Portrait de Bobi K.
Portrait de Bobi K.

Bobi K.

Peinture

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A.F. : Récemment, tu as montré beaucoup d’intérêt pour les tableaux de Bobi K. Peux-tu me dire ce qui caractérise son travail et surtout les raisons de ton intérêt ?

Giovanni Lista : Je trouve qu’elle est en syntonie avec la meilleure actualité du monde de l’art. Ses tableaux proposent un art abstrait qui ignore délibérément les codes historiques ou contemporains de l’abstraction européenne. De cette façon, elle instaure d’emblée les conditions d’un véritable dialogue interculturel. Depuis longtemps, à quelques exceptions près, l’art a renoncé à toute communication explicite, en se cantonnant à une recherche purement formelle qui exclut désormais toute prétention à livrer des messages, à transmettre une idéologie, à propager des contenus politiques. L’artiste contemporain suit cette orientation en laissant à d’autres formes d’art plus directes, car faisant partie de l’environnement culturel des mass- médias publicitaires et non-publicitaires, l’énonciation directe d’une idée, la formulation explicite d’un message. Mais une tendance actuelle de l’art contemporain, notamment l’art abstrait, semble vouloir réhabiliter la fonction énonciatrice de l’art par le biais d’une nouvelle stratégie de communication.

Les recherches de Bobi K. relèvent de cette tendance car chacun de ses tableaux, tout en se voulant abstrait, dresse en réalité un plaidoyer pour la connaissance de l’autre, pour l’échange et le dialogue entre les cultures. Je me réfère évidemment à la connotation fortement ethnographique de ses tableaux. D’un côté, son œuvre s’inscrit dans la réalité sociétale et artistique d’aujourd’hui, de l’autre sa signification esthétique implique un regard immédiatement prêt à accepter l’altérité, à découvrir une autre façon de s’exprimer. Ses tableaux ne veulent ni déstabiliser ni provoquer, mais suggérer les énormes possibilités d’un renouvellement, ou plutôt d’un ressourcement qui puiserait dans d’autres cultures les paramètres formels d’une nouvelle expression artistique, ce qui équivaut à pointer le caractère fécond de tout croisement culturel, de toute greffe capable de convoquer les acquis d’autres civilisations ou d’autres cultures visuelles.

A.F. : Selon toi, par le fait même d’ignorer les codes de l’abstraction européenne, récente ou historique, elle s’exprimerait sur la base d’une véritable altérité culturelle. Tu penses que l’abstraction de ses tableaux ne doit rien à la culture européenne ?

Giovanni Lista : Absolument. Il s’agit d’une abstraction radicalement autre. Il faut se rappeler que l’histoire de l’art de l’époque moderne, du moins à partir du célèbre voyage de Paul Gauguin à Tahiti en 1891, ne peut être appréhendée sans prendre en compte l’échange qui a eu lieu entre l’Europe et les peuples extra-occidentaux. C’est précisément cet échange qui a permis de rejeter une tradition classique essoufflée et d’opérer un renouvellement en profondeur des assises conceptuelles sur lesquelles repose l’art occidental, voire l’intégralité de la culture artistique européenne. On connaît depuis longtemps la première phase de cet échange, c’est-à-dire la perspicacité avec laquelle plusieurs artistes européens : fauves, cubistes, cubo-futuristes, expressionnistes et primitivistes, ont su assimiler l’ensemble du vigoureux langage plastique des masques et des idoles de l’art africain, océanien, amérindien les plus anciens.

