Portrait de Brecht Evens 
Portrait de Brecht Evens 

Brecht Evens 

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Prolifique, l’artiste flamand l’est dans chacune de ses œuvres. Un talent qui transcende les frontières. Une recherche permanente marquée dans ses planches par une succession de calques faits de transparences lumineuses et de profondeurs abyssales. Une palette psychédélique où les couleurs épousent à dessein ses perspectives déstabilisantes révélant subtilement une multitude de personnages. Tous habitent de belles lignes de fuites et des volumes vaporeux. Ils deviennent ainsi des points d’ancrage qui magnétisent le regard même dans leur errance, débordent, exultent et s’entrechoquent pour mieux servir son récit. 

Car l’artiste est aussi auteur et la maîtrise de thèmes et de concepts qui lui sont chers se fait volontairement discrète et s’efface grâce au chaos apparent qu’il offre à notre regard. C’est là en partie que réside le talent d’un auteur et c’est cette audace qui fut récompensée à de nombreuses reprises. Une audace qui a donné vie à des ouvrages emblématiques parus aux éditions Actes Sud comme Les Noceurs, Panthère et plus récemment Les Rigoles, Prix Spécial du Jury au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême et épais volume de plus de trois cent pages. 

Parisien d’adoption, l’artiste se réinvente sans cesse. Représenté par la Galerie Martel à Paris, ses créations pour la presse, la mode, le cinéma d’animation impressionnent autant que ses installations surprenantes, son mur peint à Anvers mais aussi sa mappemonde sous forme de globe créée pour la Philharmonie de Paris. Rencontre avec la profusion incarnée et un artiste qui expose actuellement « Le Repaire de la Méduse » à l’Atelier Michael Woolworth à Paris, une série de lithographies remarquables annonçant son prochain ouvrage. 

Si je te dis Gand, l’Institut Saint Luc ? 

Une déconstruction nécessaire faite d’expérimentations au fil des années, et une manière pour moi de faire la bande dessinée que je souhaitais mais en passant par des études d’art et d’illustration pour explorer, éprouver mon dessin et mon style. Je maîtrisais les codes de la bande dessinée, c’est vrai, il me fallait simplement chercher ailleurs. J’ai pu réunir en dernière année l’ensemble de mes expériences qui, prises isolément, ne me représentaient pas – mais qui, une fois compilées et réunies, révélaient mes aspirations. J’ai ainsi pu structurer tout cela et les proposer dans mon projet de fin d’études qui est devenu le roman graphique Les Noceurs. Il s’agissait de mon premier livre, paru aux éditions Actes Sud. (Prix de l’Audace au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême.) Saint Luc c’était cette effervescence et des talents, d’autres artistes pour accompagner ces recherches avec constamment des résonances. 

Ça me fait penser à Goele Dewanckel et à Lotte Wandewalle, à l’exposition « La boîte à Gand » au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême en 2013 où tu avais fait le choix de présenter les travaux de tes « compagnons de route », une exposition au carrefour de la bande dessinée et de l’art contemporain. 

Tu es bien informé, je souhaitais rappeler combien Goele Dewanckel, professeure à l’Institut Saint Luc avait compté. (Elle est d’ailleurs de passage à Paris, je la vois ce soir.) Et Lotte Wandewalle qui a été une réelle inspiration pour moi. Il y avait aussi les travaux de Sarah Zeebroek, Brecht Vandebroucke, Hannelore Van Dijk… 

L’aspect foisonnant de tes œuvres me rappelle l’héritage artistique flamand mais pas seulement, je retrouve une belle influence de George Grosz, peux-tu m’en dire davantage ?  

George Grosz a été déclencheur. Il m’avait mis sur le chemin pour comprendre l’art moderne, mais enfant, je feuilletais les livres de mes parents et c’est dans Ecce Homo un de ses ouvrages que j’ai pu voir comment dessiner la ville. En observant ces distorsions, j’ai pu expérimenter, défragmenter, échapper à la perspective, permettre aux personnages de se mouvoir dans ces espaces. J’ai pu ensuite observer les mêmes mécanismes chez d’autres peintres notamment Giotto. Les perspectives sont là mais il y a comme un jeu, une manière de déformer le réel pour le rendre encore plus significatif. Apparaît une tour, un étage plus haut qu’un autre, souvent le premier plan au niveau du sol occupe la moitié de l’oeuvre. Ainsi par un autre biais, par une déformation volontaire, la charge symbolique est révélée. L’expérience devient lisible. Une manière d’exprimer une vraie expérience sans que ce soit photographiquement réaliste parce que ça ne rendrait pas justement cette expérience. 

Brecht Evens, extrait Les Noceurs, Aquarelle et encre sur papier, éditions Actes Sud.

Ces déformations qui révèlent le réel et qui ont une signification au-delà de la simple retranscription me font penser aux seuils, aux paliers, aux portes qui jalonnent ton oeuvre. Des espaces transitoires qui permettent parfois de passer du jour à la nuit, d’un espace clos à un espace ouvert et, dans la forme, de changer les tons et les couleurs. Tes personnages transitent, happés dans de belles descentes aux enfers et de longues remontées. Tu en uses comme des accélérations ou au contraire des respirations dans tes oeuvres. De véritables catabases orphiques. 

