Portrait de Alan Geaam
Portrait de Alan Geaam

Alan Geaam

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Alan Geaam ne cesse de surprendre, plus qu’une audace, une maîtrise qui se mêle à une réelle générosité. L’émotion est là. Tout simplement. Un voyage de ceux qui marquent durablement les esprits, une Histoire, son Histoire qui est partagée : Qasti signifie littéralement Mon Histoire. Raconter son histoire, ses histoires de cuisine, ne jamais oublier de les vivre et de les revivre. Oser les partager. Histoires à venir, histoires vécues, sensations et palettes de saveurs restituées, partagées : Alan Geaam c’est tout cela à la fois.

Le chef étoilé sait allier exigence et authenticité, respect et générosité, il regarde le Liban, son Liban sans nier ses dures réalités mais surtout sans jamais oublier ses qualités. Celles de tous les êtres qui le peuplent et l’aiment jusqu’en dehors de ses frontières. Il regarde la France les yeux plein d’étoiles. Alan Geaam nous a fait le plaisir de dédicacer son dernier ouvrage « Mon Liban » et de nous faire découvrir sa nouvelle adresse Faurn avec un seul credo : un respect des produits de saison et de qualité, un savoir-faire inégalé et fidèle à ses origines qui ose aussi être délicieusement revisité. Une interview en deux temps, rue Saint Martin au coeur du «petit Liban» qu’il a créé et rue Lauriston à proximité de l’Arc de Triomphe au cours d’un déjeuner exceptionnel aux côtés de l’autrice et poétesse Ryoko Sekiguchi qui a tant oeuvré pour partager les sensations et les saveurs du pays du Cèdre. Entretien avec un homme et son Histoire, une Histoire partagée.

Alan, nous connaissons tous et toutes ton parcours, celui d’un battant, résilient comme le peuple libanais. Gardes-tu aujourd’hui cet esprit combatif et souhaites-tu le transmettre ?

Je te remercie tout d’abord pour cette interview. Il est vrai qu’aujourd’hui mon parcours est mentionné dans la presse, l’étoile au guide Michelin que je vis est un rêve mais atteindre ce rêve a été le travail d’une décennie et bien davantage et je souhaite que ce rêve se poursuive. Mon rêve français a toujours été présent. Seulement je ne peux pas oublier où j’ai commencé : dans le marché de Tripoli au nord du Liban, dans la cuisine de ma mère en pleine guerre. Toute cette enfance a été compliquée, on a vécu ces difficultés, les choses ont pu manquer mais la générosité a toujours été là. Je ne peux pas dire que nous avons vécu dans la pauvreté ou dans la misère mais dans le «peu» et c’était difficile. Seulement ma mère a toujours cuisiné, avec générosité, avec passion et émotion.

Cette histoire, mon histoire, je l’assume pleinement. Alors oui, je suis un chef étoilé, un restaurateur, je suis aussi un entrepreneur mais il y a une histoire derrière tout ça. Mes souvenirs me ramènent à l’épicerie de mon père où j’ai même travaillé à l’âge de dix ans. Nous étions alors dans le quartier populaire de Tripoli, j’y ai perdu des connaissances, des voisins. Seulement malgré tout cela, il y avait aussi le partage. Et parmi ces souvenirs les saveurs étaient là, je me souviens de ma mère qui cuisinait et je lui posais mille questions sur les épices, les étapes, la cuisson, je grattais le fond des casseroles. Je commençais à former mon palais dès l’enfance.

Quand tu es enfant tu penses que la guerre est partout, que les plats sont les mêmes dans le monde entier, qu’on parle tous la même langue. Puis tu découvres qu’il y a d’autres cultures, d’autres saveurs, d’autres pays et mes questions fusaient encore. J’étais curieux et j’avais hâte d’apprendre. Tous ces souvenirs, toutes ces histoires et ces moments difficiles m’ont forgé. Je ne serai pas qui je suis aujourd’hui sans ce parcours. C’est mon Histoire.

Au 19 rue Lauriston, le restaurant Alan Geaam, étoilé, est une adresse pleine de raffinement et d’authenticité, un restaurant gastronomique français aux saveurs levantines, la prestigieuse adresse Nicolas Flamel au 51 rue de Montmorency où tu as été chef a également reçu une étoile aujourd’hui avec le jeune chef Grégory Garimbay, adresse alchimique juste à proximité d’un vrai petit Liban que tu as inauguré rue Saint Martin.

