
Par Nathalie Dassa
Styliste, galeriste, collectionneuse, philanthrope… Agnès Troublé dite agnès b. a su bâtir en plus de cinquante ans de carrière un parcours hors norme, multifacette et profondément engagé au service des artistes, des associations et des causes humanitaires. Cette icône de la femme libre et du style chic et décontracté, adulée au Japon, compte à son actif plus de 280 boutiques dans le monde et plus de 2 000 salariés. Aujourd’hui, La Fab a rejoint les rangs et s’affirme comme la résultante de cette vie pleine, éclectique et solidaire. Ce nouveau temple culturel et artistique, sis dans le 13e arrondissement de Paris et inauguré en février 2020, concentre en un seul et même lieu sa Galerie du Jour, sa Librairie du Jour et sa collection personnelle, riche de 5 000 pièces (photos, peintures, dessins, sculptures…). Les expositions « La Hardiesse » et « Regards hors-champ et paysages », prolongée depuis la réouverture en mai 2021, ainsi que celle prévue à l’automne sur les graffitis et le street art, mettent ainsi en lumière les œuvres d’artistes, devenus pour la plupart légendaires, qu’elle collectionne par amour depuis plus de trente ans. Rencontre avec cette créatrice sur tous les fronts, drôle et optimiste, fascinée par l’être humain, l’audace, l’identité, les racines et l’ailleurs, qui souffle cette année ses 80 printemps.
Vous êtes une amoureuse des arts, des artistes, de la création, de la découverte, de la vie… Aujourd’hui, la Fab rassemble toutes vos actions et bien plus encore. Pensez-vous que tous les chemins mènent à nos rêves et désirs tant qu’on les suit ?
(rire) Je suis une femme très gourmande de tout ce qui m’entoure. J’ai surtout eu la chance de pouvoir entreprendre, faire et réaliser ce que j’aime et qui me passionne. Il est important de savoir identifier ce qu’on fait de mieux. Je dis toujours que je suis styliste car on peut tout styliser.
Mais au départ, j’étais surtout obligée de gagner ma vie. Ce fut une nécessité, une réalité, un besoin de survie. J’avais 21 ans, des jumeaux, et je venais de quitter leur père, l’éditeur Christian Bourgois. Ma vie est devenue un quotidien à tenir. On m’a remarquée pour mon look vintage au magazine Elle, bien avant que ce soit la mode. Je me suis mis à créer des vêtements, ce n’était pas une vocation. J’avais seulement le même goût que ma mère pour le beau et les belles matières. Ce bon goût français fait d’ailleurs le succès de la marque au Japon.
Lorsque j’ai rencontré Jean-René Claret de Fleurieu [beau-fils de Pierre Mendès France, ndlr], le père de mes filles, nous avons ouvert la boutique au 3 rue du Jour, avec mes propres moyens alors que je travaillais pour différentes maisons comme styliste freelance. Les Halles n’était pas un quartier en vogue en 1976, plutôt un no man’s land, et nous avons acquis l’espace pour une bouchée de pain. C’est à cette adresse que tout a commencé.
Comment est née cette volonté de réunir votre collection d’art contemporain, votre galerie du jour et votre librairie du jour dans un seul et même lieu de vie ?
Je cherchais un endroit populaire situé dans le nord de Paris, mais c’est le maire du 13e arrondissement, passionné de graffes et connaisseur de mon goût pour les graffitis, qui m’a proposé cet endroit, destiné à l’origine à devenir un supermarché. C’était le lieu idéal pour tout réunir aux côtés de ma collection personnelle : l’art, la solidarité, le style et ce bâtiment, Place Jean-Michel Basquiat, qui semble être construit en morceaux de sucre. J’avais l’impression d’avoir une vie avec une multitude d’axes différents et, tout à coup, La Fab en devient le cœur comme une rose des vents. J’aime beaucoup.
La Fab. – Place Jean-Michel Basquiat
La Fab. – Place Jean-Michel Basquiat
La Fab. – Place Jean-Michel Basquiat
La Fab. – Place Jean-Michel Basquiat
La Fab. – Place Jean-Michel Basquiat
La Fab. – Place Jean-Michel Basquiat
La Fab. – Place Jean-Michel Basquiat
La Fab. – Place Jean-Michel Basquiat








L’adresse, justement, est liée à Jean-Michel Basquiat, cette légende de l’art contemporain que vous aimez depuis toujours et à l’une des premières œuvres que vous lui avez achetée en 1983. Garder un fil rouge, une cohérence, entre votre vie et votre travail, est-ce fondamental ?
