Portrait de Anne Vierstraete
Portrait de Anne Vierstraete

Anne Vierstraete

Curateurs

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Après deux ans d’annulation, de report et de doutes, Art Brussels 2022 aura bien lieu. Un soulagement et une joie, certes, mais également un défi de taille pour l’équipe organisatrice. Cette 38e édition de la foire réunira en effet plus de 1000 artistes issus de 157 galeries contemporaines venant de 26 pays différents. La demande est forte, le public en attente, cette édition promet d’être une fête où collectionneurs et néophytes pourront à nouveau gouter à la rencontre « réelle » avec l’œuvre. Le digital, devenu incontournable, sera également de la partie, en dialogue avec la foire, pour la compléter et l’enrichir. Rencontre avec Anne Vierstraete, managing director d’Art Brussels depuis 2013.

Après ce festival de crises et ces reports multiples, l’excitation doit être à son comble de voir enfin cette édition 2022 avoir lieu « normalement » ?

Oui c’est certain. On a déjà eu la chance d’avoir un avant-goût cet hiver, grâce à l’organisation de la première édition d’Art Antwerpen. C’était beaucoup plus petit évidemment, 57 exposants, pas de sections différentes et pas de dimension internationale, mais c’était totalement jouissif. Un rêve. On a dû se battre un peu pour la maintenir, les autres gros évènements comme la Brafa ou d’autres grands salons ont décidé d’annuler. Mais on a tenu bon, les règles étaient nombreuses et strictes à ce moment-là mais ça n’a pas empêché la magie d’opérer. Avec Art Brussels on va enfin renouer avec un grand évènement international. C’est à la fois excitant et impressionnant pour la petite équipe de six personnes que nous sommes, mais on sent un véritable engouement. On a une flopée de visites guidées, des galeries venant du monde entier…

Est-ce que la crise a provoqué un « embouteillage », un peu comme dans les cinémas et les théâtres où les productions, toujours plus nombreuses, peinent à retrouver une place ?

On a en effet une demande très forte. Tant les galeries que les artistes cherchent à renouer avec la présence du public. Il y les artistes qui se sont révélés durant cette crise et qui sont impatients d’enfin montrer leur travail. Et puis il y a aussi multiplication des foires en ce printemps 2022. La biennale de Venise, qui d’habitude à toujours lieu après nous, commence avant cette fois-ci. On peut dire que l’Art contemporain sera mis à l’honneur en ce printemps !

Et qu’est-ce qui va différencier Art Brussels de ces autres foires ?

Art Brussels tient une place particulière dans le monde de l’art contemporain, pour les artistes, les galeries et pour les collectionneurs. Bruxelles est une ville riche de diversité culturelle et donc riche d’artistes d’influences différentes. Nous cherchons évidemment à mettre cet aspect en avant. Mais nous sommes également très demandés sur le plan international. Nos différentes sections permettent de mettre en valeur des artistes très différents. À côté de la section PRIME qui présentera des artistes confirmés, présents dans d’importantes institutions d’art, nous avons la section DISCOVERY, qui, elle, veut mettre en valeur de jeunes artistes émergents. Un prix sera d’ailleurs décerné, par un jury professionnel, à la meilleure exposition.

La catégorie SOLO promet également d’être riche puisque plus de trente galeries ont décidé de ne présenter qu’un seul artiste. Citons par exemple la galerie bruxelloise Xavier Hufkens, qui a choisi de mettre à l’honneur le travail de Paul McCarthy (PHOTO), qui critique depuis plus de 50 ans la société américaine dont il est issu. Ces mises en lumière d’un seul artiste permettent de se plonger dans un univers particulier, parfois méconnu, et c’est aussi un des marqueurs d’Art Brussels. La catégorie REDISCOVERY nous est chère pour cet aspect d’ailleurs puisqu’elle cherche à remettre à l’honneur un artiste injustement oublié ou trop peu connu.

Il y a des affiches de promotion pour Art Brussels dans les métros, dans les rues. Cette foire ne s’adresse donc pas uniquement aux collectionneurs et aux connaisseurs ?

Ah non, et c’est ça aussi qui est très riche. C’est pour cette raison que nous tenons à nos visites guidées. Elles sont au centre de la foire. Ces visites sont gratuites, et destinée en particulier au grand public. On se rend bien compte qu’il existe une appréhension, une peur même, à passer le seuil d’une galerie d’art contemporain. Cette même appréhension existe pour les foires d’art. Poser des questions, aller vers l’artiste ou le galeriste pour demander un mot d’explication n’est pas une démarche évidente, et cela même pour les initiés ! Ce n’est pas parce que l’on est familier à l’art contemporain que l’on a forcément les clés pour accéder à une œuvre. Les explications restent utiles, qu’on s’y connaisse ou qu’on ne s’y connaisse pas. C’est essentiel à l’expérience d’une foire.

