Portrait de Ben
Portrait de Ben

Ben

Plasticiens

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Avec pour thèmes de prédilection l’ego, le doute, la mort ou encore la vérité, ses écritures à la graphie ronde et enfantine analysent, critiquent, ironisent, sondent l’histoire de l’art et le monde qui nous entoure. Passionné et enthousiaste, penseur et provocateur, impertinent et incisif, Ben Vautier dit Ben a développé sur soixante ans de carrière une œuvre prolifique qui reflète ses états d’âme et questionne le rôle et la place de l’art dans nos vies. Dans la filiation des dadaïstes et de Marcel Duchamp, ce pionnier et digne ambassadeur du mouvement Fluxus a su abolir les frontières, débordant volontiers du cadre du champ artistique, pour investir avec intelligence l’espace public et les rayons papeterie. Ses installations, ses performances et ses aphorismes, véritables matières à penser, concentrent toutes les énergies du monde, font sourire, incitent à la réflexion et se partagent à l’envi. Comme l’art, Ben est partout. Comme Ben, nous sommes « tous ego ». Rencontre.

Comment est née cette envie de questionner la place et la valeur de l’artiste dans la société et de vous confronter à votre ego ?

En me posant des questions. En me demandant pourquoi je peins. Et surtout, en doutant. Je doute de tout, sur tout, toujours. C’est ma seule façon d’avancer et ma manière intrinsèque de chercher la vérité sur l’art. Pour moi, un artiste doit faire preuve de nouveauté. C’est son rôle, c’est avoir de la personnalité. S’il n’en trouve pas, il n’est pas intéressant. Mon premier choc a été les Impressionnistes, ensuite Malevich, Kandinsky, puis Marcel Duchamp, John Cage… Ils ont apporté une rupture. Duchamp a ouvert une porte sur le tout possible. C’est à partir des années cinquante que mon intérêt pour le nouveau dans l’art s’est vraiment révélé. Tout est venu ensuite naturellement sans que je fasse une analyse de cette notion de nouveauté.

Je pense que l’homme est intrinsèquement impérialiste. Et cet impérialisme, que je considérais comme tel, n’était pas nécessaire et pouvait se passer de cette même situation. Mon regard sur l’ego s’intéresse au « Moi je ». Il n’existe que par rapport à l’autre. J’essaie de le mettre en compétition : entre les peuples, les artistes, les femmes et les hommes. Au fil du temps, je me suis aussi intéressé aux animaux et aux plantes. Je me suis rendu compte que tout être vivant contient de l’ego. Il est ce qui vit et survit à un mode de reproduction. Il est la base fondamentale de tout : des êtres humains, des industries, des guerres, des civilisations… Ce sont tous des excroissances d’ego. Reste à savoir s’ils sont capables de s’entendre pour évoluer dans un monde meilleur. Mais sans ego, il n’y a pas de vie.

Les hommes en ont-ils plus que les femmes ?

C’est intéressant car je suis justement en train d’écrire un texte dessus. Les deux ont un même coefficient d’ego mais avant femmes et hommes devaient s’entendre pour faire avancer le monde. Depuis quelques années, la division entre les deux sexes se fait plus grande. Je pense que les femmes vont pouvoir se passer des hommes. Ce moment deviendra très important pour l’univers. Car si elles parviennent à s’en passer, en enfantant et en choisissant même le sexe de l’enfant, les données changent. Elles gagneront si elles arrivent à maîtriser leur destin ; ce sont les procréatrices.

Vos racines familiales sont très riches. Vous êtes né à Naples d’une mère irlandaise et occitane, et d’un père suisse francophone. Votre arrière-grand-père était un grand peintre du XIXe siècle. Quel a été le degré d’influence de votre famille sur votre trajectoire artistique ?

