Portrait de Bill Viola
Portrait de Bill Viola

Bill Viola

Art Digital

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Bill Viola (1951) est un des pionniers de l’art vidéo. Installé aux USA, il commence ses recherches sur la vidéo en 1972 après de brillantes études d’art à l’université de New York où il rencontre ses sources d’inspirations, qui sont, en autres, son professeur Jack Nelson et David Ross avec qui il fera de la télévision par câble (Il sera ingénieur du son). En 1972, il réalise sa première vidéo Wild Horses et devient assistant d’exposition de Nam June Paik et Peter Campus. En 1973, il étudie la musique avec le compositeur David Tudor. Il fait ensuite partie de son groupe et réalise avec celui-ci plusieurs performances sonores à travers le monde. Bill Viola expose pour la première fois aux États-Unis en 1972. L’artiste va s’intéresser aux philosophies orientales, aux religions, au mysticisme, aux cultures des pays qu’il découvre lors de ses voyages (Japon, Europe…), au cinéma, à la musique (John Cage), à la condition humaine et notamment « au passage entre la vie et la mort ». Ses œuvres (monobandes et installations :150 œuvres depuis ses débuts), mêlent images et sons qu’il traite de la même manière. On peut évoquer en deux parties sa carrière : 1972-1985 comme ses débuts et l’émergence de ses idées : L’intérêt pour les religions ; 1986-2004 comme l’apogée de son art et de ses idées : le thème du passage de la vie à la mort. A travers quelques œuvres, nous verrons les principales idées et sources d’inspirations de l’artiste.

Ce n’est pas la première fois que vous exposez à Paris, mais certainement la première fois où vous présentez une grande rétrospective montrant votre parcours et vos différentes recherches dans le domaine de l’Art Vidéo. Est-ce que vous êtes satisfait de votre exposition au Grand Palais ?

Je suis très reconnaissant à tous ceux qui, par leur générosité, ont rendu ce projet possible. Le travail du Grand Palais a été fait de manière extraordinaire : vingt œuvres dont cinq gigantesques – c’est comme si on était dans une cathédrale – et pourtant on ne voit aucun câble, aucun raccord technologique, tout est derrière les murs, tout est propre, le résultat est magique. Mais je dois aussi remercier ma femme Kira Perov. Ma femme est dans une position unique car elle travaille avec moi depuis 1979. Elle supervise les expositions, les installations et maintenant elle est encore plus impliquée dans le processus critique. Étant donné qu’elle est associée au processus de création depuis le tout début, elle prend conscience de la manière dont les œuvres peuvent entrer en dialogue les unes avec les autres, de la manière dont elles évoluent comme si elles suivaient un parcours propre à elles. C’est ainsi que chaque spectateur pourra lui aussi faire, de la manière dont il l’entend, son propre voyage avec les œuvres. Il ne s’agit pas uniquement de regarder l’œuvre en elle-même, mais aussi de prendre le temps de réfléchir aux concepts qu’elle rend visibles.

Vous aimez préciser que vous êtes né en même temps que la vidéo, le seul et unique médium avec lequel vous avez choisi de vous exprimer. Votre rencontre, après les études secondaires, avec une vidéo a été déterminante. La machine elle-même était à ses débuts et représentait environ une vingtaine de kilos à porter sur l’épaule. Mais elle avait cela d’extraordinaire qu’elle enregistrait en même temps le son et l’image. À l’université de Syracuse, aux États-Unis, où vous avez étudié l’art mais aussi la psychologie, vous avez rencontré le musicien David Tudor, proche de John Cage, puis vous êtes devenu l’assistant occasionnel de Nam June Paik, lors du montage d’expositions.

Oui, c’était une période privilégiée pour faire de la vidéo. J’ai eu beaucoup de chance d’être étudiant à ce moment-là. Et, bien qu’encore étudiant, je participais à des manifestations en même temps que des gens comme Nam June Paik, Bruce Naumann, Richard Serra, Peter Campus – tous les artistes les plus importants des débuts de la vidéo. Aucun n’avait fait plus de bandes qu’un autre, à cette époque. C’était encore tout nouveau : nous faisions ensemble les mêmes découvertes. À ce moment-là, mes influences se situaient plutôt dans le monde de l’art, notamment du côté du performance art, qui en était alors à ses débuts.