Quelques vingt ans plus tard il y a eu une deuxième phase de cet échange. Les techniques et les modèles stylistiques de l’art européen se sont alors propagés en Afrique, par les voies du commerce. Ce phénomène de diffusion de la culture européenne a ouvert un processus contradictoire, aux aspects multiples, qui a marqué à la fois l’évolution de l’art africain et les prises de position idéologiques des africains eux-mêmes. L’émancipation de la culture africaine correspond au mouvement de décolonisation qui débute à la même époque, vers la fin des années cinquante. C’est à ce moment-là que l’art africain traditionnel a été perçu comme original et authentique, mais encore lié au concept d’un «art premier», c’est-à-dire d’un art primitif, ce qui a provoqué l’exigence d’un éveil autochtone et, en Afrique même, la volonté d’opérer une rupture entre tradition et modernité. La conscience de cette nécessité a conduit à plusieurs tentatives d’instauration d’un art moderne africain, dont l’idée naissait sur le modèle de l’art européen. Il suffit de citer Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, parmi les grandes figures de ce réveil culturel, pour comprendre ce processus historique. Ainsi, la création de la Biennale de Dakar, en 1989, inaugure une troisième phase qui conduit à la découverte et au succès de nouveaux artistes africains libres de tout complexe culturel. Aujourd’hui, les artistes africains présentent leurs œuvres dans les grandes galeries et dans les expositions internationales. Ils appartiennent à ce qu’on appelle le monde de « l’art contemporain ». Bobi K. fait légitimement partie de ce nouveau monde qui a choisi d’ignorer le passé et de s’exprimer à partir de la culture africaine contemporaine, de son altérité.

A.F. : C’est à ce sujet que tu as parlé d’une « connotation fortement ethnographique de ses tableaux ». Peux-tu préciser ce que tu veux dire ?

Giovanni Lista : Tout en se revendiquant comme artiste contemporain à part entière, elle se qualifie en même temps comme « african artist », affirmant ainsi une appartenance culturelle qui est assumée et magnifiée à la fois. Je crois qu’elle travaille en transcendant, entre autres, les multiples motifs chromatiques de matériaux reconnus comme étant parmi les signes les plus populaires de l’actuelle culture africaine, voire même congolaise: le tissu « boubou » et la technique artisanale du « batik ». Ce tissu appelé «boubou» est connu sur tous les marchés du continent africain comme base du vêtement féminin autant que masculin. Perçu comme une mosaïque de couleurs chatoyantes, le «boubou» est devenu aujourd’hui l’un des symboles ou des marques identitaires de la vie quotidienne en Afrique. La technique artisanale du «batik», en revanche, qui constitue pour elle l’autre référence culturelle identitaire, consiste à poser la couleur, puis à la recouvrir de cire fondue de façon à créer des réserves qui jouent un rôle de motifs et de contrastes répétés. Je pense que c’est la raison qui détermine, dans son travail, à la fois l’extrême variété des textures et le fait que chaque texture est cloisonnée, entourée d’un épais cerne noir. Je crois qu’on appelle « wax », c’est-à-dire cire en anglais, le tissu résultant de cette technique.

L’approche de Bobi K. est évidemment basée sur une transfiguration car elle n’utilise pas ce matériau et cette technique tels quels, au premier degré et de façon directe. Elle les réinvente radicalement puisque les textures et les motifs de ses tableaux lui appartiennent en propre. Néanmoins, tout en étant complétement personnels et nouveaux, ses textures imbriquées et ses motifs chromatiques abstraits évoquent inéluctablement leur origine et l’histoire complexe dont ils sont porteurs. Ils deviennent ainsi identitaires et contemporains en même temps. Au-delà de ces choix chromatiques, ses tableaux sont également caractérisés, sur le plan formel, par des mouvements d’enroulement ou d’enveloppement qui semblent évoquer une identification sauvage et immédiate à l’enchevêtrement de la végétation triomphante et luxuriante de la jungle africaine. Il s’agit sans doute de la mythologie personnelle d’une Afrique rêvée voire fantasmée. En définitive, l’aboutissement plastique de son imaginaire africain s’exprime d’un côté par une fantasmagorie de couleurs vives et de l’autre par des formes imbriquées qu’elle renouvelle de tableau en tableau.

A.F. : Pourrais-tu parler de quelques-uns de ses tableaux afin que l’on comprenne mieux ton analyse ?