Il y a d’ailleurs également des activités prévues pour les enfants.

Oui, on a un kids room, on y tient également beaucoup. Chaque année on cherche à organiser quelque chose qui aille au-delà de la garderie. On travaille avec des partenaires qui offrent une vraie introduction à l’art aux jeunes enfants. Cette année l’atelier « Art Studio for Children » est organisé en collaboration avec l’association ABC (ART BASICS for CHILDREN), basée à Schaerbeek. Ces workshops pour les enfants à partir de 3 ans veulent avant tout développer la créativité et la curiosité de l’enfant. Le but est d’impliquer et inspirer les plus jeunes  tout en s’amusant. Nous organisons également des visites guidées à travers la foire pour la catégorie des 12/16 ans. Les différentes formes d’art seront abordées et tout y est pensé pour susciter leur curiosité et explorer les œuvres au-delà du fait de simplement regarder. On adore ça. J’avoue que j’aimerais pouvoir me rajeunir pour prendre part à tout cela.

Les grands thèmes abordés coïncident avec les grands thèmes sociétaux qui nous bousculent en ce moment. Le genre, le climat, la technologie… Ce sont de grandes questions progressistes. Les artistes ne sont-ils jamais conservateurs ?

Les artistes, de toutes époques, ont toujours traduit ce qui se passait dans nos sociétés. À ce niveau-là, rien n’a changé. L’artiste s’empare de son vécu, de son histoire, de l’histoire des gens qui vivent autours de lui, de la société dans laquelle il vit et il traduit en fait ce qu’il perçoit avec sa sensibilité, il donne sa propre interprétation, il va exprimer une lecture personnelle, un questionnement, une colère… C’est la première fois que notre société s’ouvre à entendre cette ambivalence, cette ambiguïté qui peut exister au niveau de notre identité profonde. Ce genre que l’on nous estampille à la naissance, ce sexe en réalité, au travers duquel on nous classifie et on nous réduit, en somme, est remis en perspective. Les artistes évidement traduisent cela à leur manière. Ils s’en emparent et ouvrent encore plus les questionnement, poussent l’ambiguïté dans la manière de représenter certaines personnes, et c’est très intéressant. À cela s’ajoutent évidemment les questions raciales, les couleurs de peau qui, à nouveau, sont des espèces de classifications arbitraires. On nous attribue une appartenance ethnologique mais nos racines sont une chose, et notre identité raciale ou nationale sont peut-être encore d’autres choses. Via cette thématique, les artistes nous poussent à trouver une autre façon d’aborder notre identité et ainsi à s’ouvrir à des sensibilités parfois très différentes des nôtres. Ils existent tant de façon d’exister finalement.

Le climat et l’environnement sont des thèmes qui sont, eux, présents depuis bien longtemps. Olafur Eliasson, pour n’en citer qu’un, crie depuis des années la nécessité de s’emparer enfin de cette thématique. Les artistes sont aussi souvent des lanceurs d’alertes. Même si la société a mis du temps, on commence à peine à se réveiller alors qu’on est en alerte rouge, rouge foncé, même. On ne peut plus passer à côté aujourd’hui, c’est devenu une thématique criante. Mais elle est loin d’être nouvelle dans le milieu.

Un autre thème également très criant aujourd’hui est celui de la guerre.

Oui, évidemment. Au vu de ce qui se passe, il est évident qu’il sera présent. On ne peut pas le nier. Le conflit russo-ukrainien est excessivement interpellant et excessivement proche. Cette situation réveille toutes sortes de douleurs profondément inscrites dans notre vécu. La seconde guerre mondiale ne nous semble soudainement pas si lointaine. Et au travers de ce conflit-là, il y a aussi  de quoi interpeller sur la différence de traitement entre les réfugies. Pourquoi accueillir les ukrainiens et pas les réfugiés syriens, africains ? Qu’est-ce que cela dit de nous au fond ? Notre monde est dans des questionnements très fondamentaux ; les artistes ne font que le refléter. Cela nous offre une voie de plus à la réflexion et ouvre notre regard. Les artistes ont le don d’aborder ces sujets-là par un bais apparemment esthétique ou poétique et de piquer là où ça fait mal. C’est alors que les clés de compréhension dont nous parlions vont être cruciales. Elles vont nous permettre de creuser au-delà de cet esthétisme, au-delà de cette poésie et de réaliser la portée, et la dureté parfois,  de ce que l’artiste cherche à souligner. C’est même souvent plus interpellant et plus pertinent pour nous que les gros titres dans les médias ou que les images chocs qu’on nous assène en permanence. Je pense qu’on aura beaucoup de thématiques à défricher à Art Brussels cette année. Les visites guidées promettent d’être très riches et très diverses selon l’angle qu’aura choisi le guide pour approcher la foire.