En 1981, avec votre femme Kira Perov qui est également votre collaboratrice, vous vous installez à Long Beach, près de Los Angeles, où vous résidez toujours. Pour beaucoup, vous êtes associé à tout ce que la Californie incarne, notamment l’industrie de l’image. Avez-vous des projets de longs-métrages, comme Steve Mac Queen qui est, à l’origine, un artiste vidéaste comme vous-même ?

Non, cela ne m’intéresse pas du tout. Au départ, je suis originaire de New York. Pour ce qui est de la Californie, il y avait pour moi l’attrait de la proximité de l’océan Pacifique et de la montagne, bien sûr, mais aussi tout particulièrement la proximité du désert, toute cette puissance des éléments naturels. On peut voir dans mes œuvres des paysages de la Californie, mais ce n’est pas la seule inspiration dans mon travail.

En effet, au début des années 1980, vous et votre femme avez fait un long séjour au Japon, qui a été capital pour l’évolution de votre réflexion.

Oui, j’y ai travaillé avec le maître zen Daien Tanaka qui m’a fait prendre conscience du vide en tant qu’ouverture et non en tant que renversement négatif. Nous avons habité au Japon pendant un an et demi et y avons découvert d’autres modes d’approche, d’autres façons de penser. À peu près à la même époque, j’ai commencé à prendre du recul par rapport à la caméra : je n’ai plus été le seul derrière, j’ai commencé à laisser cela à mon équipe, afin d’être moins impliqué dans les problèmes techniques et plus disponible pour la réflexion. Quant à la Californie et ce qu’elle représente, c’est un peu un rêve qui attire, comme le rêve américain l’a été pour des millions d’Européens qui ont été ainsi poussés au départ. La question des terres a été importante car seul le fils aîné pouvait en hériter et il n’y avait pas d’avenir pour les cadets.

La vidéo permet de capter un moment de vie hic et nunc, elle peut représenter ainsi une expérience humaine en temps réel, même si elle reste conditionnée par la technologie. Vous semblez privilégier, surtout aujourd’hui, une mise en forme très poussée de l’image.

En fait, je passe toujours par l’écrit. C’est comme cela que je fonctionne, avec des idées qui émergent alors que je suis en train de réfléchir sur quelque chose d’autre. J’ai commencé à écrire mon journal dès l’âge de 12 ans et il y en a quarante tomes maintenant : certains ont été édités, ceux de 1973 à 1994. Quant à ma méthode de travail, tout d’abord, chaque matin je commence par me rendre dans ma bibliothèque-bureau pour réfléchir, lire et écrire, dans un bâtiment à part de l’atelier. Ce dernier est un grand hangar avec toute une équipe qui s’y active et des professionnels ponctuels, comme pour le tournage de Going Forth by Day (Sortir au jour), réalisé en 2002. Dans ma bibliothèque-bureau, je peux entretenir un dialogue fécond avec les textes qui me tiennent à cœur, généralement ceux de mystiques, qu’ils soient bouddhistes, hindouistes, soufis ou chrétiens, et c’est là qu’est le point de départ de chacune de mes œuvres. Comme le titre l’indique, Going Forth by Day m’a été inspiré par les livres des morts de l’ancienne Égypte. L’une des premières fois où j’ai osé montrer ce lien direct entre un auteur mystique, Saint-Jean de la Croix, et mon œuvre, cela a été en 1983, lors de ma réalisation de l’installation Room for St. John of the Cross (Salle pour Saint-Jean de la Croix).

On doit assurément à ces influences mystiques vos œuvres les plus puissantes, en particulier celles que vous présentez au Grand Palais. Votre travail étant de plus en plus spirituel, la question surgit de façon inévitable : croyez-vous en Dieu ?

