Portrait de Bernar Venet
Portrait de Bernar Venet

Bernar Venet

Peinture

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De l’envolée américaine d’un jeune provençal jusqu’à la réalisation magistrale de sculptures hors normes, Bernar Venet témoigne d’un parcours saisissant dont on ne peut qu’être impressionné. Dès ses débuts, l’artiste conçoit, avec intuition, audace et radicalité, une œuvre qu’il qualifie « d’auto-reférentiel », un système ayant ses propres règles et organisation. Fasciné par la scène artistique avant-gardiste américaine, déterminé à trouver de nouvelles pistes et gestes rompant avec l’histoire de l’art du passé, Bernar Venet s’imposera, à partir des années 1970, comme l’une des figures majeures de l’art conceptuel.

L’artiste nous reçoit à la Venet Foundation au Muy, véritable temple de l’art du XX
et XXIe siècle à ciel ouvert, dans une végétation luxuriante qui sert d’écrin à ses Lignes indéterminées, Arcs ou diagonales… autant de sculptures qui s’animent de contrastes et vibrent sous la lumière du midi. Entretien avec le maître des lieux, dont l’ambition fut, dès sa jeunesse, de faire le pari fou de proposer, bien avant d’autres, une nouvelle approche de l’art.

À quel moment de votre vie avez-vous ressenti un intérêt pour l’art ?

Je me suis aperçu assez vite que j’étais un peu plus doué que mes copains à l’école pour dessiner, peindre des aquarelles, et j’en ai profité pour montrer ma différence, faire en sorte que l’on me remarque quelque part parce que je n’étais pas plus doué que les autres pour les matières “normales” et le sport. J’étais plutôt quelqu’un de très malade petit, un grand asthmatique et je me sentais diminué ; la solution fut pour moi de m’exprimer grâce à la peinture !

Un jour, alors que ma mère m’emmenait à Digne pour acheter de la peinture à l’huile, j’ai découvert dans la vitrine un livre qui représentait un tableau. Je ne connaissais rien du tout à l’art, le mot « art » n’existait pas chez moi. Je m’adresse donc au propriétaire de la librairie en lui demandant : “Excusez-moi, monsieur, qu’est-ce que c’est, ça ? Qu’est-ce que ça veut dire ‘Renoir’ ? ”, et il me répond “Mais Renoir est un très grand artiste. C’est un peintre qui est dans tous les musées du monde ! ”

Ce jour-là, j’ai eu une révélation, je me suis dit que je pouvais peut-être faire autre chose que travailler à l’usine comme mon grand-père, ma mère, mon père, mes frères et tout le monde dans le village.

Vous commencez votre production artistique au début des années 60. Et, à Nice, vous rencontrez des artistes issus du Nouveau Réalisme… Quelles sont ces rencontres ?

Lorsque je suis arrivé à Nice, j’ai effectivement découvert des artistes comme Ben et un peu plus tard Martial Raysse en 1961, puis Arman en 1963. Mais j’étais déjà dans une dynamique assez avant-gardiste. Je faisais des tableaux qui étaient recouverts de goudron, sur toute la surface, et l’idée n’était pas de faire une composition ou un tableau qui représentait quoi que ce soit ; l’idée, c’était de montrer du goudron.

Comment trouvez-vous votre place dans le contexte des années 60 ?

Au début des années 1960, il y a un retour mondial à la figuration. Les années 1950 ont été couvertes par l’art abstrait, l’expressionnisme abstrait américain et tout le monde se met à faire soit du Pop art, soit une nouvelle figuration comme celle qui avait lieu à Paris ou alors, on retourne à l’objet avec le Nouveau Réalisme.

Moi, je persiste dans cette abstraction que l’on peut qualifier d’industrielle ; je peins mes tableaux avec le pistolet compresseur. Ce n’est pas la touche de l’artiste, ce n’est pas l’expression de l’individu, c’est un travail très froid, relativement géométrique. Il a fallu que je me retrouve à New York pour comprendre que je n’étais pas seul, qu’il y avait toute une nouvelle avant-garde qui s’imposait, après le Pop art… et qu’on a appelé l’art minimal.

Il a fallu que je me retrouve à New York pour comprendre que je n’étais pas seul, qu’il y avait toute une nouvelle avant-garde qui s’imposait après le Pop art… et qu’on a appelé l’art minimal.

Sur l’invitation d’Arman en 1966, vous allez à New York et rencontrez les artistes de la scène artistique avant-gardiste américaine. Quel rôle ces derniers ont-ils joué dans votre carrière ?

Dès que je suis arrivé à New York, j’ai eu la chance de découvrir une exposition au Whitney Museum qui exposait beaucoup d’œuvres d’art minimal ; j’ai eu un choc, une révélation, j’ai senti que j’avais là mes cousins en quelque sorte, ma famille potentielle, sauf qu’ils étaient tous plus âgés que moi, enfin pas tous, Carl Andre n’avait que cinq ou six années de plus que moi mais je voyais déjà une relation très forte.