Oui complètement, mais le plus drôle est que l’adresse ne portait pas ce nom quand j’ai décidé de m’y installer. Nous l’avons appris plus tard par la Mairie. Nous l’avons donc baptisée ensuite avec la sœur de Basquiat et ses nièces à l’automne 2020. J’ai toujours ce genre d’histoires mystérieuses dans ma vie, comme si j’avais une bonne étoile, une main du ciel qui me protégeait. Ce nom de Place est venu de manière totalement naturelle. La foi me porte.
Ce centre d’art, installé dans ce bâtiment neuf composé de logements sociaux, met en avant des actions humanitaires, responsables et solidaires, soutenues par le fonds de dotation que vous avez créé en 2009. L’art, la mode, le social, la politique, le développement durable doivent-ils désormais aller de pair de manière naturelle ?
Je le pense depuis toujours. Et c’est ce que je fais. La gauche écologique doit être intégrée à tous les programmes et non être seulement un parti. J’ai acheté Tara Océan il y a quinze ans avec mon fils, Étienne Bourgois, pour en faire un laboratoire scientifique flottant au service de la protection de l’environnement marin. Cette goélette, qui part en voyage pour des expéditions et la recherche scientifique, a fait escale dans plus d’une soixantaine de pays pour sensibiliser et provoquer les prises de conscience. C’est crucial de soigner la mer. Les océans vont très mal. Mais j’ai pleinement confiance en la nouvelle génération. Beaucoup de jeunes sont volontaires et ont envie de protéger la planète. Cela va dans le sens de mes convictions depuis très longtemps.
Il est important d’être écologique. Je l’ai intégré depuis le départ dans mes créations entre coton bio, récupération et réutilisation des matières. L’art, le vêtement, le social, la politique, le développement durable, tout est lié. C’est ma vie. Sans hiérarchie ni préférence. Je suis toujours en quête d’harmonie entre les gens et moi, les gens entre eux, et ce qu’ils aiment porter. J’aime la cohérence et j’en ai même besoin.
Vue de l’exposition de La hardiesse dans la collection. © Rebecca Fanuele. La Fab. / collection agnès b., 2020.
Vue de l’exposition de La hardiesse dans la collection. © Rebecca Fanuele. La Fab. / collection agnès b., 2020.
Vue de l’exposition de La hardiesse dans la collection. © Rebecca Fanuele. La Fab. / collection agnès b., 2020.
Vue de l’exposition de La hardiesse dans la collection. © Rebecca Fanuele. La Fab. / collection agnès b., 2020.
Vue de l’exposition de La hardiesse dans la collection. © Rebecca Fanuele. La Fab. / collection agnès b., 2020.
Vue de l’exposition de La hardiesse dans la collection. © Rebecca Fanuele. La Fab. / collection agnès b., 2020.
Vue de l’exposition de La hardiesse dans la collection. © Rebecca Fanuele. La Fab. / collection agnès b., 2020.
Vue de l’exposition de La hardiesse dans la collection. © Rebecca Fanuele. La Fab. / collection agnès b., 2020.








Vous avez inauguré le lieu avec l’exposition « La hardiesse » : 300 œuvres issues de votre collection personnelle, riche de 5 000 pièces, qui mettent en lumière pléthore d’artistes devenus des grands noms. Votre deuxième exposition « Regards hors-champ et paysages » ouvre la possibilité d’un ailleurs, que vous aimez tant. Comment avez-vous pensé ces deux événements ?
C’est la manière dont les murs parlent qui m’intéresse. Je choisis ce qui me provoque des chocs visuels, ce qui me saute aux yeux. C’est aussi et toujours une histoire de rencontres et de dialogues avec les artistes. Par exemple, j’étais la première à exposer Claire Tabouret ou Futura 2000. Qu’ils soient émergents, reconnus ou passés de mode, comme cela peut arriver, je reste fidèle aux artistes. J’ai appris à faire confiance à mon regard. L’œuvre est orpheline lorsqu’elle sort de l’atelier et doit être reprise par quelqu’un, aimée par d’autres regards. Elle est et reste vivante. C’est la raison pour laquelle je les collectionne. C’est un moyen d’encourager par l’achat. Et je reste amateur car il y a le mot « aimer ».