J’ai surtout voulu me démarquer. Je suis né dans une famille de « cultureux ». D’un côté, on parlait de la peinture de Rembrandt. De l’autre, de la musique de Beethoven. Tout le monde se levait de table quand on évoquait Picasso. C’était inacceptable pour mon père. Dans un milieu sorti de la cuisse de Jupiter et où l’on croyait tout savoir sur la culture, cela a dû m’exaspérer. J’ai cherché à les choquer, à les étonner, à marquer ma différence. Les événements de la vie m’ont poussé à travailler très tôt. Ma mère m’avait trouvé un emploi dans une librairie. Je feuilletais souvent les livres d’art et quand je découvrais une image qui m’intéressait, me choquait, m’interpelait, je la déchirais délicatement pour l’accrocher au mur chez moi. Ma mère a toujours été une universaliste : le monde entier devait s’unir, le bonheur était unificateur. Puis j’ai rencontré François Fontan, un idéologue anticolonialiste, qui m’a convaincu que le monde est fait de différences, de langues, de peuples. Il m’a parlé de Lévi-Strauss et à partir de ce moment, je suis devenu pluriculturel. Je m’intéresse depuis lors aux ethnies, aux peuples, aux cultures.

Vos matières à penser sont devenues très populaires s’imposant même sur les fournitures scolaires. Était-ce votre ambition de départ de toucher le grand public ?

Je voulais une galerie où les passants dans la rue découvrent les tableaux avec ce message : « Regardez-moi, ne regardez pas les autres ». Et qu’ils soient vus par le plus grand nombre, au-delà de l’acte d’achat d’une de mes œuvres accrochées chez eux. Mais les galeries d’art ne me suffisaient pas, je voulais aussi toucher les plus jeunes. Quand Quo Vadis m’a contacté pour illustrer les carnets d’écoliers, les trousses et les t-shirts, j’ai accepté car j’avais envie d’exprimer mes phrases au-delà du monde de l’art et qu’elles soient lues. J’ai pris conscience que ces fournitures scolaires représentaient une vision et lorsqu’elles étaient lues dans un catalogue d’art, elles avaient une autre portée. Dans le premier cas, Ben est populaire et joue sur les slogans. Dans le second, Ben appartient à l’histoire de l’art. Les Américains m’ont convaincu que de garder ces deux formes étaient une bonne idée.

Comment s’est façonnée cette graphie enfantine ?

L’écriture est devenue une matière de peinture artistique depuis l’avènement Marcel Duchamp. On m’a comparé un jour à Cy Twombly, mais je ne suis pas d’accord. Quand je regarde un tableau de cet artiste, je ne comprends pas ce qu’il écrit. C’est très compliqué à lire. J’ai choisi l’écriture enfantine pour que tout le monde comprenne ce que je dis, ce que j’écris. Mon plaisir est d’avoir pu aussi contribuer à initier des enfants à l’art à travers ces petites phrases. Certains m’ont écrit pour me dire que leurs vocations artistiques provenaient de leurs carnets d’écolier. J’ai toujours eu envie d’ouvrir une fenêtre sur un questionnement et que le regardeur soit amené ailleurs.

Vous avez également fait plus souvent ce choix d’écrire en blanc sur fond noir…

Je suis daltonien, je confonds le vert, le marron et le rouge. Mais ce n’est pas tellement à cause de cela, car je m’arrange avec les couleurs. Je cherchais surtout la simplicité pour transmettre mon message. Si j’avais toujours créé des écritures colorées, les gens auraient choisi une couleur plutôt qu’une autre. Ce qui m’intéresse, c’est le sens du tableau et ce que je dis. Malheureusement, les collectionneurs ont souvent tendance à acheter des tableaux qui leur plaisent visuellement. Je préférerais qu’ils s’intéressent à leur contenu mental.

Dans les années 60, vous rencontrez le fondateur du mouvement Fluxus. La notion du « Tout est art » modèle votre œuvre. Qu’est-ce qui vous a animé dans ce courant artistique où l’art et la vie s’entremêlent ?