La première année en 1966, je n’ai pas pu obtenir ces contacts mais en 1967, dès que je me suis installé à New York, j’ai contacté ces artistes et je suis devenu très ami avec eux. Bien entendu, cette rigueur qu’ils avaient, j’en ai fait mes leçons et je l’ai appliquée à mon travail, à ma manière bien sûr puisque je ne suis pas resté un artiste minimaliste, j’ai pris très vite une direction beaucoup plus conceptuelle où le langage était la priorité.

J’ai eu un choc, une révélation, j’ai senti que j’avais là mes cousins en quelque sorte, ma famille potentielle.

Dès vos débuts, vous faites preuve d’audace et de radicalité. Quel souvenir gardez-vous de votre période conceptuelle ?

D’abord, le souvenir que je garde de cette période conceptuelle est extrêmement positif. Je pense que j’ai fait, à ce moment-là, des tableaux qui sont d’une grande radicalité, qui n’ont, comme je le disais, rien à voir avec la tradition figurative et abstraite. Je pense que c’est un geste important. Mais ce geste a cette particularité d’être aussi peu compris que le Porte-bouteilles de Duchamp à l’époque en 1916 ; il a fallu attendre presque cinquante ans pour que les artistes comprennent l’intérêt de cette idée et se mettent à la développer.

Par la suite, votre langage artistique s’empare de la ligne…

C’est en 1976 que la ligne a pris beaucoup plus d’importance dans mon travail puisque c’est à ce moment-là que j’ai vraiment investi le domaine de l’angle, de l’arc, et aussi de la ligne droite, dans des tableaux d’abord, ensuite dans des reliefs en bois, et puis tout ça s’est transformé dans la sculpture.

C’est un domaine qui avait déjà été exploré par d’autres artistes dans le passé, mais disons que j’ai trouvé une direction qui était je crois, suffisamment originale pour qu’elle vaille la peine d’être explorée.

J’utilise cette discipline pour faire évoluer l’art, de la même manière que Cézanne peignait des arbres, des plantes et des fleurs mais n’était pas un expert en botanique. 

Pourquoi les mathématiques ont été une source récurrente dans votre travail ?

Les artistes qui ont fait évoluer l’art se sont souvent tournés vers des disciplines qui n’étaient pas les modèles traditionnelles de l’art. Il y a eu la religion comme sujet principal dans l’art, ensuite la représentation du corps, puis la nature, la géométrie, etc. L’art évolue grâce à d’autres disciplines qu’on explore…

Grâce aux mathématiques, j’ai pu introduire dans l’art un système de signes qui n’avaient plus rien à voir avec la tradition figurative ou avec la tradition de 1910 de l’art abstrait. Mais il ne faut pas croire que je comprends les mathématiques. J’utilise cette discipline pour faire évoluer l’art, de la même manière que Cézanne peignait des arbres, des plantes et des fleurs mais n’était pas un expert en botanique. De la même façon, Malevitch peignait des cercles, ronds et carrés dans ses tableaux sans être un géomètre. Tout se passe d’une manière intuitive, ce n’est pas le résultat tout à fait rationnel d’une pensée. On évolue d’une manière empirique et, tout d’un coup, on découvre des espaces qui n’ont jamais été pensés et on les explore.

Il faut savoir que les mathématiques n’ont pas une place énorme dans mon travail actuel sur la sculpture, même s’il existe des allusions à la géométrie puisque je fais des angles, des lignes droites que j’appelle Diagonales, Arcs, etc… Cela concerne l’identité d’une œuvre d’art.

Que voulez-vous exprimer à travers vos sculptures monumentales ?

Mes sculptures sont « auto-référentielles », elles ne parlent que d’elles-mêmes. Lignes indéterminées, Arcs, Angles, et les grands Effondrements ont une problématique tout à fait autonome. Une œuvre « auto-reférentielle » insiste sur la nature-même d’une œuvre d’art.

Je cherche à proposer de nouvelles configurations dans le champ de la sculpture. Habituellement, les artistes composent leurs œuvres d’une manière intuitive ; ils prennent une barre d’acier, ils en soudent une autre, rajoutent un cercle, un triangle, etc ; c’est l’héritage de Malevitch et du suprématisme, du constructivisme ; on construit intuitivement une œuvre d’art. Puis le système des minimalistes a réalisé d’une manière systématique les œuvres, les artistes calculaient leurs réalisations : quatre cubes, une certaine dimension, suivant des proportions tout à fait particulières ; tout cela était conçu à l’avance et réalisé par des entreprises. Il s’agit donc d’un autre système de composition.

Moi, j’aborde un autre système qui est celui de l’imprévisible : je ne sais pas du tout à quoi va ressembler l’œuvre lorsqu’elle va être terminée, et encore, je dis terminée, ce qui n’est pas tellement le cas puisque je change les configurations aussi souvent que je peux.

