Portrait de Pietro Travaglini
Portrait de Pietro Travaglini

Pietro Travaglini

Design

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Pietro Travaglini est un designer qui vit et travaille en Italie.

D’où vous vient cette passion pour le design ?

La passion pour le design est née d’une exigence que j’avais dans mon lieu de vie, mon studio car j’avais besoin de diviser cet espace entre une zone jour et une zone nuit. Afin de séparer ces deux zones, j’ai donc conçu ma première pièce, c’est-à-dire l’étagère Light Light. Après l’avoir réalisée et montée, j’ai pensé que j’aurais pu faire une autre chose de manière un peu différente. À partir de ce moment-là, je ne me suis plus arrêté. C’est une passion née d’une nécessité tout à fait banale qui, ensuite, s’est transformée en curiosité jusqu’à presque devenir une obsession. J’ai découvert plus tard qu’il s’agissait d’une caractéristique commune à tous les créateurs: nous sommes tous obsédés par nos rêves, par nos projets, par nos espoirs…

Vous avez une formation en architecture…

Je préférerais distinguer mes activités car je m’occupe d’architecture autant que de design. Depuis environ cinq ans, j’ai privilégié l’activité de designer au détriment de mon métier d’architecte.

Puisque votre design peut être situé à mi-chemin entre le design artistique et le design industriel, vous considérez-vous plus comme un artiste, comme un designer ou plutôt comme un hybride des deux ?

Il y a longtemps,  je me suis demandé quelle était ma soi-disant vocation, mais je n’ai pas relevé de différence objective entre les deux choses ; c’est-à-dire que pour moi la figure du designer – que d’ailleurs je préfère appeler « créatif » – et celle de l’artiste s’entrecroisent en permanence. Par conséquent, il n’y a pas de distinction nette car il y a beaucoup de contaminations entre les deux domaines et, en ce qui me concerne, une grande envie d’embrasser les deux sphères. D’ailleurs, pour une raison personnelle de complétude, depuis un an, j’ai commencé à faire de l’art : j’ai réalisé des sculptures en métal tout en utilisant deux outils fondamentaux, la soudeuse et le broyeur.

Quelles idées voulez-vous véhiculer à travers votre travail ?

J’ai une propension à l’innovation dans le sens de la recherche. Je suis donc très attiré par tout ce qui ne s’utilise pas habituellement, ce qui se traduit dans ma recherche personnelle au sujet du style, voire de certaines formes. C’est pourquoi, le message que je cherche à véhiculer est le côté passionnel de la matière qui, dans ma vision, correspond à une personnalité curieuse : cela va du côté esthétique figuratif jusqu’à une recherche très approfondie au sujet des matériaux et de leurs différentes possibilités de malléabilité ainsi que des odeurs. Quand on coupe le métal, quand on soude ou quand on utilise le bois, il y a un jaillissement d’odeurs caractéristiques qui engendrent toute une série de réminiscences qui stimulent la curiosité. C’est pourquoi quand je parle de mon travail, j’ai tendance à souligner l’importance de la curiosité par rapport à la compréhension du processus derrière le design et l’art, puisque très souvent, l’objet est présenté sans explication du procédé et de l’approche à l’idée. Il est important d’expliquer la raison du choix d’une forme spécifique ; les causes ou des effets qui ont amené le créatif à projeter l’objet d’une façon ou d’une autre.

C’est la maison de production qui devrait montrer les différents passages à l’utilisateur final afin de l’éduquer à ses choix, c’est-à-dire à évaluer la qualité du produit, du design, de l’idée, de la créativité. Cela n’est pas abordé, et à l’inverse, l’entreprise recherche l’idée ou la tendance de la prochaine année auprès de l’utilisateur final. Je trouve cela aberrant parce que de cette façon, nous ne faisons que nourrir l’ignorance.

Votre production est basée d’une part sur des lignes essentielles, presque minimalistes, d’autre part sur des structures multifonctionnelles. Comment évoluent en parallèle ces deux lignes artistiques et programmatiques ?

Par rapport à mes premiers projets, j’ai progressivement amenuisé le trait du design tout en le réduisant à quelque chose de plus en plus minimal. La raison ? J’ai approché le monde du design en tant qu’utilisateur, j’avais besoin d’une cloison pour une chambre et puisque je n’ai rien trouvé de satisfaisant, c’est moi qui l’ai créée. Je voulais donc réaliser des choses qu’une fois installées à la maison, je puisse ressentir comme miennes dans le sens de pouvoir les interpréter, les gérer, les modifier en fonction de mes exigences autant que de mon ressenti. C’est pourquoi j’ai essayé d’offrir cette possibilité à l’utilisateur final en créant des objets changeants dont l’atout statique de leur présentation puisse être modifié par le biais de quelques simples mouvements. Celle-ci a été mon approche initiale car, en tant qu’utilisateur final, j’avais besoin d’interpréter ces objets et de les rendre personnels.

