Portrait de Emmanuel Bréon
Portrait de Emmanuel Bréon

Emmanuel Bréon

Curateurs

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Directeur du Musée des Années 30 à Boulogne-Billancourt pendant vingt-cinq ans, puis directeur du Musée National de l’Orangerie des Tuileries, Emmanuel Bréon continue d’imaginer, d’inventer et de surprendre à la Cité de l’architecture et du patrimoine. Auteur de plus d’une trentaine de livres, de nombreuses préfaces et articles spécialisés, Emmanuel Bréon est avant tout un passionné de l’Art Déco. Le conservateur en chef revient sur son enfance, son parcours mené au sein de grandes institutions et son attrait indiscutable pour l’art des années 30. Rencontre avec le passionné et spécialiste du premier style international.

D’où vous vient votre relation à l’art ?

L’art vient de la petite enfance, je me suis toujours intéressé à l’image. Je suis une personne de l’écrit, j’écris des livres d’art mais j’ai également toujours regardé et collectionné les images. Assez tôt, lorsque j’étais gamin, ma grand mère m’emmenait dans les musées, notamment dans deux musées dont je suis, par la suite, devenu conservateur : l’Orangerie et le Palais de Chaillot où j’exerce actuellement. Par ailleurs, un ancêtre peintre, Guillaume Dubufe, peignait les portraits de famille ; c’était un bon peintre, élève de David, dont certaines pièces sont au Louvre. Arrivé à l’adolescence, comme je m’ennuyais en droit à la fac, j’ai étudié l’histoire de l’art. Il y avait donc une sorte d’atavisme familial, un goût pour l’art qui vient de l’enfance.

Guillaume Dubufe – Famille Dubufe 1820

Jeune conservateur au musée municipal de Boulogne-Billancourt, vous le rebaptisez le « musée des Années 30 » en 1994. Comment est né ce désir de recentrer le musée sur l’exploration du patrimoine des années 1930 ?

Lorsque j’étais conservateur du musée municipal de Boulogne-Billancourt, Georges Gorse, le maire, un vieux gaulliste de gauche, me dit ‘Mon petit bonhomme, faites-moi un musée’. Il m’a tout de suite accordé sa confiance.

En étudiant le paysage culturel de Boulogne-Billancourt, je me suis rendu compte que beaucoup d’acteurs des années 30 avaient œuvré dans cette ville : des architectes tels que Oli Garnier, Le Corbusier, Perret, Mélèze Thévince, des aviateurs qui avaient créé leurs premiers avions, des automobilistes leurs premières voitures, le petit Renault… la cocotte minute a aussi été inventée à Boulogne Billancourt… Progressivement, je lui ai proposé de faire quelque chose autour de cette période moderne de 1920 à 1940. L’appellation ‘Musée des année 30’ est arrivée dix ans après parce qu’il a fallu recueillir beaucoup d’informations. Dans ce contexte, j’ai attrapé ce goût pour l’Art Déco.

Par la suite, vous avez dirigé le musée de l’Orangerie, un lieu dédié à la peinture impressionniste et post-impressionniste, qui abrite notamment les hypnotiques Nymphéas de Monet. Quels souvenirs gardez-vous de la direction de ce bijou muséal au Jardin des Tuileries ?

C’est un musée où le public rentre sans faire d’effort… 1500 personnes par jour et une émotion formidable. Diriger l’Orangerie, c’est incroyable. Tous les soirs, j’allais voir Les Nymphéas de Monet pour moi tout seul. Puis la collection Walter Guillaume, avec les plus grands Picasso, une collection de Soutine formidable, etc. Mais c’était une sorte de grosse pantoufle, il n’y a pas à chercher le public, le public venait. Mais nous avons tout de même doublé le public.
J’ai fait des expositions… J’ai rencontré évidemment des ‘peoples’ sur place, le plus grand, peut-être que je n’ai jamais rencontré, ce fut Woody Allen  qui venait tourner son film à Paris, et avait pointé son doigt sur l’Orangerie ; j’ai donc eu Woody Allen pour moi tout seul, nous avons discuté durant une heure et demi de choses assez drôles, ce fut une belle rencontre et une émotion.

