
Par Nathalie Dassa
Ses fameux portraits interrogent la condition des femmes, de chair et de plastique, la tyrannie des religions et les relations interraciales. Rencontre avec cette photographe française, installée en Belgique, qui perfectionne son portfolio à l’imagerie lenticulaire, où Barbie et modèles vivants cassent les préjugés, et ouvre son champ de vision à la préservation de l’environnement et des animaux.
Du secteur des finances à la photographie d’art, le gap professionnel est béant. Qu’est-ce qui a motivé votre désir de vous y consacrer pleinement ?
J’ai toujours aimé la photographie. Enfant, je collectionnais les jolies images dans des cahiers. J’ai démarré ma carrière en tant que courtier interbancaire car j’avais besoin d’être autonome et de m’assumer. Puis j’ai rencontré mon mari et on a fait le tour du monde. C’est en déménageant en Belgique que j’ai quitté la finance. Je me suis retrouvée seule sans savoir quoi faire. J’ai décidé d’entrer dans une école de photo et d’apprendre à utiliser Photoshop qui me passionne. L’école proposait une expo ouverte au public au bout de trois ans. Mon hommage à Helmut Newton avec des Barbies a été un succès immédiat. J’en ai photographié d’autres et lors d’une foire à Bruxelles, trois galeries m’ont fait confiance. J’ai l’impression d’être Pretty Woman dans le monde de l’image car rien n’était prévu.
Vos questionnements sur la femme sont-ils devenus très vite un moyen d’affirmer vos convictions, de briser la gangue des préjugés et d’entamer une quête libératoire de vous-même ?
Certainement. Ne serait-ce que pour la première série en hommage à Helmut Newton, qui montrait lui-même des femmes fortes s’assumant et usant de leur pouvoir de séduction. Pour moi, c’était déjà un premier pas. Ensuite, je suis contre toute religion dictée par le patriarcat. La femme doit se libérer des carcans de la domination masculine et des religions, car tout est intimement lié.
La Barbie fut donc la star de vos premiers Instamatics. Était-ce pour vous l’évidence d’utiliser cette icône, qui a façonné le mythe de la femme-objet, pour casser les codes et accrocher d’emblée le public ?
Tout est vrai, même si cela ne s’est pas déroulé de cette manière. Au départ, je souhaitais ma fille de douze ans avec ses copines pour l’exposition. Mais le résultat était pathétique. Une étudiante de l’école utilisait la Barbie pour une tout autre histoire, et cela m’a inspiré. Ce fut d’abord un clin d’oeil, puis c’est devenu un message. Les féministes pures et dures déconseillent de donner cette poupée aux fillettes car elle représente la femme sous contrôle, un objet de consommation. Pourtant, avec une Barbie ou une jolie fille, on peut délivrer un propos très fort. Dans l’art, des œuvres véhiculent des sous-textes puissants mais vous ne les accrochez pas car cela fait peur. Je voulais du beau pour les mettre au mur tout en délivrant un message. Avec le temps, rien ne relève vraiment du hasard. Enfant, j’avais cinquante Barbies. Ma grand-mère tricotait des tenues pour elles et je fabriquais des maisons moi-même avec des boîtes à chaussures. Elles font partie de ma vie. Je n’ai pas non plus choisi Newton par hasard. Ma chambre était tapissée de grands photographes et de clichés de magazines. Tout a un sens finalement.
Comment s’est faite la jonction entre le lenticulaire et cette poupée qu’on a tant habillée et déshabillée ?
J’ai démarré par un diptyque, avec l’hommage à Newton centré sur quatre poupées en robe noire puis en petites culottes sur la même photo. J’ai découvert le lenticulaire dans une foire à Bruxelles. C’est comme un car stopper, il vous arrête car cela amuse. La technique est en revanche un vrai casse-tête. Les labos spécialisés sont limités. Il en existe un à Paris, un à Zurich, un à Londres, un au Canada et un au Texas. Pour autant, personne ne fait de lenticulaires en grand format, hormis en Abribus. Très peu d’artistes utilisent ce procédé. J’ai fait mes premiers pas avec Picto à Paris. J’ai pris vite conscience de la difficulté, tout comme du tarif, trois fois supérieur à une photo. Car le lenticulaire, ce sont des feuilles en plastique biseautées permettant de voir, avec la lumière, plusieurs images. Elles ne sont produites que dans trois endroits : aux États-Unis, en Chine, en Irlande. Les prix sont stratosphériques et les droits de douane épouvantables. Elles sont vendues par cent. Si vous tombez sur un mauvais lot, c’est problématique, car tout se révèle après impression. Le processus est angoissant, mais cela ne m’a pas découragé car la concurrence est inexistante.