J’ai démarré avec « La Hardiesse » car j’aime les artistes qui osent être différents. À l’image des peintures de Cyprien Gaillard. Il a acheté des tableaux de paysages sur lesquels il a passé des coups de blanc, je trouve cela très beau et hardi. Pour « Regards hors-champ et paysages », j’aime libérer le sujet qui s’arroge le droit d’être ailleurs, de porter son regard au-delà du cadre. J’aime le pas de côté, d’aller là où on ne regarde pas.
Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Louise Bourgeois, Tracey Emin, Weegee, Ben, Martin Parr, Madeleine Berkhemer… Vous êtes en effet une collectionneuse effrénée. La transgression, les artistes à la dérive, les marginaux vous séduisent particulièrement…
Oui, je les aime car ils rompent avec le conventionnel, s’extraient du cadre, ont le goût pour le décalage et prennent des chemins de traverse, comme Kenneth Anger, Jonas Mekas, John Waters… Et ce sont pour la plupart des amitiés que je garde, comme JonOne que j’ai connu en 1992 à l’Hôpital Ephémère, ou Madeleine Berkhemer dont l’œuvre est bouleversante, un manifeste du tiraillement des femmes. Beaucoup d’artistes me parlent d’ailleurs de leur enfance. Comme je le dis toujours, c’est l’humus de départ. Basquiat m’avait conté la sienne pendant des heures au lieu d’aller dîner chez Castelbajac après son dernier vernissage chez Yvon Lambert (rire).
Comment se déclenchent tous ces chocs artistiques dans votre collection personnelle ?
C’est souvent au moment des accrochages, c’est comme un grand collage, une dissertation visuelle. Par exemple, pour « Regards hors-champ et paysages », la magie a opéré lorsque j’ai mis côte à côte deux peintures abstraites de Natacha Régnier et un dessin au crayon de l’école de Guerville où trois jeunes se regardent. C’est aller d’une idée à une autre et trouver l’harmonie. C’est ce que j’aime.
Pour cette exposition, j’ai également créé un petit coin Versailles pour comprendre mes racines, avec un cliché de moi à huit ans, le regard hors-champ. Je connais toutes les pièces de ma collection que j’ai créée ces trente dernières années. Intuitivement, tous ces liens existent déjà, mais tout à coup, je les mets en scène et se crée une nouvelle connexion. Tout ce travail d’installation se fait avec la collaboration de William Massey et Elodie Cazes.
Vous avez toujours dit que vous souhaitiez devenir conservatrice de musée et faire l’École du Louvre. Vous en rapprochez-vous un peu plus aujourd’hui ?
Oui et pourtant la petite Versaillaise de 16 ans ne savait pas à l’époque comment se rapprocher de l’art (rire). J’ai grandi dans cet immense parc, je lisais tout sur Versailles et Saint-Simon. J’étais passionnée mais la vie en a décidé autrement. Cependant, à l’époque, j’étudiais le dessin aux Beaux-Arts et la danse au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse. Je trouve que cette idée de « donner à voir » est un privilège formidable. C’est échanger, proposer aux autres. Le fait d’avoir d’une galerie fut une étape fondamentale. Mais dans notre boutique du 3 rue du Jour, nous accrochions déjà aux murs des affiches de cinéma, des tableaux, des dessins… L’espace était une ébauche de ce qu’est devenue la Maison agnès b.
Je suis également une passionnée d’histoire. Cette appétence me vient de mon père. Il m’a emmenée à Florence et grâce à lui, j’ai découvert la peinture italienne, Botticelli, Michel-Ange. J’ai été éblouie. Je me suis alors demandé comment exercer un métier proche de ce que j’aimais. C’est la raison pour laquelle je voulais étudier à l’École du Louvre. J’ai pu toutefois prendre quelques cours en étudiante libre.
L’idée de cette Fab me trottait donc dans la tête depuis longtemps. Avec Sébastien Ruiz, directeur du Fonds de dotation, nous avons pu tout rassembler au même endroit. Ce centre d’art permet de donner une forme à tout ce que j’ai créé, tout ce qui m’intéresse. Elle renvoie à ce côté Fab-uleux et qui résonne comme la Factory de Warhol ou la Fabrica des Italiens dans les années 80.
Qu’est-ce qui vous nourrit et vous fascine dans cet amour de l’art ?
Il s‘agit d’amour de l’art, mais aussi de la nature, des jardins, des parcs comme celui de Versailles… Une approche qui allie le sauvage du lointain à l’organisé du proche. Dans mon jardin, j’ai agencé un coin forêt et un coin organisé. La beauté de ce qui nous entoure me porte. J’essaie de bien le faire par rapport au mal que les gens peuvent vivre et subir. Je suis toujours très curieuse de ce qui passe dans le monde et l’art fait du bien.