Giovanni Lista : D’abord les critères d’ensemble de son œuvre. Par exemple, son choix de l’aplat qui valorise la planéité de la composition. Ainsi, elle n’utilise jamais les dégradés donnant des effets de reliefs, c’est-à-dire supposant une existence pleine et autonome de la forme isolée. Et elle privilégie le format carré, qui immobilise le regard, en concevant toutes ses compositions en fonction du plan bidimensionnel de la toile : ceci fait apparaître sa dimension d’objet à la fois concret et artisanal, sa dimension matérielle même.

Son approche de l’art et de l’acte de création implique également tout un jeu de variations et de déclinaisons différentes, une attitude qui procède de sa première passion pour la photographie. En effet, à ses débuts elle a d’abord pratiqué, pendant quelques années, la photographie. Puis elle a fini par se rendre compte que la nature mécanique de ce médium constituait une entrave à la pleine expression de sa sensibilité. Elle a donc évolué vers la peinture, mais en y transférant la pratique photographique qui permet d’agrandir un détail, de faire un zoom à l’intérieur d’une vision d’ensemble. Ainsi, une fois terminé un tableau particulièrement réussi, elle aime le considérer comme un tableau-gigogne dont elle peut démultiplier les détails et les motifs en les reprenant, à une autre échelle, dans de nouveaux tableaux qu’elle envisage pourtant comme des œuvres autonomes et uniques à part entière. C’est également l’occasion de procéder à des variations de textures. Ainsi, dans des tableaux comme A Mystic River ou A Poetic Frenzy, elle a accordé un grand rôle au noir et blanc et à un graphisme méticuleux, en construisant des images à l’aspect dense et granuleux, propres à évoquer, selon moi, des stratifications géologiques rocheuses. Dans Ebadia Saumon ou Most Hearts, en revanche, elle a choisi les contrastes d’une gamme étendue de couleurs chatoyantes, alternant lignes courbes exténuées et petits segments épais et allongés.

Lorsqu’elle fait allusion au monde tribal, comme dans Tribe Kinshasa ou Xoxo Chenilles, elle cherche l’équilibre entre structuration graphique et composition chromatique. Mais lorsque son modèle formel est plutôt la structure organique de tissus vivants, comme dans Velvet Fever et surtout dans Most Hearts ou Ebadia Saumon, elle n’hésite pas à se rapprocher des mouvements de l’art informel et du surréalisme en substituant parfois, au moucheté et au piquetage abstrait de ses petits coups de pinceau, une sorte de libre prolifération d’yeux ou un grouillement d’insectes, voire un étirement inattendu de petites tentacules censées conférer une dimension inquiétante à ses compositions. De fait, elle cherche toujours des effets ambigus, ambivalents voire même énigmatiques. Les zones décorées peuvent soit donner l’impression de se détacher sur un fond uni quasi monochrome, soit enserrer des zones neutres souvent blanches, soit encore encadrer un vide central qui peut prendre une connotation sexuelle ou tout simplement ouvrir sur un au-delà… Pour elle l’ambiguïté est synonyme de vitalité au même titre que l’hybridation des formes et les croisements créateurs.

Certains titres de ses tableaux, comme Velvet Fever ou Yellow Insomnia, montrent qu’elle travaille également à partir de sensations physiques ou psychiques, je veux dire en prenant en compte des états d’âme, en associant ses tableaux à une musique ou à une phrase poétique qui lui permettent sans doute de déclencher l’atmosphère nécessaire à son travail. Elle aime le jazz, qui est une musique résultant d’un métissage culturel, parce qu’il s’agit d’une musique évolutive, basée sur des improvisations-variations qui imposent des inflexions continues de la matière sonore. Dans la végétation proliférante et triomphante de la jungle africaine, qui est l’un de ses modèles formels, le multiple se répète sans cesse par enveloppement. Et c’est précisément cette dynamique d’enveloppement ou d’enroulement, qu’elle métaphorise explicitement dans ses tableaux.