Ce Liban dont tu nous parles tu as voulu le rapprocher de toi à Paris avec tes adresses Qasti un bistrot élégant, et Faurn dont le décor rappelle de manière sobre mais chaleureuse les boulangeries et pizzerias de rue typiquement libanaises. Tu as aussi proposé Qasti Shawarma Grill dédié aux mezzés et aux grillades mais aussi à la street food délicieusement généreuse, et j’insiste, abordable. Il y a même une épicerie. Qu’est-ce qui fait qu’Alan Geaam ait souhaité partager son succès et le rendre accessible à tous et toutes ? En ce sens où tu redonnes sa lettre de noblesse à cette cuisine populaire qui n’est pas si facile à réaliser et dont les saveurs, pour qu’elles soient restituées, exigent de nombreuses recherches et une réelle exigence.

Qasti signifie mon Histoire. Quand on mangeait en famille, l’odeur des épices fusait. En bas de chez nous, le matin, juste au pied de l’immeuble, l’odeur des mana’iches montait jusqu’au deuxième étage car il y avait un Faurn littéralement cette boulangerie traditionnelle libanaise avec ses galettes au zaatar, au fromage… Tous ces souvenirs extraordinaires j’ai en effet eu besoin de les restituer tout d’abord pour le plaisir de restituer le véritable goût, les véritables saveurs de mon Liban, de mon enfance. Pour l’adresse Faurn, j’ai fait appel à un artisan de Tripoli que j’ai fait venir, tester les différentes farines, obtenir la meilleure restitution des saveurs avec les produits d’une extrême qualité, j’ai eu recours à des connaisseurs venus d’Italie aussi car soyons francs, la maîtrise de la pâte c’est leur domaine. Il en va de même pour les Shawarmas, il a fallu plusieurs voyages, rencontres et dégustations avant de restituer les saveurs, obtenir une parfaite marinade qu’il faut ensuite accrocher à la broche en cherchant à respecter le produit et les saveurs originelles et les savoir-faire. Ça a été un moment fort et en effet, un souhait de ramener un peu de mon Liban à Paris y compris dans cette cuisine de rue, populaire et savoureuse, généreuse et toujours abordable.

Mon Liban qui vient de paraître semble reprendre les mots du poète et artiste Gebran Khalil Gebran. C’est un ouvrage dense, avec de sublimes photographies qui n’occulte jamais tous les aspects de ta ville d’origine, Tripoli, ses souks, ses marchés aux épices, ses adresses parfois ses ruines et ses contrastes. Tu nous invites à t’accompagner dans ton histoire mais aussi dans une quête de couleurs, de saveurs, de sourires et de rencontres parfois avec gravité sans jamais feindre l’émotion. Le tout avec des recettes traditionnelles sublimées par ta créativité. Parle-nous de Mon Liban.

Une grande fierté. Ce livre a demandé plus de quinze mois de travail et autant d’années de vécu en amont. J’avais envie de marquer mes lecteurs et les amateurs de cuisine libanaise, les amateurs de ma cuisine. J’ai souhaité partager quelque chose de très intime, une partie de moi et pas juste un livre de cuisine libanaise comme tous les livres de recettes, nombreux, souvent réussis et tant mieux, qu’on trouve en librairie. Je décris la démarche, la réflexion sur les saveurs et la création des plats, je montre aussi l’art culinaire qui est le mien, mon parcours, comment tout a évolué et c’est une évolution de 25 ans qui est restituée dans cet ouvrage. C’était aussi une manière de poursuivre le rêve, aller réellement jusqu’au bout du rêve.

Il y a de très nombreux restaurants libanais à Paris, et pourquoi pas. La réputation de ces adresses est acquise par l’idée de manger un «petit libanais», sur le pouce… Ça a son charme mais j’ai eu besoin de casser tout cela, tous ces a priori qui sont appréciables mais pour aller plus loin et montrer que la cuisine libanaise c’est avant tout un savoir-faire et une gastronomie y compris lorsqu’on savoure un shawarma. J’avais envie de partager et de montrer l’exigence de cette gastronomie, peut-être pas avec du caviar ou de la truffe qu’on viendrait ajouter à du hoummous mais en allant chercher la richesse de cette cuisine dans son apparente simplicité dans son exigeante complexité, un houmous, c’est une alchimie de saveurs, une richesse, une seule bouchée de shawarma, c’est l’exigence d’une marinade travaillée à la perfection plus de deux jours d’affilée, une manou’ché, une vraie manou’ché, c’est un zaatar de qualité confectionné en amont, une huile d’olive d’exception, c’est un goût inégalable et c’est toute la saveur de mon enfance.