Puis, chemin faisant, je me suis rendu compte que malheureusement, très peu d’utilisateurs avaient cette velléité car la plupart d’entre eux ne voulaient qu’un objet prêt à être sorti de sa boîte sans besoin d’assemblage ou autre. Quand je me suis heurté au design industriel, c’est-à-dire aux productions massives, j’ai dû laisser tomber mes propos car ces produits s’adressent à un public dépourvu de curiosité, et qui ne demande qu’un objet cohérent avec l’image présentée par la publicité.

Vous avez une prédilection pour le métal. Dérive-t-elle du fait que le métal s’adapte mieux à la traduction plastique des vos idées et projets ou d’une question fonctionnelle ?

Depuis deux ans, j’ai commencé à travailler le métal aussi manuellement : j’en étais particulièrement intrigué sur le plan conceptuel, c’est un matériau extrêmement dur et difficile à modeler. J’ai découvert qu’en réalité, on peut retravailler le métal autant que le bois en raison de ses tensions caractéristiques et qu’il s’agit notamment d’un matériau très vivant : les dilatations thermiques qu’il peut subir en phase de soudure quand il s’échauffe ou quand il se refroidit produisent des mouvements et des torsions. C’est pourquoi la méthode utilisée pour modeler l’objet peut énormément le modifier, d’un point de vue chromatique aussi.

Que pensez-vous du design contemporain ?

En ce qui concerne le design contemporain, en dehors des lignes classiques de grandes entreprises, j’ai trouvé beaucoup de réalités intéressantes crées par des gens qui ont assimilés plusieurs domaines de compétence. Ils expriment leur vision par rapport à ce qui les entoure : l’historique, la technologie qui est en train de s’intégrer dans toutes les formes de design domestique. Je suis plein d’espoir par rapport à ce que je vois : être confronté à l’enthousiasme des autres artistes m’apporte beaucoup d’énergie.

Que pensez-vous de la situation actuelle du design en Italie ?

C’est le miroir parfait de ce que l’Italie est en train de vivre suite à la dernière crise. Il y a une telle crainte de compromettre certaines situations établies que le facteur « recherche » n’est même plus contemplé. C’est un signal qui fait comprendre; le moment que nous traversons est sombre et surtout connoté par une grande incertitude qui provoque une tendance générale à faire marche arrière pour revenir à ce que les maisons de production italiennes vendaient il y a dix ans au lieu d’investir dans la recherche. Cette recette ne fonctionne pas et nous pouvons constater en visitant les salons du secteur qu’on ne trouve pas de nouveautés car les entreprises proposent les mêmes gammes de produits, tout en se limitant à apporter des variations chromatiques. De plus, personne n’est prophète à la maison et donc, parfois, les entreprises font appel à un jeune designer coréen, américain, indien, pakistanais, londonien, français ou autre pour donner l’impression de proposer quelque chose de nouveau.

Selon vous, où se situe la composante artistique dans votre travail ?

Je crois qu’elle peut être appréciée dans le ressenti que mes objets transmettent. C’est comme quand on va visiter une exposition d’art contemporain. Je crois que la lecture la plus intéressante vient de notre deuxième cerveau, c’est-à-dire l’estomac : ce qui compte n’est pas le message visuel de ce que j’ai reconnu, car j’ai une certaine culture ou un bagage d’expérience, mais le ressenti de l’estomac. Qu’ai-je ressenti en regardant cette œuvre d’art ? M’a-t-elle transmis une sensation ? Peu importe si elle fut bonne ou mauvaise. Si c’est le cas, alors cela implique que j’ignore si j’ai saisi correctement le message de l’artiste, mais elle m’a transmis quelque chose que je sens m’appartenir. Si, au contraire, je rentre dans cette chambre et je ne ressens rien, cela signifie que l’œuvre n’a pas d’âme, pas de contenu. Selon moi, avant de visiter une exposition, il est inutile de se remplir la tête avec plein d’informations : l’important est de s’écouter, de se créer sa propre expérience sur la base de ce que l’on observe et, si cela nous correspond, on peut ensuite approfondir la connaissance de l’artiste et de ses motivations, de ses propos, etc.