Le digital s’est énormément développé pendant cette pandémie et a pris une grande place dans beaucoup d’aspects de nos vies ces deux dernières années. Est-ce que vous craigniez que les visites virtuelles ne remplacent pour de bons les grands évènement comme Art Brussels ?

Non, absolument pas ! Le fait de découvrir une œuvre « en vrai » n’a rien à voir avec le digital. Je l’expérimente tous les jours puisque je découvre très souvent une œuvre de façon digitale avant de l’approcher réellement et je vous assure que même avec des logiciels très évolués, qui vous permettent de voir le grain, d’aller voir la matière et la texture, cela n’est pas pareil. Quand on est face à l’œuvre, il y a la notion de dimension, on peut se rapprocher ou s’éloigner, on l’appréhende différemment, l’émotion ressentie est différente. Il m’est arrivé de ne pas être convaincue par la seule vision digitale d’une œuvre et de ressentir tout autre chose en la voyant devant moi. Ces visites dans la vie réelle restent essentielles. Et puis, une foire d’art, ce n’est pas seulement la rencontre avec l’œuvre mais tout ce qu’il y a autour. Le dialogue que vous engagez avec l’artiste s’il est présent ou avec le galeriste, le regard d’un ami, l’avis d’un collectionneur que vous rencontrez dans les allées. Ce plaisir du partage n’existe pas sur les plateformes. Une foire d’art c’est tellement plus qu’une simple place de marché.

Malgré tout, on ne peut plus faire sans le virtuel, il aura sa place dans la foire, ainsi que les NFT (non fungible token, certificat d’authentification numérique).

Évidemment. Le marché de l’art ne fait pas exception à la mue digitale, il s’ouvre aux NFT et au Metaverse. Dans ce domaine-là, nous travaillons cette année avec Parallel Art. Ils sont coutumiers des NFT depuis des années déjà. Leur stand permettra d’initier les collectionneurs non encore avertis sur l’univers qu’ouvrent les NFT et la blockchain. Notre objectif est avant tout d’informer sur ce nouveau mode de consommation de l’art, mais aussi, pourquoi pas, d’attirer les adeptes de ces NFT vers le marché d’art plus classique. Faire dialoguer ces deux mondes et créer des liens, c’est aussi la raison d’être un évènement comme Art Brussels.

Quels sont vos coups de cœurs, les artistes à ne pas manquer pour vous cette année ?

Je ne sais pas… Ce que je sais c’est que choisir c’est renoncer et ce serait vraiment injuste qu’à ce stade-ci je donne un coup de cœur. Ils y a tant de découvertes à faire… En revanche, j’ai envie d’insister sur les projets artistiques que nous programmons cette année. Ils sont tous des coups de cœur et seront, je pense, passionnants à plus d’un titre. Par exemple la maison de champagne Ruinart présente cette année Jeppe Hein, un artiste minimaliste. Il exposera sa vision de cette boisson festive au travers un projet évolutif. Ce projet variera au rythme des différentes foires internationales auxquelles participe La maison Ruinart. Art Brussels est la première à en faire l’expérience. L’artiste convoquera tous nos sens pour explorer l’univers du champagne dans une représentation quasi immersive.
Dans un autre lounge, notre partenaire Stibbe nous propose une exposition miroir de la Biennale de Venise : « L’œuvre et son Double ». Elle orchestrée par Sam Steverlynck. Les artistes y présenteront des productions similaires à celles exposées en Italie ou joueront avec l’idée de miroir ou de copie de leurs propres œuvres. Enfin je citerais Myrthe van der Mark, la gagnante d’Art Contest 2020. Elle attend depuis deux ans de pouvoir montrer son travail, et va nous offrir une performance très physique. Toutes les deux heures, elle reprendra la pause de la sculpture d’Aristide Maillol baptisé « L’Air ». Elle exprimera la difficulté de la pause en soufflant dans un harmonica. Au travers de la manière dont elle inhale et exhale, le visiteur se rendra compte de l’effort physique que représente la tenue de cette position.

Art Bruxels 2022

Photo à la une : Copyright – Anne Vierstraete, Managing Director Art Brussels, Photo Mireille Roobaert

Art Brussels tient une place particulière dans le monde de l’art contemporain. Bruxelles est une ville riche de diversité culturelle et donc riche d’artistes d’influences différentes. Nous cherchons évidemment à mettre cet aspect en avant.

Anne Vierstraete