Pour l’encyclopédie Diderot et d’Alembert, qui m’a été offerte par ma famille, la première phrase sur la beauté évoque « le sentiment de rapports agréables ». Qu’il s’agisse de rapports visuels, de fond, de forme. C’est magnifique ! La beauté est un sentiment, un feeling. J’aime cette notion dans tous les sens du terme, y compris dans le trash. À l’instar des photographies de Nan Goldin. Je fus la première à exposer son œuvre à Paris en 1992. J’avais organisé son premier slideshow car on ne pouvait pas imprimer toutes les images. Je lui avais proposé de mettre en place une projection où elle raconterait chacun de ses clichés. Ce fut un moment bouleversant et inoubliable.
Depuis la création de votre marque (de vêtements, d’accessoires et de cosmétiques) en 1973, vous avez toujours tenu à rester la propriétaire. Vous avez aussi toujours refusé de faire de la publicité. Avec le Fonds de dotation, vous contrôlez vos actions de mécénat, de partenariat et de philanthropie en soutien aux artistes émergents et aux associations car La Fab n’est pas une fondation, donc aucune aide de l’État. Était-ce une règle d’or de se libérer des carcans ?
Bien sûr. La liberté est primordiale et dans ma nature intrinsèque. C’est la raison pour laquelle j’aime les artistes de mon exposition « La Hardiesse » car ils osent faire et dire. Ils m’éblouissent. J’alimente moi-même le fonds de dotation et je travaille à 65 % pour l’État. Je fais ainsi ce que je veux avec cet argent et je reste indépendante. Nous soutenons beaucoup d’associations. Mon idée du partage est fondamentale, bien plus intéressante et concrète que cette notion de ruissellement qui ne fonctionne pas. Si tous les ultra-riches payaient leurs impôts en France, cela irait mieux. Mais ils font tout pour les contourner, c’est ahurissant.
Pour la publicité, je n’ai jamais voulu en faire pour ma marque, c’est la presse qui m’a promue. Je lui en serai toujours reconnaissante. Elle a vu une particularité dans mes créations qui n’existait nulle part ailleurs. Les clients sont venus, ce qui a produit un effet boule de neige et cela m’a encouragée. J’ai eu beaucoup de chance car mon travail leur a plu, ce n’est pas le fruit du hasard Balthazar (rire). Ils ont aimé l’âme de la boutique. C’était une époque où la presse était aussi beaucoup plus libre. Aujourd’hui, les journalistes de mode sont sous la coupe des annonceurs et cela ne se dit pas assez.
Vous n’aimez pas la mode, vous aimez le style et le vêtement. Surtout le style « subtil, chic et décontracté » pour « aider les gens à se sentir bien, à se sentir beaux ». Est-ce ce qui vous anime dans l’acte de création ?
C’est l’amour des gens, l’envie de leur faire plaisir. Je travaille énormément les coupes pour simplifier et libérer le mouvement, ainsi que les belles matières, comme le lin, le voile de lin, la soie, le coton. Aujourd’hui, le monde se rue sur le coton bio, mais il n’en existe véritablement que 20 % sur Terre. Tout devient donc plus onéreux. Je me bats également pour le made in France qui représente 40 % de la Maison.
Ce qui m’anime, c’est de penser comme une enfant, avec cette expression que j’utilise depuis toujours : « On dirait qu’on serait ». Je me raconte ainsi des petites histoires lorsque je crée pour les autres. Je pense à eux, à leur vie, à des situations, je me mets à leur place. C’est un mécanisme enfantin que j’ai gardé quand je jouais. Tout reste simple chez l’enfant. Il est ainsi crucial de les laisser s’exprimer et être eux-mêmes sans les casser. Je dis souvent « Be yourself, mais n’embête pas les autres ». Nous avons d’ailleurs conçu des tee-shirts à l’effigie du « Be yourself ».
Selon vous, l’art permet-il de faire avancer et de dynamiser la mode ?
Je ne sais pas trop. Ce que je pense en revanche, c’est que les gens ont de plus en plus la culture transversale, internationale. C’est le cas au Japon, à Tokyo. Ils ont cette mondialité de la culture. Mais pour moi, la mode n’est pas de l’art, ou très rarement. Je connais mal les créations de mes homologues. Je ne suis jamais rentrée dans les boutiques de Rykiel, Marant, Kenzo. Je ne fais jamais de shopping, je reste concentrée sur mon idée. Et je trouve le luxe anachronique.