D’un point de vue artistique, j’essaie de faire la même chose avec mes objets : quand, par exemple, vous voyez en chair ma table basse Stratosfera (Stratosphère), elle vous donne une certaine impression, puis vous la touccez et tu en reçois une autre, ensuite vous la sentez et elle devient automatiquement une partie de toi.

Quelles ont été vos expériences les plus marquantes ?

J’ai connu des moments de bonheur extrême dont l’origine était des gratifications professionnelles, qui ont aussi nourri mon moteur de créativité, parce que nous, les créateurs, brûlons beaucoup d’essence, et par conséquent nous avons toujours besoin de reconnaissance car, à la base, nous sommes infiniment seuls et par rapport à cette solitude nous recherchons constamment des confirmations.

Je me souviens aussi de moments difficiles qui m’ont aidé à comprendre certaines choses, et qui ont donné une direction à ma vie sur le plan professionnel autant que personnel. Je cherche toujours à ne pas obtenir trop d’inspiration des autres afin de ne pas avoir une vision sectorielle. Au contraire, pour moi, il est extrêmement important de garder une certaine vision d’ensemble, qui seule peut me permettre de comprendre le « tout » et d’abattre les schémas mentaux qui pourraient me pousser à travailler de telle façon à ne pas oser, voire, ne pas risquer de ne pas être compris…

Lorsqu’on approche cette discipline, on doit être prêt à faire face aux différentes situations sans rémission, sans peur et c’est cela l’origine du ressenti de solitude dont je parlais : même si ce sont mes objets qui parlent à ma place, c’est toujours moi le frontman (leader) de moi-même. Tout cela explique pourquoi j’ai du mal à dire quels ont été les moments qui ont le plus marqués ma vie, la liste serait très longue et variée. Le bon côté de mon métier se situe dans l’étude constante de soi-même : il s’agit de découvrir de bonnes choses autant que des mauvaises, de reconnaître les limites que l’on ne voudrait pas avoir. C’est une sorte de psychanalyse continuelle. Ce qui ressort à chaque fois que je fais un croquis sur un morceau de papier n’est qu’une partie de moi : il est possible d’y lire des références de mon passé, et à la fois plein de nouvelles contaminations que j’ai intégré indirectement à travers ma curiosité habituelle, ainsi que les impressions qui résultent de mon esprit d’observation par rapport à ce qui m’entoure. Il n’y a pas de logiques spécifiques pour décrypter ce qui déclenche mon attention. Mais je sais que la raison pour laquelle je continue à faire ce que je fais est une énorme soif de curiosité et d’innovation qui, souvent devient une sorte d’obsession. C’est pourquoi je travaille aussi pendant le sommeil : souvent la nuit je me réveille, j’écris deux lignes puis je me rendors et le jour d’après j’espère me rappeler ce que ces deux lignes signifient.

Vous êtes dans une sorte d’apprentissage constant qui en même temps revient à un processus maïeutique. C’est comme si, par le fait de vous remettre en question, vous faisiez une auto filiation continuelle…

Tout à fait. Bien souvent l’artiste ou le designer passe toute sa vie à faire la même chose en apportant des modifications tellement minimales que le résultat est toujours le même. Un peu comme faisait Giorgio Morandi avec ses natures mortes : je parle de lui car ici à Bologne [où monsieur Travaglini vit et travaille, N.D.R.] c’est l’artiste incontesté et je l’ai subi durant tout mon parcours scolaire. Personnellement, je le trouve assez aride sans rien vouloir enlever à la valeur de ce qu’il a fait.

Je développe ma créativité de cette façon parce que pour moi me remettre en question est une exigence et je me suis souvent demandé s’il y a un élément, voire un détail, qui se répète dans tout ce que je fais et qui pourrait permettre d’identifier la paternité de mes objets. Je m’ennuie facilement après avoir exploré un domaine, si j’en suis suffisamment satisfait ou que je n’en suis plus tellement intrigué, j’ai tendance à passer à autre chose. Et bien évidemment, cela constitue une arme à double tranchant.