Et tu le fais par amour pour ce pays ? Son peuple ?

Le Liban a toujours été une terre et un peuple en quête de liberté. C’est aussi une terre de tensions, de révolutions, une terre exigeante et un peuple qui a toujours su s’adapter. Les moments que nous vivons en ce moment sont difficiles, il faut les accepter, accepter aussi notre parcours et d’où nous venons. Oui, le pays du Cèdre a été la Suisse de l’Orient, un paradis terrestre avec son âge d’or mais le Liban il faut aussi l’accepter avec ses tiraillements et ses conflits, sa souffrance actuelle et son Histoire faîte de conquêtes au carrefour des civilisations. Il faut l’aimer, le soutenir avec tous ses visages, sa part sombre mais aussi celle pleine de lumière. L’avenir reste plein de promesses à condition de s’en donner les moyens et d’y œuvrer.

Toutes ces facettes, cette résilience, c’est parfois difficile à comprendre pour nos connaissances en France et ailleurs. J’ajoute qu’il faut par dessus tout, aimer. Aimer tout simplement. Il faut aimer son peuple, sa générosité. Je porte le drapeau libanais et le drapeau français sur ma tenue de Chef. Cela signifie quelque chose. Le Cèdre ne me quitte jamais. Aujourd’hui les délices de cette cuisine libanaise, notamment populaire, réinventée et restituée avec authenticité s’exportent jusqu’à Courchevel autant qu’à Paris ou Marseille mais aussi à Lausanne, à New York lors de réceptions et partout ailleurs et c’est une fierté.

Le Liban est là. C’est ton Histoire. Tu nous disais que la France était un rêve, un rêve qu’il ne faut jamais considéré comme acquis et pleinement réalisé, un rêve qui se poursuit et exige de toi toujours autant de créativité. C’est là aussi ton Histoire. Tu es un chef, un artiste, un chef étoilé. Qui est Alan Geaam et quel est son processus créatif ? Pourrais-tu nous décrire ce moment où tu décides que ton taboulé libanais se métamorphose en sphère, ce moment où tout le reste prend forme ?

La France c’est la gastronomie. Je ne serai pas Chef sans la France. Elle est ce rêve que j’ai toujours eu à l’esprit. Un rêve que j’ai choisi de vivre pleinement, après de nombreuses années d’effort, parfois d’échecs et de nombreuses réussites. Pour moi, il ne s’agit jamais de revisiter ou de réinterpréter mais de restituer à partir d’une sensation, d’un vécu. Et cela, en vue d’arriver à atteindre un sommet sans fioritures, un étonnement, une confirmation. C’est une expérience unique avec des saveurs qui conquièrent le palais et l’émotion qui surgit en une seule bouchée. Ne jamais perdre de vue cette émotion et ce moment partagé est la clé. Le savoir-faire, je l’ai appris en France, cela ne m’empêche pas de demander des conseils à ma mère afin qu’elle me dévoile ses techniques ancestrales. Mon souhait a toujours été également de partager mes souvenirs d’enfance. Cet aspect tient une place majeure.

Respecter la saison, respecter le produit, la gastronomie, ce n’est pas uniquement le homard ou le caviar, la gastronomie est dans le respect du produit, dans le respect du temps consacré au produit. Ce n’est pas une question de fusion ou de mélange de produits d’exception. Il faut prendre le temps, il faut respecter le produit, chercher à l’étirer, à le révéler en n’occultant jamais le sens. Mon étoile je l’ai eu 19 ans après mes débuts. Après un temps d’apprentissage. Je te donne un exemple, l’un de mes plats signatures qui fut encensé par la critique est le taboulé, la sphère de taboulé. Pourtant en apparence le taboulé semble simple : du persil, du citron, de l’oignon, un peu de boulghour.

 

Cette création, comment apparaît-elle dans ton esprit ? Comment apparaît-elle dans l’assiette ? Que donnerait une journée aux côtés d’Alan Geaam en lien avec ce processus créatif ?

J’ai plusieurs plaisirs au quotidien, le partage par la cuisine, une histoire partagée entre l’amour de la cuisine française et mes racines libanaises, bien sûr, toujours. Un partage d’abord avec les clients, leur restituer et partager avec eux ma cuisine. Mon plaisir c’est avant tout l’accueil. Ensuite avec mes équipes, transmettre mon savoir-faire, la transmission c’est la base. Un vrai plaisir. Travailler avec tous et toutes, par exemple les nouvelles recettes en lien avec la nouvelle saison qui nous offre tant de saveurs. Le printemps est là, j’ai hâte de proposer l’asperge dans de nouvelles propositions.