Je mêle l’art et la mode à travers des tee-shirts d’artistes. Ils ont un contrat et touchent un pourcentage sur les ventes. Ce vêtement est un véhicule très important, c’est une œuvre d’art à la portée de tous. On peut s’en emparer et l’assumer entre l’image, la phrase, le message. Par exemple, j’adore Rembrandt. À 23 ans, j’avais créé un tee-shirt tiré d’un autoportrait où il sourit, accompagné en dessous d’un message écrit : « Tous les grands ont été petits ». Ce tableau de 35 cm se trouve à Los Angeles.
Je confectionne également des pièces avec des toiles que j’ai achetées. Il existe toujours Le point d’ironie, que j’ai fondé avec Christian Boltanski et Hans-Ulrich Obrist, donnant carte blanche à un artiste, cinéaste, photographe, musicien…
Vous êtes aussi une grande passionnée du 7e art. En 1997, vous avez créé votre société de production, Love Streams, pour coproduire vos réalisateurs coups de cœur (Harmony Korine, Gaspar Noé). En 2008, vous vous associez à l’éditeur Potemkine pour des collections patrimoniales (Jean Eustache, Andreï Tarkovski, Leos Carax…). En 2014, vous réalisez un road-movie My name is Hmmm. Qu’est-ce que vous apporte le cinéma, la cinéphilie ?
Tout est complémentaire. Il m’apporte une autre forme de culture. Pour mon film, que j’ai écrit en deux jours, j’ai eu envie de le réaliser en regardant La Nuit du Chasseur de Charles Laughton. Il n’en a signé qu’un dans sa carrière et c’est l’un de mes films préférés. À cette époque, je ressentais le besoin profond de m’exprimer par rapport à ma vie personnelle, à mes expériences « lolitesques ». Et ce ne fut pas sans mal : j’ai écrit, filmé, monté, choisi les acteurs.
Ensuite, le cinéma mondial m’a considérablement influencée : qu’il soit japonais, russe comme Taxi Blues, ou anglais dans les années 70. Les Britanniques avaient une liberté qu’on ne connaissait pas, avec des œuvres comme Love de Ken Russell ou Accident de Joseph Losey. Je me suis bâti une solide culture cinématographique mais je pense qu’il faut en avoir une pour apprécier véritablement le septième art. Comment inculquer le cinéma actuel si l’on ignore les films extraordinaires d’hier ?
Qui êtes-vous Polly Maggoo ? – 1966
John Travolta – Pulp Fiction
Reservoir Dogs – Quentin Tarantino
David Bowie
David Bowie
Jim Jarmusch – Cannes 2016
Portrait B&W







En tant que styliste, vous avez aussi collaboré avec William Klein pour les tenues de Qui êtes-vous Polly Maggoo ?, Quentin Tarantino pour celles d’Uma Thurman et de John Travolta dans Pulp Fiction, David Lynch pour Mulholland Drive. Vous avez également habillé Jim Jarmusch, David Bowie… Et votre collection 2021 met à l’honneur des stars françaises (Reda Kateb, Nicolas Maury, Diane Rouxel). Quel a été le déclencheur de cette histoire d’amour entre la mode et le cinéma qui perdure sans se déliter ?
Tout vient naturellement. Ce sont toujours des histoires que je me raconte. J’avais créé un thème sur les femmes d’Hitchcock sans reprendre les vêtements, comme si j’habillais les films du cinéaste avec toutes les actrices formidables avec lesquelles il a tourné. J’avais conçu des tenues de couleurs vives en aplat, des looks color block, comme on les appelle aujourd’hui, et des chemises que je surnommais Soupçons ou Notorious.
Pour Qui êtes-vous Polly Maggoo ?, j’avais 23 ans, jeune styliste chez Dorothée Bis, une marque également portée par la presse. J’ai créé les costumes du film avec William Klein et son épouse. C’est étonnant de prendre conscience que les rayures étaient déjà très présentes dans mon travail. Pour Reservoir Dogs et Pulp Fiction, Quentin Tarantino a envoyé son habilleuse dans ma boutique. Je me rappelle, j’avais rendez-vous avec lui pour boire un café et notre rencontre a duré trois heures. Pour Jim Jarmusch, je lui avais confectionné un western tuxedo pour Cannes. J’avais même habillé Thomas Pesquet pour le Festival, avec un nœud papillon en étoile. J’aime beaucoup la générosité de cet homme et le partage de son voyage dans l’Espace.