Ces derniers temps, cette méthode très à la mode selon laquelle l’importance ne réside pas dans le complexe mais plutôt dans le détail, je la trouve assez lâche de la part de l’auteur, ainsi que de la part de ceux qui la cautionnent : d’une part, l’auteur joue avec et de l’autre part, ceux qui la cautionnent ne font que démontrer leur ignorance, d’autant plus que ce sont très souvent les gens qui étalent un savoir général avec une attitude prétentieuse. De plus, cela témoigne d’un manque de courage des deux côtés : les nouveaux produits sont presque toujours mis de côté dans l’attente de la validation d’un personnage plus ou moins agréé. Voici pourquoi je soutiens que les entreprises du design italien devraient s’occuper de communiquer la tendance à l’utilisateur final et non pas attendre que ce dernier exprime ses goûts et réaliser un objet en fonction de cela. C’est une forme de sujétion complètement injustifiée. Afin de nous défendre de cet aplatissement culturel, il faut resister en développant la curiosité auprès des gens parce qu’elle permet d’aller jusqu’au bout, d’avoir un goût non massifié mais personnel ce qui est un achèvement pour le libre arbitre de chacun.

Qu’est-ce que votre travail apporte au sein de notre société ?

Dire ce que mon travail apporte à la société serait une affirmation importante. Je ne voudrais pas exprimer des impressions qui ne correspondent pas à la vérité. Je pourrais dire que j’aimerais adresser à la société le message d’avoir une vision la plus approfondie et globale que possible. Je me réfère à toutes ces images culturelles stratifiées qui cachent un peu la réalité des choses. Un exemple pourrait être la durabilité environnementale : on en parle par rapport aux processus de fabrication, aux matériaux utilisés, etc… Ce propos est exhibé par les maisons de production et certains designers pour leur vrai apport à la société, dans ce cas spécifique pour un monde plus propre. Je crois qu’il s’agit d’un des plus grands canulars de ces derniers temps, et que sur cette base, ils ont créé un impact induit qui n’a que des finalités commerciales bien éloignées de l’objectif écologique. Souvent, il manque un processus d’éducation visant à enseigner à l’utilisateur final la dimension écologique de l’objet car il contient des substances toxiques ou bien l’entreprise qui le produit utilise des méthodologies qui impliquent un énorme gaspillage énergétique. Souvent, malheureusement, l’apport du designer est tellement banalisé qu’il ne se réduit qu’à un brand, de « durabilité environnementale » dans ce cas.

Quels sont vos artistes et designers préférés ou avec lesquels vous sentez-vous plus en correspondance ?

Pour les raisons que j’ai expliquées au fil de cette interview, j’essaye de ne pas me faire « contaminer » et de rester le plus ignorant que possible. Je parle d’une ignorance positive, qui me pousse à ne pas avoir d’idoles : je cherche à gérer ma créativité sans trop me faire emporter par les designers et les artistes que j’apprécie.

Dans le cadre de l’art contemporain, je peux nommer Anish Kapoor, qui pour moi est le Lucio Fontana de nos jours ; et Tony Cragg, qui a exploré énormément de domaines et dont certaines œuvres renvoient aux poïétiques de conception utilisées par Antoni Gaudí dans l’architecture, ce qui pour moi constitue l’énième démonstration qu’il y a des « coupures » transversales entres les différents domaines. Il n’y pas de vraie séparation entre l’art et le design ou l’architecture, c’est une continuelle intersection. J’ai nommé ces deux artistes car ils ont été pour moi l’amour au premier regard, même si j’essaie de ne pas trop m’attacher à leurs travaux, dans le sens que je me laisse difficilement inspirer par des iconographies.

Selon vous, pourquoi l’art et le design sont-ils importants ?

L’art et le design sont importants parce qu’ils sont le tout premier témoignage des êtres humains : c’est notre histoire. Nous pouvons lire l’histoire de l’homme de bien des façons, mais ce qui est plus proche de nous, c’est-à-dire celle dont nous profitons dans la vie de chaque jour, ce sont les accessoires d’ameublement et non pas l’étagère présentée au dernier salon, mais plutôt la simple cuillère, la fourchette, etc… qui font partie de la vie de l’être humain. L’art est justement la condition qui nous distingue des autres espèces animales. En regardant l’art qui a été produit, il est possible de lire de manière plus rapide et intuitive l’histoire d’une ethnie, d’une race, du genre humain. Je trouve que l’art est autant indispensable que l’eau.

Quels sont vos projets futurs ?

En ce moment, je poursuis plusieurs projets. D’ici peu de temps, je sortirai une nouvelle lampe qui s’appellera « Virgola » (Virgule). Pour le reste, j’ai des collaborations et des projets qui ne sont pas liés au territoire italien, duquel je cherche à me détacher autant que possible car la situation en Italie est très critique et désormais je vise de nouveaux rivages.

Je crois que la lecture la plus intéressante vient de notre deuxième cerveau, c’est-à-dire l’estomac : qu’ai-je ressenti ? 

Pietro Travaglini