
Par Stéphanie Pioda
Artiste engagé, médiatisé et qui divise, Ai Weiwei (né en 1957) a toujours travaillé sur l’exil, situation qu’il a lui-même expérimentée dès ses études à New York dans les années 1980 où il a vécu plusieurs mois sans papier. Après avoir fui la Chine où il a été emprisonné alors qu’il imaginait que la liberté d’expression y était possible, il a vécu un temps à Berlin dès 2015, et depuis 2019 au Portugal, sa nouvelle terre d’adoption. Performeur, photographe, architecte, sculpteur, commissaire d’exposition… La frontière entre ces domaines n’existe pas, tous se nourrissent.
Vous travaillez sur la mémoire, sur l’histoire, sur le pouvoir. Est-ce que votre travail est une façon d’accumuler des informations, des archives et de constituer à votre tour une mémoire qui ne serait pas maniuplée par le pouvoir ?
C’est une très bonne question. Elle touche à la façon dont moi, en tant qu’individu, unité de base d’une société, et en même temps en tant qu’artiste, je forme mon propre écosystème. Cet écosystème doit être soutenu par un système linguistique. Pour moi, ce système de langage non seulement enregistre des faits, mais examine et analyse les faits. L’enregistrement lui-même n’est pas une répétition ou une réitération de faits, mais plutôt le processus qui, des faits mène à la vérité. La vérité n’est pas la réalité. Le langage d’un artiste produit une vérité, et cette vérité peut être confrontée à la réalité fournie par les systèmes de pouvoir.
Pour votre dernière exposition à la galerie Hetzler, le titre met en avant des matériaux, « Marbre, Porcelaine, Lego », alors que votre propos est une critique des pouvoirs autoritaires, de la crise migratoire. Pourquoi ce décalage ?
Les matériaux que j’utilise pour mes œuvres d’art, que ce soit de la porcelaine, du marbre ou des Lego, ne sont que des matériaux que les gens utilisaient à différents moments de l’histoire. Certains renvoient aux temps anciens, d’autres sont plus traditionnels ou plus contemporains. Les matériaux eux-mêmes ne sont pas importants. C’est le contenu que ces matériaux incarnent qui est important. En termes de contenu, j’examine à nouveau le problème des migrations et des réfugiés dans une perspective historique et j’utilise le langage de l’histoire pour les décrire. Nous avons pu voir qu’il s’agit d’un problème concernant l’humanité et la nature humaine. C’est de cela dont l’art devrait surtout se préoccuper.
Ai Weiwei – Exposition « Marbre, Porcelaine, Lego » – © Ai Weiwei studio / Courtesy Galerie Max Hetzler Berlin l Paris l London. Photo: Nicolas Brasseur
Ai Weiwei – Exposition « Marbre, Porcelaine, Lego » – © Ai Weiwei studio / Courtesy Galerie Max Hetzler Berlin l Paris l London. Photo: Nicolas Brasseur
Ai Weiwei – « After The Death of Marat », 2019 LEGO bricks 231 x 269.5 cm.; 91 x 106 1/8 in. edition 1 of 2, plus 1 AP © Ai Weiwei studio / Courtesy Galerie Max Hetzler Berlin l Paris l London. Photo: Nicolas Brasseur
Ai Weiwei « Bi », 2020 marble 130.3 x 102.6 x 15.1 cm.; 51 1/4 x 40 3/8 x 6 in. © Ai Weiwei studio / Courtesy Galerie Max Hetzler Berlin l Paris l London. Photo: Nicolas Brasseur
Ai Weiwei – « Bi », 2020 marble 130.3 x 102.6 x 15.1 cm.; 51 1/4 x 40 3/8 x 6 in. © Ai Weiwei studio / Courtesy Galerie Max Hetzler Berlin l Paris l London. Photo: Nicolas Brasseur
Ai Weiwei – « Blue-and-White Porcelain Plates », 2017 porcelain, cobalt oxide, six pieces each: 31 x 31 x 5 cm.; 12 1/4 x 12 1/4 x 2 in. © Ai Weiwei studio / Courtesy Galerie Max Hetzler Berlin l Paris l London. Photo: Charles Duprat
Ai Weiwei » Dragon Vase », 2017 porcelain 51 x 51 x 50 cm.; 20 1/8 x 20 1/8 x 19 3/4 in. © Ai Weiwei studio / Courtesy Galerie Max Hetzler Berlin l Paris l London. Photo: Charles Duprat
Ai Weiwei « Marble Toilet Paper », 2020 marble 14 x 14 x 13.5 cm.; 5 1/2 x 5 1/2 x 5 1/4 in. © Ai Weiwei studio / Courtesy Galerie Max Hetzler Berlin l Paris l London. Photo: Nicolas Brasseur








La matérialité et le propos forment-ils un tout ?
Le matériel n’a aucune intention, comme je l’ai dit. Par mes mains, il n’est plus matériel. Il devient porteur d’esthétique et de philosophie. Donc, ils doivent être un tout. Sans mon idéologie qui est infusée dans la matière, cette matière ne m’intéresse pas.
En quoi la dimension artisanale des œuvres est importante ? Art et artisanat sont les deux face d’une même médaille ?
C’est une très bonne question. Lorsque nous faisons de l’art, ou exerçons notre jugement esthétique, ou même notre éthique, nous faisons appel à notre humanisme. Nous nous appuyons sur notre compréhension des êtres humains, ses limites, toutes les dimensions et proportions appropriées ou inappropriées par rapport aux êtres humains. Le but de l’art est d’établir une sorte de communication et d’échange. Lorsque vous vous exprimez, vous devez bien entendu tenir compte du destinataire de la communication et de la manière dont il reçoit l’information. Ainsi, j’utilise beaucoup de langues des temps anciens, des techniques ancestrales ou une compréhension commune de l’artisanat, et je les élève à un autre niveau. Alors, en faisant ça, dans son ensemble, toujours dans son ensemble, je défie notre état d’esprit.