C’était important pour moi. À travers le Porte-Bouteille et l’Urinoir, Marcel Duchamp a apporté cette notion que tout objet pouvait devenir art. Fluxus a complété avec « La vie est art », ajoutant le geste et l’acte, comme s’asseoir sur une chaise. Ce mouvement, initié par George Maciunas, a ainsi ouvert une fenêtre sur la vie. Certains ont fait du théâtre à travers le happening, d’autres, à l’image de George Brecht, ont créé des performances plus simples, comme boire dans un verre d’eau, éteindre la lumière. Des actions dont on ne percevait pas l’art avant.

Votre parcours est jalonné d’amitiés et de rencontres. Quelles sont celles qui ont été déterminantes ?

Arman a été déterminant car nous discutions beaucoup. Martial Raysse et George Brecht ont été également très importants. Tout comme Robert Combas de la Figuration Libre, un très grand ami. Yves Klein était plus hautain et parlait peu. Il venait de créer le monochrome, le vide, des œuvres très simples, et se présentait comme le chef de file d’Arman et de Martial Raysse. Il m’a surtout apporté cette approche de la rupture dans l’art. Je voulais trouver un concept personnel dans l’abstraction, au-delà de Serge Poliakoff, Claude Viseux… Je cherchais des formes et j’ai trouvé la banane. J’étais content. J’étais le roi de la banane. J’ai fait une vingtaine de dessins en 1960. Puis Yves Klein m’a dit : « La banane, c’est fini. C’est un tableau abstrait de plus dans un monde de l’abstraction. Le monochrome bat la banane ». Aujourd’hui, je m’intéresse à un jeune artiste inconnu parisien, Jonier Marine, qui fait des points d’interrogation dans le ciel.

En tant que “Roi de la banane” dans vos premières peintures, qu’avez-vous pensé de cette banane scotchée sur un mur au Art Basel à Miami en 2019 et vendue 120 000 $ ?

J’ai beaucoup ri et aimé. Maurizio Cattelan fonctionne avec les mêmes clés que moi : faire du nouveau. Il s’agit d’une foire, les gens passent de tableau en tableau, et lui, il scotche une banane. C’est une provocation et cela fonctionne parfaitement.

Selon vous, pourquoi l’art est-il si important dans nos vies ?

Je suis passionné de science-fiction. Quand je lis Isaac Asimov, par exemple, à travers sa série Fondation, je suis toujours en train d’imaginer une civilisation sans art. C’est l’ego des peuples. Les Aborigènes ont leurs peintures. Je dirais que l’art est important quand le peuple parle, apporte une pièce à la culture, et non quand il s’agit de la centième variation de Kandinsky ou de Buren.

« Être libre », « L’art est partout », « Je doute »… quelles sont les écritures que vous préférez et qui vous ressemblent le plus aujourd’hui ?

J’aime les phrases qui se terminent avec des points d’interrogation car cela ouvre d’autres perspectives. C’est une façon de signifier que c’est à vous de donner des réponses. Je me suis demandé quelle était la phrase que je retiendrais si je devais rayer toutes les autres. Je pense que je garderai « Je doute ». Je n’ai pas envie de garder des phrases comme « Je suis jaloux », même si c’est vrai. Je suis jaloux de [Christian] Boltanski, de Buren, mais ce n’est pas une phrase qui compte. « Être libre », oui, tout le monde a envie d’être libre, mais nous vivons pourtant dans l’impérialisme. J’y ajouterai donc un point d’interrogation. Ma fille a d’ailleurs créé une grande sculpture avec « Être libre », mais j’aurais préféré « Merde » (rire).

Maison-Atelier de Ben Vautier à Nice
Exposition « BEN, la vie continue… »
Ben Vautier – La vie continue – Galerie Lara Vincy
Site officiel
Instagram

Exposition « BEN, la vie continue… »
29 janvier –  31 mars 2021, prolongée jusqu’au 30 avril
Galerie Lara Vincy
47 Rue de Seine, 75006 Paris
Du mardi au vendredi 11h-18h – Le samedi 11h -12h et 13h30 -18h

Je doute de tout, sur tout, toujours. C’est ma seule façon d’avancer et ma manière intrinsèque de chercher la vérité sur l’art.

Ben