Non, je laisse cela aux gens qui s’impliquent dans leur religion. Vous savez, j’ai beaucoup parlé avec des jeunes, des étudiants de la dernière génération, et j’ai remarqué un changement, du moins aux États-Unis mais je pense que c’est sans doute la même chose sur le continent européen. Pour rendre compte de ce changement, je dirais qu’une étude a été faite auprès de ces jeunes et qu’une des questions était de savoir s’ils se sentaient impliqués dans une religion. Face à cette question très directe, la grande majorité a répondu non. Puis à la fin de l’étude, il y avait une autre question plus indirecte, sur le sentiment religieux, et là ces jeunes ont pour la plupart répondu qu’ils se sentaient impliqués spirituellement. Je crois que cela est profondément différent et en même temps très fort puisque, bien sûr, toutes les religions, quelles qu’elles soient, traitent du spirituel, n’est-ce pas ? Mais cela montre qu’à un âge où les jeunes s’écartent d’une religion spécifique, tout ce qu’ils ont appris vient en fait nourrir une exigence intérieure. Ainsi, ils vont pouvoir redistribuer vers l’extérieur ce qu’ils auront su intérioriser. Je ne m’étais pas vraiment rendu compte de ce phénomène avant de discuter avec ces jeunes de la dernière génération qui, je pense, va être brillante car elle a des choses très intéressantes à dire. Je me réjouis d’avance du possible dialogue avec elle. Il est de notre devoir de transmettre quelque chose aux générations qui viennent après nous de manière à ce qu’elles sachent comment s’orienter.

Sans doute, cette nouvelle génération dont vous parlez s’exprimera par d’autres formes d’art, même si l’exigence spirituelle demeure car elle accompagne depuis toujours l’être humain.

La créativité existe en chaque être humain, chez les animaux, les insectes également. Tous en permanence innovent et ont ce pouvoir, cette force à créer quelque chose de neuf à partir de quelque chose d’ancien. Mon champ artistique est le langage universel de l’humanité qui est maintenu vivant par la présence humaine dans toute la création matérielle. Et c’est une des choses que j’ai apprises de l’un de mes héros, le maître brahmane Kumar Swami. Il a dit que tout art est de l’art contemporain né d’idées radicalement nouvelles. Mais il ajoute aussi que la tradition artistique est toujours présente même dans une période qui a priori ne fait pas référence à la tradition. Le chemin des arts visuels remonte de manière continue aux grottes de la préhistoire, il y a plus de 40 000 ans et probablement encore au-delà. À Lascaux, vous voyez deux choses essentielles, les dessins sur les parois et les flèches au sol : l’être humain avait déjà besoin de l’art qui possède une valeur spirituelle et également d’une certaine technique ou technologie qui lui permette d’aller de l’avant, de se maintenir dans l’action et le mouvement. L’essence de l’art est indépendante des médias et c’est une histoire éternelle. Tout art représente des choses invisibles. Une autre phrase de Kumar Swami dit que les musées sont des endroits où nous mettons les choses dont nous avons oublié de quelle manière les utiliser. Aussi, nous ne devons pas oublier que toutes les opérations artistiques expriment des droits et que le propos de ces droits est de sacrifier ce qui était ancien et de favoriser l’émergence d’un homme nouveau et plus parfait. Tout en gardant à l’esprit que la perfection est absence de mouvement, c’est-à-dire contraire à l’être humain même. Tous les cent cinquante ans environ, il y a des ruptures radicales avec la tradition qui deviennent à leur tour part de la tradition jusqu’à ce que revienne le besoin d’une nouvelle rupture.

Dans l’exposition que vous présentez à Paris, on peut voir, pratiquement dans chacune de vos œuvres, un parcours de la Naissance à la Mort. Cela fait penser à Lacan lorsqu’il affirmait que nous ne pouvons supporter la vie que parce que nous savons que nous allons mourir. Et Lacan ne faisait là que reprendre Freud qui lui aussi disait que dans le quotidien, il fallait penser à la mort pour supporter la vie.

Oui, la mort est toujours avec nous, elle est nécessaire et nous ne serions pas là si la mort n’existait pas. Les gens en ont peur et moi aussi, quand j’étais enfant, j’en avais peur. Mais à l’âge de six ans j’ai fait une expérience de la mort. Je suis tombé dans l’eau d’un lac et, étant vraiment très jeune, j’ai touché le fond. Heureusement, mon oncle s’est rendu compte que j’avais soudain disparu. Il a plongé et m’a sorti de là mais je le repoussais car j’avais vu un monde absolument merveilleux, fait d’algues qui remuaient doucement dans une lumière bleue absolument fantastique – vous savez, il n’y pas de force de gravité dans l’eau et vous flottez doucement -, c’était vraiment très beau et j’aurais voulu rester là-dedans, dans cet environnement. Et donc une fois que j’ai connu cela, je n’ai plus eu peur de la mort de la même façon. Et surtout j’ai compris qu’il y a quelque chose de plus que la simple surface des choses, que l’important, le monde réel, est en dessous, je veux dire à l’intérieur. Personnellement, je vois et je crée à partir de la dimension intérieure.