Soutane, robe de nonne, voile, burqa, lingerie fine et nudité se côtoient devant votre objectif friand de transgression et d’esthétisme. Depuis 2016, vous photographiez des modèles vivants. Comment avez-vous vécu ce changement ?
Comme une réelle libération ! Je me suis toujours inspirée des podiums. Sur Instagram, je regardais Olga Kent aux airs de Gisèle [Bündchen, ndlr] et qui m’écrivait souvent. Un jour, j’ai osé et je lui ai proposé de travailler ensemble. Elle a dit oui. J’ai commencé à reprendre mes bestsellers de Barbie et tout a fonctionné dès la première photo. J’étais heureuse car je travaille seule devant mon ordi. Je ressentais un vide et un manque terrible. Concilier mon travail avec ces modèles en leur contant les histoires dans un storyboard fut une délivrance. J’aspirais à une vraie communication, un réel échange et soutien, car il est question de nudité. Elles doivent approuver, me donner leur limite et travailler dans un climat de confiance. Le second mannequin, Marisa Papen, est une naturiste. Elle vit nue, considère qu’elle a le droit, et elle le fait d’une façon qui n’est jamais provocante. Pour elle, la femme doit être libre de tout ; qu’elle mette une soutane ou des porte-jarretelles dans la rue.
Le nu vous a-t-il libéré de toute contrainte ?
Oui, c’est la liberté. Je ne veux pas de provocation gratuite, ni de porno soft ou de séduction abusive. Uniquement de la liberté. Marisa est libre et naturelle. Au bout d’une journée de shooting, elle m’a emmenée dans les rues de Paris, sous la canicule. Elle a eu chaud sous sa robe de nonne en flanelle. Le shooting a été rapide, mais je n’avais pas mon reflex, seulement mon Phase One qui ne peut pas prendre neuf images/secondes. On mettait donc tout en place pendant qu’elle était habillée. On n’avait que quelques secondes, car le Trocadéro est déjà envahi de monde à 6h du matin. On s’est rendu ensuite au Café de Flore. Il était 8h30, les gens petit-déjeunent. Mais pour Marisa, cela ne pose aucun problème.

En 2018, le magazine Photo vous décerne le Prix Photo et met en Une du numéro de janvier le cliché d’une nonne qui donne le sein à son bébé. Vous allez de libération en libération…
Je vous l’ai dit, je vis un conte de fées (rire). Tous les grands photographes font ce concours. Cette photo était à l’origine un de mes bestsellers Barbie. En deux mois, tout était épuisé. J’ai voulu la refaire avec un modèle. J’étais au Vénézuela quand Agnès Grégoire, directrice de Photo, m’a annoncé que j’avais gagné. J’ai du lui envoyer des clichés haute résolution dans les 24h alors que ma connexion était terrible. Ce fut une formidable reconnaissance.