La partie musique est aussi très active. agnès b. possède sa webradio, avec un choix très éclectique, à l’écoute dans les différentes boutiques. Nous proposons également aux gens de créer des playlists. Avec Yann Le Marec, responsable de l’identité sonore, nous nous occupons de la relation aux artistes et aux labels que nous soutenons.
Votre parcours a démarré sur la base d’un traumatisme. La résilience dans l’art et l’art de la résilience sont deux préceptes qui vous définissent parfaitement bien. Est-ce un combat qui ne vous a finalement jamais quittée ?
Plus qu’un combat, cela reste un traumatisme que l’on garde et qui conditionne notre vie personnelle. Mon film My name is hmmm se termine sur une note positive : « Je te protégerai toujours ». Je voulais de la rédemption, de la résilience. La conclusion est optimiste et elle s’en sort.
Pourquoi l’art est-il si important dans nos vies ?
C’est inscrit dans la nature humaine. Un moyen d’exprimer la beauté via un travail d’artisan, d’artiste. Un besoin de transformer la réalité en quelque chose d’autre. J’ai souvent des pulsions artistiques dans ma manière de créer. Mes idées sont des papillons attrapés au vol. Je crée tout le temps. Il suffit qu’un vêtement se trouve sur un autre pour que cela fasse naître en moi un assemblage de couleurs. En définitive, je travaille toujours sans jamais travailler (rire). Ma création n’est jamais laborieuse, elle émerge et évolue dans le plaisir.
Que signifie pour vous un chef-d’œuvre, tout art confondu ?
Un chef-d’œuvre réunit tout. C’est la Chapelle Sixtine, Le Caravage, Michel-Ange, Botticelli. La Renaissance italienne me bouleverse totalement. En revanche, je ne suis pas à la recherche du « chef-d’œuvre », mais plutôt de l’œuvre : sa consistance, sa beauté, sa diversité, son évolution. Un artiste ne doit pas être là où on l’attend. Il doit surprendre, se réinventer, se renouveler. S’il se répète, cela devient monotone et même un système.
Quel est votre regard sur la place des femmes aujourd’hui ?
Je n’ai jamais eu de revendication féministe, plutôt celle d’être libre et indépendante. Ma vie maritale avec Christian Bourgois était oppressante, je suis partie avec mes jumeaux et je me suis débrouillée. Nous étions pauvres mais pas malheureux. Je garde toujours cette idée que les hommes et femmes se complètent : nous sommes un peu l’un, un peu l’autre. Mais les femmes ont autant de qualités qu’eux et il faut les mettre en avant.
Aujourd’hui, à 79 ans, je suis mère de cinq enfants, grand-mère de seize petits-enfants et arrière grand-mère de trois arrières-petits-enfants. Un quatrième s’apprête à voir le jour. Cela fait vingt descendants. C’est ce qui s’appelle une longue vie bien remplie (rire). Cela dit, mon état d’esprit n’est pas dans le rétroviseur, je reste toujours très curieuse du futur. Et je ne pense jamais « je » mais plutôt « on », car la vie est collective. C’est comme cela que je la vois, que je la vis, et j’ai la chance de me sentir bien.
Quels sont les prochains rendez-vous de La Fab ?
L’exposition « Regards hors-champ et paysages » se prolonge jusqu’au 10 juillet. Avec André Magnin, nous nous sommes invités mutuellement. J’expose « Les drôlesses » dans sa galerie du 28 mai au 31 juillet. Il s’agit de deux portraits de Claire Tabouret que j’ai mis en scène dans mon jardin et vêtus avec mes habits à travers 80 photos. J’en ai tiré un beau livre, à paraître cet été aux Presses du réel. Et André Magnin présente à la galerie du jour ses découvertes à travers « Vive l’Afrique !! » du 21 mai au 24 juillet. À partir de la mi-septembre, on dévoile la troisième exposition de ma collection qui aura pour sujet les graffitis et le street art à La Fab. Et en parallèle, je travaille sur les collections Homme et Femme été 2022.
Exposition « Regards hors-champ et paysages »
Prolongée jusqu’au 10 juillet 2021

La Fab
Place Jean-Michel Basquiat, 75013 Paris
Ouvert du mardi au samedi inclus
11 h – 19 h
Dernière entrée à 18 h
Livre « Les drôlesses »
Éditions Les Presses du Réel
Parution 3e trimestre 2021, 120 pages, 24 €