Est-ce que la première œuvre de l’exposition du Grand Palais évoque cette expérience qui a été pour vous fondatrice ? La scène est filmée en plan fixe : au premier plan il y a une mare, et à l’arrière-plan, une forêt. Pendant toute la durée de la projection, on entend un son, d’une intensité variable, ressemblant au bruit du vent. Un homme, sans doute vous-même, émerge de la forêt, et son reflet apparaît dans l’eau. Il reste là debout, assez longtemps, et soudain saute, mais son corps s’immobilise en l’air au-dessus de l’eau. Dans la mare, la lumière change, l’eau est animée de mouvements divers, le reflet y réapparaît. La figure immobilisée s’évanouit graduellement dans le paysage. Après s’être quelque peu agitée, l’eau devient noire, puis reprend sa couleur d’origine, et soudain, un homme, le même, émerge de l’eau, nu de dos ; il grimpe sur la berge et disparaît dans la forêt, en une série de mouvements quelque peu fragmentés. C’est une interrogation sur le temps, la perception visuelle, la mémoire, formulée avec un véritable sentiment poétique.

Vous parlez de The Reflecting pool (Le bassin miroir) qui a été l’une de mes premières pièces, pas la première exactement mais une des premières. Oui, elle était en rapport avec mon expérience de la noyade, ce qui fait dire à beaucoup de gens que mon travail est très souvent en rapport avec l’eau. C’est vrai car d’une certaine manière l’eau, ou plutôt l’idée de flux, est partout présente dans mon travail comme dans la réalité d’ailleurs. Regardez l’électricité, techniquement c’est un fluide, un peu comme l’eau, ou plutôt un flux actif, une force vibrant à l’intérieur de nous comme à l’extérieur, quelque chose qui signifie la vie et qui est vraiment tout à fait spécial.

Cette vidéo The Reflecting Pool, qui est de 1977-1979, pose, sous la forme d’un « poème visuel », des questions fondamentales sur la condition humaine mais elle définit également les enjeux de la vidéo dans votre travail : lier l’image et le son, capturer le réel, sculpter le temps. Avec une camera en plan fixe puis un montage par étapes jouant sur un procédé d’incrustation, vous êtes véritablement arrivé à donner l’impression de « sculpter le temps ». C’est certainement l’une de vos œuvres majeures, elle met en place des thèmes qui vous sont chers : l’eau purificatrice, symbole de la naissance et du baptême mais aussi de la mort, quand nous retournons au grand tout indifférencié, l’émergence du personnage solitaire dans son processus d’individuation, le mirage de toute réalité extérieure alors que seule compte la réalité intérieure.

Effectivement, mais au-delà de certains thèmes qui évoluent dans mon œuvre, il y a eu pour moi la découverte du ralenti dès la première année à l’université, ce qui a été tout aussi fondamental. Jeune, je trouvais toujours que tout allait trop vite dans la vie et donc quand j’ai découvert cette possibilité de ralentir le temps, car les images vidéo se présentent elles aussi comme un flux, cela a été pour moi comme une sorte de petit miracle. C’est devenu véritablement le cœur de mon travail.

En 2011, au musée des Beaux-Arts de Strasbourg, vous avez présenté Incarnation, une œuvre qui était montrée en vis-à-vis d’un diptyque de Hendrik Goltzius du XVIIème siècle. On voulait suggérer une relation entre votre travail et une œuvre d’une autre époque. Trois ans plus tôt, il y avait eu votre réalisation pour l’opéra Tristan et Iseult de Wagner, qui est aujourd’hui reprise à l’Opéra de Paris. À chaque fois, vous atteignez quelque chose de fondamental et d’universel sur la vie. Partez-vous de l’idée pour aller vers la nature ou l’inverse ?