L’enveloppement qu’elle figure dans ses tableaux est ce qui relie tous les éléments d’hétérogénéité et de continuité infinie dans le monde puisque la matière, qui n’est qu’une infinité de plis, ne connaît pas de vides, de trous béants. La division du continu ne se fait que par des plis et des enroulements car la ligne droite n’existe pas véritablement dans la nature et n’est qu’une abstraction de la raison humaine, tout comme le point ne correspond qu’à une atomisation du monde. C’est donc pour cette raison qu’elle a fait de l’enveloppement son principe d’organisation formelle. La preuve en est qu’il n’y a, dans sa peinture, aucune métaphore visuelle de la force de gravité. Il n’y a aucun marquage de ligne d’horizon pouvant séparer le haut du bas, le céleste du terrestre, la lumière de l’obscurité, l’esprit de la matière. Il n’y a pas d’étagement entre le haut et le bas car tout s’enchaîne dans une rythmique d’enveloppement qui est la structure interne de la matière, voire sa texture même, le pli étant la figure première d’un monde intimement imbriqué, un monde unique mais d’une infinie variété.

A.F. : La figure première de son abstraction serait ainsi ce mouvement d’enveloppement ou d’encerclement déterminé par un épais trait noir…

Giovanni Lista : Oui, je suis convaincu qu’elle commence son travail par ce gros trait noir qu’elle trace librement, en s’introduisant de façon impérieuse dans le champ visuel de la surface de la toile lorsqu’elle est encore vierge, c’est-à-dire blanche. C’est ce gros trait noir qui, en se déployant avec une allure sinueuse et selon des courbes irrégulières, organise, répartit et circonscrit les différentes zones de l’espace du tableau. C’est le rôle structurant qu’elle lui attribue. Elle choisit ensuite les zones qu’elle va traiter comme plages chromatiques en aplat de couleurs saturées et les zones qu’elle va remplir au contraire de différentes textures graphiques, alternant le moucheté ou le piqueté, voire la répétition serrée, à la manière d’un tissage, de traits, de petites lignes courbes ou droites, tracées en parallèle, orientées à la verticale, à l’horizontale ou selon des obliques. L’effet d’une composition trouée, c’est-à-dire avec une espace blanc laissé en réserve, comme tu peux le voir dans A Poetic Frency ou dans d’autres de ses tableaux, résulte lui aussi de ce gros trait noir qu’elle dessine plus ou moins spontanément ou instinctivement sur la toile encore vierge.

Autre chose : elle privilégie une technique mixte en utilisant l’acrylique, parfois avec une touche très épaisse, l’encre de Chine, la gouache et les marqueurs feutre Posca à pointe rétractable, ce qui lui permet la virtuosité et la diversité de ses différents graphismes étalés en mosaïque. Je sais, parce que c’est une évidence, que ce gros trait noir rappelle parfois les tableaux de Keith Haring, voire de Miró, tandis que les lignes en pointillé et les petits traits hérissés font parfois penser au travail de Jean-Michel Basquiat. Mais au départ c’est surtout le gros trait noir du premier geste qui structure la composition et crée son unité en y instaurant, par ses arabesques, ses alvéoles et ses volutes, une sensation d’enroulement, d’enveloppement, voire d’encerclement. Puis elle juxtapose micro et macrostructures faites de concentration de lignes, plans piquetés ou dentelés, en créant une grande variété de solutions graphiques et en recourant à une gamme de couleurs très saturées pour les plages monochromes traitées en aplats. C’est ainsi qu’elle obtient toujours l’impression d’ensemble d’un tissu puissamment organique.

A.F. : Je comprends ton enthousiasme. Tu viens de nous expliquer qu’en se qualifiant d’african artist, Bobi K. honore non seulement la culture africaine dans ses caractères les plus contemporains, mais parvient à élaborer une véritable mythologie visuelle des origines mêmes de la vie.

Giovanni Lista : oui, c’est exactement ça, sa peinture est profondément originale. Elle réussit à exalter la culture africaine contemporaine et à proposer en même temps une véritable célébration du vivant.


Bobi K. fait légitimement partie de ce nouveau monde qui a choisi d’ignorer le passé et de s’exprimer à partir de la culture africaine contemporaine, de son altérité.

Giovanni Lista