Dans Fuck the rules, vous unissez cette fois ces hommes et femmes de toutes les religions comme des compléments d’âme. Vous bravez toujours plus les interdits…
Je veux montrer que tout cela n’est qu’hypocrisie. Pourquoi Jésus serait un homme plutôt qu’une femme ? Il y a eu tous ces scandales dans la religion catholique où certaines nonnes, notamment en Afrique, et même au Vatican, étaient esclavagisées. D’où cette série des prêtres et des nonnes s’embrassant, sans pour autant montrer l’esclavagisme. Car la photo doit être belle. Je ne pense pas que vous ayez envie d’accrocher au mur une nonne esclave. Néanmoins, la peur reste présente dans les galeries car mes photos de musulmans embrassant une femme en burqa ne sont pas exposées.
Vous témoignez de votre attachement à Helmut Newton. Selon vous, pourquoi l’art est-il important dans nos vies ?
Cela nous fait rêver et embellit nos vies. Ne serait-ce que par l’émergence de certains réseaux, comme Tik Tok. Tout le monde a envie de s’exprimer artistiquement. Cela devient primordial et permet de créer des groupes dans lesquels on se reconnaît. Pour moi, c’est le Pop Art, pour d’autres l’art moderne, le figuratif…
Est-il le meilleur domaine d’expression pour vos thématiques ?
Je le préfère à la rue, même si j’ai moins de portée que les Femen. Pour moi, l’artiste se doit de délivrer un message. Si beaucoup privilégient le beau, il est temps d’aller au-delà. D’autant plus sur la condition des femmes. On doit faire évoluer la situation en trouvant un juste équilibre. On ne peut plus attendre et regarder. On me dit souvent que je suis folle de montrer des femmes en burqa. Mais si je ne le fais pas, qui le fera ? Je ne suis pas dans la provocation, je n’offense pas, je ne suis pas vulgaire. Et la polémique stérile ne m’intéresse pas. Mais j’ai une petite voix qui, à mon échelle, est plus forte que celles de ma mère et de ma grand-mère. Je veux la faire entendre. On doit combattre tout système patriarcal car dès que le pouvoir est en jeu, l’homme se croit tout permis.
Vous dites aimer particulièrement le Pop Art. Qu’est-ce qui vous anime dans ce mouvement ?
Il est accessible à tous. J’aime les bandes dessinées de Liechtenstein, les œuvres de Basquiat, Niki de Saint Phalle ou Mel Ramos, l’un de mes mentors. Le Pop Art crée une émotion directe. Il y a d’autres personnages iconiques, comme Betty Boop, les Parisiennes de Kiraz. Mais utiliser ces figures est toujours compliqué. Étonnamment, Barbie ne l’a pas été, même si ce fut osé. Il s’avère que Barbara Handler, la fille de Ruth et Elliot Handler, créateurs de la poupée et de Mattel, a acheté une de mes photos.
Que signifie pour vous un « chef-d’œuvre » ?
Dans l’univers de la photo, Peter Lindbergh, Helmut Newton, Richard Avedon. Des grands qui ont créé des photos mythiques. J’ai eu la chance de passer une semaine avec Peter Lindbergh, offert par le magazine Photo grâce au prix. On dit que ses clichés de rues et de mode ne délivrent pas spécialement de message. En réalité, si : il magnifie la femme. Ce sont des chefs-d’œuvre car ils sont une mise en beauté du sujet, plaisent au plus grand nombre et restent intemporels.
Quels sont vos projets ?
J’ai shooté une nouvelle série de Barbies pendant le confinement, intitulée Bubble Gum, et réalisé la Cène en lenticulaire, pris en photo à l’origine. On me l’a souvent demandé mais il a fallu multiplier par quatorze Barbies le travail d’une photo. Pour cette année, j’explore l’écologie et la préservation de la nature. J’ai démarré une série avec Olga en superposant des environnements et des animaux en danger, comme les feux d’Australie avec les Koalas. J’ai également pris mes premières photos sous-marines en Indonésie, avec des baleines, des requins et tout un univers de bouteilles en plastique jetées à la mer. En Islande, j’ai capturé des icebergs et acheté les droits sur des images d’ours polaires. J’entame tous ces sujets importants pour les futures générations, avec au centre toujours la femme.

Montage environnement – Olga Kent & ours polaire -Cécile Plaisance
Montage environnement – Olga Kent & ours polaire -Cécile Plaisance
Montage environnement – Olga Kent & ours polaire -Cécile Plaisance
Montage environnement – Olga Kent & ours polaire -Cécile Plaisance
Cascade Skogafoss en Islande Marisa Papen – Cécile Plaisance








Photo à la une : Running en Islande – Marisa Papen – Cécile Plaisance