Comme vous le savez, le contenu c’est le médium. Les gens trouveront toujours ce qu’ils cherchent, ce qu’ils aiment. Je crois qu’il faut éviter de saturer les gens d’informations. Nous sommes dans un monde ou trop d’informations nous viennent de toutes parts, en général pour nous pousser à acheter des choses dont nous n’avons nul besoin, et cela a un côté profondément négatif. Avant, le monde avait une dimension beaucoup plus sereine où l’on pouvait faire des choses ensemble en ayant le temps et le calme suffisant pour prendre conscience de nos sensations séparées. Il faut tenter de préserver cela pour les jeunes. À propos de Wagner, il faut dire qu’il a créé un système complètement connecté. Pas seulement la partition, mais aussi les rôles, les chanteurs, la mise en scène, etc. Tous les détails mis bout à bout forment un tout : l’infiniment petit devient l’infiniment grand au même moment. Pour ma part, je me suis plongé très profondément dans le livret, et c’est de là que sont venues toutes ces images que l’on peut voir sur la scène. J’ai mélangé des choses nouvelles à d’autres plus anciennes que je n’avais jamais terminées et c’est devenu très puissant.

Peut-on dire que l’être humain, avec sa complexité, sa spiritualité et son itinéraire existentiel, est le thème central de toutes vos œuvres ?

L’être humain est une créature extraordinaire qui a la capacité de comprendre de différentes manières. Nous savons que nos vies sont courtes. Parfois trop courtes : certains n’ont même pas vraiment le temps de commencer leur voyage sur cette terre. De tous les nombreux maîtres qui m’ont influencé, certains d’entre eux sont très anciens et d’autres sont encore vivants aujourd’hui. C’est une sorte de voyage à travers la vie avec la conscience bien sûr que vous ne vivrez pas éternellement. L’humanité consiste en trois éléments : ceux qui ne sont pas nés, c’est-à-dire ceux qui sont à venir, qui vont nous succéder et qui constituent une sorte de réservoir. Puis il y a les morts, auxquels nous rendons hommage en permanence. Ce sont deux pôles fixes, éternels. Mais il y a un troisième terme au milieu de cette séquence de trois qui lui est temporaire et dont nous faisons partie, ce sont les vivants sur cette planète. C’est le temps présent, hic et nunc, et c’est ce temps provisoire qui rend mon travail possible. C’est pourquoi nous devons, dans cet entre-deux, prendre le temps d’acquérir un savoir, de découvrir quelque chose qui n’a pas été découvert avant et que l’on pourra transmettre. Nous avons un temps limité pour accomplir cela. C’est pourquoi la condition humaine est à la fois si puissante et si nécessaire. Car quand vous mourez et que Charon vous emmène de l’autre côté du fleuve Lethé, le fleuve de l’oubli, après lui avoir donné une obole pour vous déposer dans les champs élyséens qui sont une sorte de paradis, eh bien une fois qu’il vous a déposé là-bas, il efface votre mémoire. Ainsi, vous pourrez vivre dans la félicité, sans regret, au paradis. C’est intéressant, mais cela donne des devoirs aux êtres humains : ils se doivent absolument de laisser quelque chose derrière eux pendant leur temps sur la terre. Ici, les morts sont présents parmi nous et la raison pour laquelle nous savons quelque chose est que ces gens avant nous ont laissé un savoir avant qu’ils ne partent avec Charon. Donc tout le sens de l’existence ici-bas est de laisser quelque chose : cela n’est pas forcément quelque chose de spécial, de spirituel ou d’intellectuel. Il y a bien sûr des gens comme Einstein ou d’autres personnalités tout à fait extraordinaires qui laissent des choses fondamentales. Cela peut être aussi quelque chose de simple, comme une jeune mère qui donne naissance et réalise ce qui s’est passé quand elle voit son bébé, un tel acte est si précieux à expérimenter et c’est ce qui donne tant de poids à la force humaine. C’est cette idée de réservoir – une humanité en trois étapes – qui nous définit pour moi de manière essentielle.

L’eau, le feu, la terre, les éléments primordiaux dont parlait la philosophie de la Grèce antique, ainsi que l’élan vers la métamorphose, la capacité de se transformer sont constamment présents dans votre travail.

Comme Bouddha nous l’a enseigné il y a 2 500 ans, toute vie est changement. La transformation est au cœur de la vie, l’homme est essentiellement en mouvement, c’est la force de vie qui est l’essence même de notre existence. Oui, la capacité de se transformer est un pouvoir profond et nécessaire, c’est un processus permanent qui permet la construction de l’être humain. Même les erreurs sont pour cela utiles car elles nous permettent d’infléchir notre chemin dans une autre direction. Nous pouvons changer d’avis, faire de nouveaux choix et créer du neuf à partir de cette capacité à nous transformer et à transformer autour de nous.