Pour ce qui est de la création au quotidien, très tôt à l’aube, je suis au restaurant, autour de 6h du matin, ces trois heures au restaurant sont essentielles dans ma journée. Parfois en allant au restaurant sur le trajet, je pense à mes envies, l’idée qui apparaît, décante. Je m’arrête en chemin pour ne pas l’oublier et je note.

Passionnant, peux-tu nous en dire plus ?

Par exemple, aujourd’hui à 6h22 ce matin, j’ai noté : « J’ai envie de faire une boulette de kafta d’agneau de lait avec les épices libanaises, bien roulée à la perfection, je vais la poêler, l’arroser avec le jus d’agneau réduit, une cuillère de mélasse de grenade, une feuille de chou de Bruxelles, pochée, je dispose la sphère de kafta dans la feuille et je dresse dans l’assiette comme un trompe l’oeil.»

Impressionnant. Et ces essais avec les équipes en cuisine ?

Oui. Ce processus je vais prendre le temps de le faire ensuite, le tester en cuisine avec mes équipes. Par exemple sur une autre recette vers 8h16, j’ai envoyé à Émile, mon chef exécutif rue Lauriston : « Aujourd’hui peux-tu faire s’il te plaît un essai d’une sphère de chou fleur, lait d’amande et crème de sésame noir ? Est-ce que tu peux essayer s’il te plaît d’assécher le choux fleur pour obtenir une poudre et voir si on obtient la saveur du choux fleur frit ?» Ce genre d’échange permanent entre moi et les équipes, à distance lors de mes itinérances et de mes résidences, en cuisine à mon retour à Paris.

Tu te projettes artistiquement, à la manière d’un architecte, d’un chef. Y-a-t-il un plat dont tu es particulièrement fier pour conclure ?

Le black falafel ce plat allie la street food avec la gastronomie, un falafel rehaussé au charbon végétal garni à l’anguille fumée et accompagné de pickles de navets fermentés à l’encre de sèche, avec le tahine, la crème de sésame, en émulsion pour l’aspect aérien et nuageux. Un mélange terre-mer, un pont entre la France et le Liban, une esthétique pleine d’émotions, un voyage.

Alan Geaam grandit au Liban à Tripoli, depuis son arrivée en France, le chef a su rester debout malgré les aléas de la vie, amateur de boxe anglaise, il s’est accroché à son rêve et son amour de la cuisine française sans jamais abandonner, il n’a pas hésité à travailler dans différents domaines, passant de la plonge aux cuisines jusqu’à monter un à un les échelons et devenir chef propriétaire de sa première adresse rue de Montmorency à Paris. Un lieu alchimique qui n’est autre qu’une des plus anciennes bâtisses de la capitale à savoir l’auberge Nicolas Flamel. L’enfant qui aimait observer sa mère cuisiner est aujourd’hui chef étoilé, il partage son amour de la cuisine française et ses racines libanaise entre son adresse pleine de raffinement rue Lauriston et la rue Saint Martin où il a initié un petit Liban aux saveurs remarquables et accessibles. Un parcours hors du commun et pourtant empli de sincérité et de générosité.  

ALAN GEAAM EN 5 DATES
1974 – Naissance au Libéria et enfance au Liban dès l’âge de 5 ans. Deux pays qui eurent à subir les guerres.  1999 – Arrivée à Paris avec un visa de 7 jours, malgré les difficultés le jeune homme apprend le français, résiste et s’accroche à ses rêves.
2007 – Alan Geaam devient Chef propriétaire de son premier restaurant, l’Auberge Nicolas Flamel.
2018 – Première étoile au guide Michelin pour son adresse rue Lauriston dans le 16ème arrondissement.2020 à aujourd’hui – Ouverture du bistrot Qasti, rue Saint Martin dans le troisième arrondissement de Paris et de nombreuses autres adresses rendant hommage à la cuisine libanaise, traditionnelle et populaire, il co-signe également de nombreuses cartes au sein de belles adresses notamment à Lausanne, Courchevel et poursuit ses créations.

Credit photos : Céline Levain

Pour moi, il ne s’agit jamais de revisiter ou de réinterpréter mais de restituer à partir d’une sensation, d’un vécu.

Alan Geaam