Puis, vous vous consacrez à nouveau à votre période artistique préférée, les années 30, lorsque vous êtes nommé Conservateur en chef de la Cité d’Architecture et du Patrimoine. Racontez-nous…

Oui, ce fut la troisième étape de ma carrière professionnelle où le président de la Cité à l’époque, François de Maizière, me dit ‘Emmanuel Bréon, nous allons vous employer, vous êtes le champion de l’Art Nouveau’. Alors, sans vouloir vexer mon patron, j’ai dit ‘Non, c’est pas l’Art Nouveau, c’est l’Art Déco’, et il me répondit ‘Pas de problème, on va faire une expo sur l’Art Déco !’

Après l’étape ‘Orangerie’ de quatre ans, je suis donc retombé dans la marmite ‘Art Déco’ pour entreprendre cette exposition 1925, Quand l’art déco séduit le monde à la Cité, qui eu un succès formidable, 220 000 entrées, ce fut un des gros succès de la Cité de l’Architecture et du Patrimoine.

Des chiffres qui montrent que l’Art Déco séduit toujours. Pensez-vous que ce premier style international est redécouvert différemment aujourd’hui ?

Oui, j’ai fait l’exposition 1925, Quand l’art déco séduit le monde à un moment où nous aurions pu penser que le goût pour l’Art Déco s’effacerait. Au contraire, cette exposition a eu un vrai succès ! En 2017, on se rend compte que l’Art Déco intéresse encore le monde entier, touche le cinéma (Gatsby le Magnifique) et intéresse à la fois les jeunes et les plus anciens ; une population confondue et internationale.

C’est très amusant, il existe des Art Déco Society dans chaque ville du monde qui font référence à Paris et au moment 1925. Mais en France, on a pu considérer que tout ça était un peu ringard, aujourd’hui, cela change. Il y a une prise de conscience que ce patrimoine est exceptionnel, mais il vient en contrepoint d’une modernité qui n’en voulait plus… L’Art Déco est le premier style international et on le découvre réellement aujourd’hui.

L’Art Déco est devenu progressivement votre passion. Qu’est-ce qui vous plaît tant dans ce style des années 30 ?

L’Art Déco est devenu petit à petit ma passion parce que c’est une période assez extraordinaire qui arrive juste après la première guerre mondiale épouvantable, huit millions de morts… Cette guerre est une tragédie dont on ne se relève pas, il y a des peintres qui ne vont jamais s’en remettre, comme Louis Biotet qui a décoré le Palais de Chaillot. L’après-guerre a été très féconde et pleine d’innovations ; c’est la première fois que l’on peut rouler, que l’on peut voler, puis on volera de plus en plus loin et l’avion permettra le voyage. Il y a aussi la photographie et le cinéma qui passe du muet à la couleur, il y avaient les studios de Boulogne et les studios Billancourt. Cette période est une aventure formidable. Je défends cette période par goût mais je sais voir d’autres choses aussi, heureusement.

Avant de vous consacrez avec intensité et enthousiasme à la période de l’Art de Déco, vous étiez dix-neuviémiste. Le XIXe siècle est également une époque foisonnante en création artistique. Quels sont les peintres qui vous attirent dans cette période, différente de celle de l’après-guerre dans année 30 ?

Avant ma spécialisation, j’étais effectivement dix-neuviémiste. J’ai un goût pour le néo-classicisme français, Jacques-Louis David et Ingres qui le suit, sans oublier le peintre de famille, Guillaume Dubufe.

Dans la période Art Déco, les peintres complètement ‘kitsch’ commencent de nouveau à être regardés ; Jean Dupas, par exemple. Une de ses toiles de neuf mètres était montrée à l’exposition 1925, Quand l’art déco séduit le monde à la Cité. Et j’ai retrouvé Jean-Paul Gaultier devant, à l’arrêt. Je lui ai dit ‘Monsieur Gaultier, vous aimez cette toile ?’ Il me répondit ‘J’adore’. Elle correspondait complètement à son univers ; c’est une toile des années 20 qui redevenait totalement contemporaine parce que Jean-Paul Gaultier avait posé ses yeux dessus. Chaque période a amené un chef-d’œuvre et un artiste fabuleux. 

Jean Dupas – La Vigne et le Vin – 1925

En tant que Conservateur en chef, quel rôle jouez-vous ?

Parfois ma famille me dit ‘qu’est ce que tu fais ?’ ou ‘tu t’amuses’, ‘mais à quoi ça sert de montrer les tableaux de notre ancêtre ou de les prêter à l’étranger’. Alors je lui réponds ‘on a eu un peintre dans la famille, il faut le montrer, il ne faut pas le garder pour nous’. J’ai toujours été comme ça… j’aime partager.