En effet, dans Les Noceurs et notamment dans Les Rigoles c’était très explicite. Mais c’est tout de même étrange que tu en parles car dans mon prochain livre ce thème orphique prend toute sa dimension. Mais je ne veux pas en révéler davantage. 

La genèse de ce nouveau projet ? 

Pour ce qui est de la genèse de ce projet, il me reste une centaine de planches à réaliser. Il y a des lithographies qui sont exposées à l’atelier de Michael Woolworth jusqu’en mars. Ce projet est né d’une rencontre avec un petit paragraphe trouvé dans un de mes carnets de 2012, qui traitait comme un devoir d’école où un enfant se doit de décrire l’été qu’il vient de passer, entre ce qu’il vient de vivre ou ce qu’il a fantasmé : un mélange de choses réalistes et de choses impossibles, rêvées, impossible à croire. Et puis à une période de ma vie lorsque j’habitais dans le 10ème arrondissement, j’ai aussi eu une expérience qui m’a marqué, une forme de paranoïa assez positive, comme si le monde entier était obsédé par moi. Cela m’a donné une forme d’importance sans jamais me prendre au sérieux, j’ai pu faire un pas de côté. Du coup, cet enfant qui raconte, qui se raconte, affabule entre réel et imaginaire, ça me parle. 

Tu évoques une exposition en cours, ton art s’expose, s’acquiert, parle nous de ton lien au monde de l’art et aux galeries. Comment vis-tu ce statut d’artiste au-delà du statut d’auteur ? 

Ça m’offre une réelle liberté et sécurise un aspect : celui que je peux vivre d’autre chose que de la vente de mes ouvrages. Seulement raconter des histoires dans les livres, c’est ce qu’il y a de plus difficile et ce qu’il y a de plus stimulant. Je reste un auteur. La bande dessinée est un terrain d’expérimentations qui n’a pas encore tout révélé. Je n’ai pas de carnet graphique comme Lorenzo Mattotti sous la main par exemple, en revanche j’ai des carnets de notes en permanence qui se remplissent. En tant qu’auteur autant qu’artiste, je dois me réinventer sans cesse, le neuvième art permet de se renouveler au-delà du thème d’une série ou d’une exposition. 

Ton rapport à l’atelier ? 

Pour l’heure, mon atelier est sur les hauteurs de Paris mais je souhaiterais vivre l’expérience d’un atelier partagé, sentir le sentiment d’aller «au travail». Lorsque je me rends à l’atelier de Michael Woolworth pour travailler les lithographies, j’aime cette énergie, comme une famille. Michael est la constance depuis toutes ces années, les stagiaires de passage, les lithographes qui s’appliquent sur les pierres. 

Justement l’exposition à l’atelier Michael Woolworth située à Bastille au 2 rue de la Roquette révèle ces lithographies. Elle se déroule jusqu’au 4 mars 2023. Pourquoi ce travail lithographique au sein de cet atelier parmi les plus exigeants ? Qu’est-ce que t’apporte la pierre ? Michael Woolworth me disait qu’il ignorait encore tes intentions à la découverte des planches mais comprenait ton souhait d’aller vers de nouveaux territoires au niveau du rendu de la couleur. 

Je travaille sur mes originaux mais passer par la lithographie permet de donner du contraste pour certaines scènes où c’est nécessaire à mon récit. J’y ai eu recours sur certaines planches de mes différents ouvrages et celui sur lequel je travaille en ce moment car ces caractéristiques du rendu de la couleur servent à certains moments du scénario. Les effets des scènes sous l’eau sont par exemple exacerbés. 

Des envies ? 

Avancer sur mon prochain ouvrage, je pense que le titre sera le « Roi Méduse » et garder cette envie que me procure la bande dessinée, sa capacité à me surprendre moi-même avec les visions qui vont avec. 

Brecht Evens – Lithographie et extrait du prochain ouvrage Le Roi Méduse

Brecht Evens est l’auteur de plusieurs ouvrages parus aux éditions Actes Sud, un auteur complet et un artiste. Les Noceurs son premier ouvrage paru en 2010 a été récompensé par le prix de l’Audace au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême. Les Rigoles publié en 2018 a été récompensé du Prix Spécial du Jury au même festival. Exposé au Salon Drawing Now, représenté par la Galerie Martel, il expose actuellement ses lithographies à l’atelier Michael Woolworth. 

Brecht Evens en 5 dates 
1986 – Naissance à Hasselt en Belgique.
2010 – Après ses études à Saint-Luc, récompensé pour son premier ouvrage au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême.
2016 – Réalisation d’un carnet de voyage sur Paris pour la Fondation Louis Vuitton et qui a donné lieu à une exposition à la Galerie Martel.
2019 – Nouvelle récompense au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême et collaboration avec le cinéma d’animation.
2023 – Exposition de lithographies à l’atelier Michael Woolworth à Paris en préparation de son prochain ouvrage «Le Roi Méduse». 

Photo portrait à la une de Brecht Evens : Clémence Demesme.

La bande dessinée est un terrain d’expérimentations qui n’a pas encore tout révélé.

Brecht Evens