.

L’art est un endroit où vous êtes plus personnel que tout, comme dans l’amour mais l’amour s’adresse à une personne tandis que l’art se donne à d’autres. 

Quels sont vos projets ?

Nous avons terminé le Grand Théâtre à Casablanca qui se trouve sur la place centrale. Nous sommes impatients de pouvoir l’inaugurer. Nous terminons le projet du Centre culturel à Suzhou en Chine. L’Université Sorbonne-Nouvelle Paris III à Picpus-Nation, pour la section lettres, théâtre et cinéma, est un projet en cours qui me tient beaucoup à cœur. Un chantier pour un duo de tours va commencer sur la dalle de la Défense. Je travaille également sur l’urbanisation d’un quartier de l’ile Seguin avec six architectes.

Et je continuerai à peindre et à dessiner !


Christian de Portzamparc – Le Grand Théâtre à Casablanca – Maroc – Credit : Serge de Portzamparc

Nous sommes des êtres d’espace, à chaque instant, nous sommes en réaction avec lui.

Christian de Portzamparc