Malheureusement, la profession de conservateur est parfois décriée parce que beaucoup de mes confrères continuent de faire leurs études, c’est-à-dire qu’ils travaillent sur un peintre et ‘s’assoient’ quasiment dessus. On a alors pas le droit de traiter de Giraudet, parce qu’un tel l’a étudié.

La conservation d’un musée doit collecter, étudier, mettre en valeur, transmettre et diffuser ; ce sont les quatre piliers. On collecte, car un musée est d’abord une collection, on ensuite étudie les œuvres, puis il faut les rendre intelligibles et les restituer, c’est très important. Je suis triste quand un musée est vide, il faut aller chercher les gens dans la rue en leur disant ‘C’est pour vous !’.

Même si le musée est devenu un lieu incontournable, une activité première pour des français, il y a encore beaucoup de gens à aller chercher et à essayer de convaincre que c’est important. Le chemin est encore long…

Pour vous, qu’est ce qu’un chef-d’œuvre ?

Dans un chef-d’œuvre, il y a à la fois la reconnaissance de tous et le coup de cœur. Le chef-d’œuvre existe et je pense qu’il se confirme à travers le temps, internationalement. Dans ce cas, ce n’est pas une histoire de goût mais de transcendance.

Il y a un tableau que je considère comme un chef-d’œuvre, c’est La nativité de Georges De La Tour au musée des Beaux-Arts de Rennes. C’est drôle car le musée n’en fait pas la publicité ! Ce tableau représentant un bébé emmailloté avec des visages rouges autour de lui est un tableau incontournable. On l’a tous eu à Noël quand on était petits, en carte de vœux… C’est un tableau qui intéresse autant un japonais qu’un américain. Si on va à Naples à Capodimonte, il y a La Parabole des aveugles de Pieter Brueghel, un tableau avec des gris magnifiques. Il y a donc des œuvres qui dépassent tout jugement, c’est cela un chef-d’œuvre.

Selon vous, pourquoi l’art est-il important ?

L’Art… c’est important. C’est difficile à définir parce que les goûts sont très différents. Mais le beau accompagne toute notre vie. Parfois, je traverse des lieux où des immeubles n’ont aucune sensibilité, aucune peau, et là on se dit ‘c’est tellement ennuyeux’. Puis on aperçoit soudainement une maison amusante Art Nouveau. Elle vient tout d’un coup juste égayer un quartier. Et donc c’est ça l’art, c’est la chose qui nous surprend et qui a de la qualité. Malheureusement, des gens ne reconnaissent pas toujours cette qualité… Il faut se battre pour sauver l’Art. Moi, passionné d’Art Déco, je viens de sortir un livre Paris Art Déco et trois immeubles dont je parle dans le livre sont déjà en perdition. C’est incroyable, dans ce monde où nous essayons de défendre la beauté, il y a des gens qui ne la voient pas du tout, et qui sont prêt à détruire des choses remarquables pour construire… Je pense que l’art est indispensable à la vie. On ne pourrait pas vivre sans.

De quoi rêvez-vous à présent ?

Le rêve serait de faire une prochaine exposition Art Déco, peut-être à Hong Kong par exemple. Je sais aussi qu’il y a une petite ville du nord importante, Saint-Quentin ; là se trouve la grotte Chauvet de l’Art Déco, une des premières villes reconstruites. Je donnerai bien un petit bout de ma vie là-bas.

Ensuite, il faut reposer son cerveau parce qu’il y a un moment où tout cela explose. Donc, le rêve immédiat, avec ce beau jour où il fait très chaud, c’est la plage. La plage au soleil en basse Normandie sera supportable. C’est un des rêves possibles immédiats, mais très vite je vais m’ennuyer et je vais donc courir les brocantes et repartir à la recherche de l’art …

Fanny Revault et Jean Lesniewski sur le toit du Palais de Chaillot. 
Fanny Revault et Emmanuel Bréon sur le toit du Palais de Chaillot. 
Diner Gala au profit de la restauration du décor de théâtre du Palais de Chaillot.
Les « Art deco societies » en visite à Paris sur le toit du Palais de Chaillot. 

L'Art, c'est la chose qui nous surprend et qui a de la qualité. Malheureusement, des gens ne reconnaissent pas toujours cette qualité. Il faut se battre pour sauver l'art...

Emmanuel Bréon