Est-ce que la tradition peut être considérée comme un frein ?
Les traditions ont de nombreuses fonctions, historiquement parlant. En comprenant ces traditions, nous devinons comment les êtres humains ont traversé ces années, la manière de les aborder, et ce qu’est le langage de la communication. Les traditions nous rappellent aussi comment sortir de la tradition et comment créer un langage de notre temps contemporain.
Est-il important d’enfreindre les règles ?
Le critère le plus important pour aborder les œuvres d’un artiste est de vérifier si elles enfreignent les règles. Pour briser les règles, tout d’abord, il faut les connaître et ensuite, savoir comment les enfreindre. Si vous ne connaissez pas les règles, vous ne pourrez pas les enfreindre. Si votre violation des règles ne prend pas en considération ce qu’étaient ces règles autrefois, alors cela n’a aucun sens – qu’est-ce que vous brisez exactement dans ce cas ?
Quel est le point commun entre toutes vos pratiques artistiques ?
Le point commun de mon art est de tout regarder avec curiosité et intérêt, et avec des idées que je n’avais pas la veille.
L’activisme nécessite-t-il de plus en plus de travailler en collaboration ?
Je ne pense pas. Un individu peut être un monde à part. Son activisme peut être complètement indépendant. S’il y a des opportunités de collaboration, c’est aussi très bien.
Vous êtes désormais installé au Portugal, après avoir vécu à New York, en Chine bien sûr, et à Berlin. Envisagez-vous de reconstruire un atelier comme celui qui a été détruit dans la banlieue de Pékin ?
Je construis actuellement un nouvel atelier au Portugal. Il est un prolongement de celui qui a été démoli. Il y a de la cohérence, à la fois formellement et spirituellement.
De quelle façon votre position d’artiste exilé nourrit-elle votre travail ?
Quand un artiste comprend qu’il est en exil, cela se traduit par une sorte de conscience et de connaissance de soi. En gros, les êtres humains sont tous en exil. Notre planète est un miracle de coïncidences, et cela ne doit pas nécessairement être comme ça. Ainsi, être en exil dans l’univers est probablement un sujet éternel.
Le contexte dans lequel vous exposez est important. Comment vous glissez-vous dans le white cube d’une galerie ?
Les galeries ou les musées ressemblent parfois davantage à des laboratoires scientifiques, car ils essaient de répondre à des soi-disant normes. Ce sont des environnements neutres pour que les choses se passent et pour le public y assiste. Mais pour des artistes comme moi, ça n’a pas d’importance. J’apprécie les murs blancs et les éclairages immaculés, comme j’apprécie aussi les murs d’une prison fédérale ou d’une usine ou d’un marché.
Dans une interview avec Hans Ulrich Obrist, vous avez dit que ce sont les conditions de vie plus que les œuvres qui font l’art. Pouvez-vous nous expliquer ?
Pour moi, personnellement, sans mes conditions de vie, la compréhension de ma vie, mes souvenirs, mes émotions et mes sentiments, mon art n’existerait pas.
Pendant plusieurs années, votre blog a été un volet important de votre projet artistique. Est-ce que Internet demeure un outil important pour cette sculpture sociale dont parlait Ulrich Obrist ?
Internet est pour moi un endroit important pour recevoir des informations, mais pas le champs des possibles le plus important. Mon expression à travers les films, les expositions et les interviews est plus vaste, je pense. Internet m’a permis de documenter des événements instantanément. Répondre aux images, c’est répondre à la réalité. Ça doit fonctionner à différents niveaux et degrés de profondeurs.
Selon vous, pourquoi la prise de conscience de situation inhumaine se fait facilement au niveau individuel mais pas au niveau des gouvernements ?
En fin de compte, notre compréhension du bien et du mal, de l’équité et de l’injustice, doit s’appuyer sur la pensée individuelle de chacun. Ce qui préoccupe les gouvernements, c’est le pouvoir et l’équilibre entre les factions politiques. Lorsqu’il s’agit de la question du bien et du mal, de la justesse et de l’inexactitude, les gouvernements ne peuvent rien faire.
Pouvez-vous nous présenter « Rapture », votre exposition à la Cordoaria Nacional de Lisbonne ?
« Rapture » est à ce jour la plus grande de mes expositions, en termes d’échelle. Elle combine à la fois la dimension de la réalité et celle du fantasme. Elle réunit plus de 100 œuvres dont certaines sont composées de plusieurs dizaines de matériaux. Dans ces œuvres, la matière n’est pas seulement matière, elle incarne plutôt le choc entre l’histoire et la réalité, c’est en cela qu’elle ne peut être comparée à d’autres expositions. C’est un être vivant très complexe. Je vois toujours les expositions comme des êtres vivants. L’exposition au Portugal, « Rapture », est un de ces êtres vivants.
Vues de l’exposition RAPTURE à Lisbonne. Rapture, Cordoaria Nacional, Lisbonne, vues d’installation © Ai Weiwei Studio
Vues de l’exposition RAPTURE à Lisbonne. Rapture, Cordoaria Nacional, Lisbonne, vues d’installation © Ai Weiwei Studio
Vues de l’exposition RAPTURE à Lisbonne. Rapture, Cordoaria Nacional, Lisbonne, vues d’installation © Ai Weiwei Studio
Vues de l’exposition RAPTURE à Lisbonne. Rapture, Cordoaria Nacional, Lisbonne, vues d’installation © Ai Weiwei Studio