J’essaye de découvrir quelque chose d’intéressant et qui soit dans la continuité de l’histoire de la sculpture pour tenter de proposer aujourd’hui de nouvelles formes.

Mes sculptures sont « auto-référentielles », elles ne parlent que d’elles-mêmes. 

Pouvez-vous nous présenter votre fondation créée en 2014 ?

En 2014, j’ai pensé qu’il serait intéressant de créer cette fondation puisque Frank Stella était en train de me réaliser une chapelle avec six grands reliefs, je savais que j’allais avoir un jour une œuvre de James Turrell, François Morellet avait signé la piscine qui se trouve ici et nous avions également une grande galerie qui me permettrait de présenter éventuellement des expositions d’autres artistes…

Je voulais partager ce lieu avec d’autres artistes, tout d’abord parce que je ne me considère pas isolé mais faisant partie d’une « grande famille » d’artistes de ma génération. J’ai donc souhaité présenter des artistes qui ont montré une grande générosité à mon égard parce qu’ils m’ont permis d’exposer dès le début avec eux dans les grandes galeries d’art : Dwan, Castelli et Paula Cooper. Lorsque je vends une œuvre d’art, je me dis qu’il est bien de transformer aussitôt cet argent en œuvre d’art et surtout de l’offrir à la société grâce à laquelle j’ai pu développer toute mon œuvre et arriver à un certain niveau de résultat.

Pour vous, qu’est ce qu’un chef-d’œuvre ?

Les artistes de la période minimaliste étaient tout à fait contre la notion de chef-d’œuvre, ils pensaient que nous devions avoir un système de travail et de pensées. À partir de là, il n’y avait pas un chef-d’œuvre par rapport à l’autre, c’était très subjective. Je le pensais aussi à l’époque conceptuelle mais aujourd’hui, j’ai changé d’avis. Je crois qu’il y a un moment où une œuvre montre un dépassement, un aboutissement qui permet de penser que nous sommes vraiment devant une démonstration beaucoup plus significative que d’autres œuvres. Tout à coup, le chef-d’œuvre est le moment où la démonstration est absolument parfaite.

Le chef-d’œuvre est le moment où la démonstration est absolument parfaite.

Selon vous, pourquoi l’art est important dans nos vies ?

L’art est effectivement très important dans la vie, il permet de faire évoluer notre conscience, de faire apprécier des choses que personne n’appréciaient avant nous. Par exemple, un personnage comme Cézanne qui était en son temps l’individu le plus sophistiqué en art qui existait au monde, personne n’était plus pointu que lui, il était visionnaire. Aujourd’hui, vous prenez monsieur Cézanne, vous le réveillez de sa mort, et vous le mettez devant un tableau de Rothko, un artiste que tout le monde apprécie aujourd’hui et vous lui dites : “Monsieur Cézanne, qu’est-ce que vous pensez de ce tableau ? ”, et il vous répondra “Pourquoi ? Ah c’est un tableau ? Est-ce que le peintre va le terminer un jour ? ”, “ Mais non, il est terminé ”… Vous voyez que Cézanne ne comprendrait pas aujourd’hui avec l’esprit de son époque ce qu’il se passe, et nous autres, nous sommes capables d’apprécier une oeuvre de Rothko. Cela veut dire que, notre conscience et notre sensibilité ont considérablement évolué. Les artistes nous ont appris à découvrir pas simplement de la beauté, mais quelque chose d’exceptionnel, de sensible que le passé n’était pas capable de percevoir.

Au-delà de la renommée, quelle est votre ambition ?

La renommée… Nous sommes connus que par les gens qui savent qui nous sommes, c’est tout. Il faut rester très modeste. Je me souviens, un jour, j’étais avec Andy Warhol et je lui dis “ Andy, ce qui est formidable avec toi, c’est que toi tu sais que tu es dans l’histoire, au plus haut niveau ”; il me regarde et me répond “ Tu sais, à un certain niveau, mais personne ne pense que je suis Picasso. Et Picasso, tu sais ce qu’il dirait ? Il dirait que personne ne pense qu’il est Léonard De Vinci ou Michel Ange…” Vous voyez, tout dépend des modèles que nous avons.

Je me dis tous les jours “Quelle œuvre pourrais-je réaliser pour mériter l’histoire ?” parce que l’objectif n’est pas d’être reconnu aujourd’hui ou de bien vendre mes œuvres dans le monde entier. Le seul et unique objectif, et Cézanne le pensait à son époque, c’est que dans deux cents ou trois cents ans, on dise “ Regarde ce qu’il a été capable de penser de nous montrer à son époque ! ”; c’est mériter l’histoire par un geste, une démonstration et ajouter une culture à l’humanité, c’est le seul objectif.

Bernar Venet et Fanny Revault à la Venet Foundation au Muy

Je cherche à proposer de nouvelles configurations dans le champ de la structure. (...) J'aborde un autre système qui est celui de l'imprévisible...

Bernar Venet