Est-ce qu’il y a un rapport entre les origines italiennes de votre famille et la relation à la figure humaine et à l’art classique dans votre travail ?

Mon grand-père était effectivement italien, mais il est mort trois ans avant ma naissance. C’est mon père qui m’a beaucoup parlé de lui. Plus tard, j’ai été invité à aller travailler comme directeur technique, en 1974, à Art/Tapes/22, le grand studio européen de vidéo situé à Florence, à deux pas de l’Accademia, pour montrer aux artistes italiens comment travailler avec la vidéo. J’ai ainsi séjourné à Florence et j’y ai travaillé avec des gens fantastiques qui avaient une approche artistique tout à fait différente de la mienne. Je ne savais pas vraiment qui ils étaient, mais ils se sont révélés par la suite être des artistes très importants, de l’Arte Povera et autres tendances artistiques : Giulio Paolini, Mario Merz, Jannis Kounellis. Ces échanges m’ont apporté beaucoup, de même que tout le patrimoine artistique ancien que j’ai découvert à Florence et aux alentours. Ce sont des œuvres très fortes qui imprègnent le corps et l’esprit. Elles m’ont donné par la suite le désir d’explorer les liens que pouvait avoir l’art vidéo avec les arts visuels, avec la peinture en particulier. Ainsi, The Greeting (L’accueil), une œuvre que j’ai réalisée en 1995 et qui n’est pas présentée à l’exposition du Grand Palais, a comme point de départ La Visitation de Pontormo. Avec le maniérisme, les artistes ont introduit une distorsion de l’espace qui montre une transformation, c’est le début de l’émotion et de la compréhension de soi, ce qui permet le partage avec les autres.

C’est ainsi ce séjour à Florence qui a été à l’origine de votre relation aux maîtres de l’art classique ?

Une autre occasion m’a été donnée de travailler dans la proximité d’œuvres anciennes : lorsque l’on m’a proposé une résidence à la Getty Foudation, en 1998. Par la suite, mon approche a repris et je me suis confronté aux codes artistiques de manière plus large, également lorsque je suis allé en Toscane en 2001 pour étudier les cycles de fresques de Giotto et de ses contemporains. La série des Passions est née, d’une part, de ce que j’avais ressenti à la disparition de mes parents, d’autre part, de la connaissance que j’ai pu avoir avec certaines œuvres du tout début de la Renaissance, comme une Pietà de Masolino da Panicale conservée à Empoli, en Toscane, où la figure du Christ ressuscité apparaît sortant de sa tombe, soutenu par sa mère Marie et Jean l’Évangéliste. Mon idée pour Emergence (Emersion), une œuvre que j’ai réalisée en 2002 et qui n’est pas exposée à Paris, a été de créer une veillée prolongée pour les deux femmes, Marie et Marie-Madeleine, qui attendaient près de la tombe. Je voulais que la scène puisse transformer leur veillée en une Résurrection, puis en une Ascension, qui devient à son tour une Naissance alors que l’eau s’écoule sur le sol, et enfin prend la forme d’une Pietà et d’une Lamentation où les deux femmes pleurent leur perte. Mais je pense que ce n’est pas là la fin de l’histoire. Dans Emergence, j’ai essayé d’exprimer ce que nous pensons quand tout est perdu et que nous sommes confrontés au vide. Ainsi, la figure du Christ, ou de quelqu’un comme lui, se soulève comme si elle montait au ciel, mais, en fait, elle retombe délibérément vers la terre afin d’aider tous les êtres humains et soulager leur souffrance. C’est le moment pour nous de renouer avec la terre, avec la nature, et les gens qui nous intéressent le plus. J’ai toujours gardé le sentiment de mystère qui est présent dans les œuvres de ces artistes italiens, tels Masolino da Panicale, Paolo Uccello, Luca Signorelli, Masaccio, ce sentiment de mystère auquel les artistes d’aujourd’hui ne semblent plus guère sensibles. 

Le véritable lieu où l'oeuvre existe ne se trouve pas sur l'écran ou à l'intérieur des murs mais dans l'esprit et le coeur de la personne qui l'a vu.

Bill Viola