Portrait de Axel Ruhomaully – Franck Depaifve
Portrait de Axel Ruhomaully – Franck Depaifve

Axel Ruhomaully – Franck Depaifve

Curateurs

https://artinterview.com/interviews/axel-ruhomaully-franck-depaifve/

Citadelles de fer et de briques, machines musculeuses, roues cyclopéennes, verrières écaillées, grises de poussier… Un monde nourri de charbon, d’huiles noires coagulées qui durant deux siècles s’est gorgé de la souffrance des hommes. Débris de la civilisation de puissance balayés par le vent de l’histoire, livrés au néant. Pour préserver la mémoire de cette société industrielle qui fut celle de nos pères et à présent s’éteint, Meta-Morphosis fait appel à des artisans et artistes qui en expriment l’essence, en dévoilent la force abolie, la grandeur et l’implacable rigueur. Rencontre avec les fondateurs de Meta-Morphosis : Franck Depaifve et Axel Ruhomaully.

Comment vous est venue l’idée de créer Meta-Morphosis ?

Franck Depaifve : En Avril 2014, Alex et moi, nous sommes allés nous promener en Belgique, du côté de Liège, et nous avons découvert un site assez atypique, le Charbonnage du Hasard, qui ressemble à un ancien château fort perdu au milieu d’une petite forêt. Nous avons été surpris par son architecture assez originale et nous nous sommes aperçus que c’était une ancienne mine de charbon qui avait fermé en 1977. Nous sommes allés à la rencontre des anciens mineurs, après avoir découvert leurs casiers portant les numéros de matricules. Nous avions une image de Germinal, quelque chose de triste et misérable, et au final, nous avons rencontré les ‘Tontons Flingueurs’ avec leurs histoires extraordinaires.

Et là, les enfants ont commencé à prendre conscience non seulement de la richesse de leurs racines, de la fierté qu’ils pouvaient en retirer, et de l’absence de fatalité par rapport à leur vie à venir.

Cette découverte vous a donné l’envie de faire revivre ce patrimoine… Quelle a été la première action menée ?

F.D : Les rencontres ont été la première étape. Puis, nous avons appelé un photographe parisien, Roméo Balancourt, pour faire les portraits des anciens mineurs : ce fut deuxième étape. Nous avons organisé la séance photo dans l’école des petits-enfants ou arrière-petits-enfants de mineurs, et nous avons assisté à quelque chose d’assez surprenant : si un photographe de star venait photographier le grand-père, c’est qu’il était une star. Et là, les enfants ont commencé à prendre conscience non seulement de la richesse de leurs racines, de la fierté qu’ils pouvaient en retirer, et de l’absence de fatalité par rapport à leur vie à venir.

Avez-vous, par la suite, ouvert ce projet à d’autres formes d’expression artistique que la photographie ?

F.D : Oui, très rapidement, nous nous sommes aperçus que la photographie ne serait pas suffisante pour faire passer toutes les émotions et tous les messages. Nous avons donc décidé de nous rapprocher d’artistes belges et internationaux qui participeraient à l’aventure et s’exprimeraient sur la matière brute que nous leur donnerions. Et ça a donné naissance à Meta-Morphosis  qui organise des expositions et édite des livres d’art…

Quelle est la philosophie de Meta-Morphosis ?

F.D : En discutant avec les enfants, nous nous sommes aperçus que le patrimoine, omniprésent autour de nous, pouvait rattacher, non seulement les nouvelles générations aux fiertés qui les entourent et dont elles ont besoin pour se construire, mais aussi recréer du dialogue. On cite souvent Malraux : “L’art est le plus court chemin de l’Homme à l’Homme” ; Nous nous inscrivons vraiment dans cette démarche-là, où nous essayons de faire passer des messages, d’appeler la conscience des gens sur des thèmes de société en utilisant toutes les expressions artistiques

Le constat d’une absence de transmission a donc été un point de départ…

On a souvent employé de la main d’œuvre étrangère pour travailler dans les mines ou dans les industries lourdes. Les deuxième, troisième ou quatrième générations ont une sorte de crise identitaire parce que les fermetures des usines ont été si brutales qu’il n’y a pas eu de transmission des histoires et de la fierté. Le fait de revenir sur ces lieux avec des artistes venant récolter les émotions et les histoires des travailleurs pour de les retranscrire et les diffuser le plus largement possible, on s’aperçoit que ça fait du bien; l’art devient un vrai outil politique au sens noble du terme.

Vous souhaitez préserver les lieux mais également les objets qu’ils recèlent…

F-D : Oui, à force de visiter des lieux abandonnés comme des usines ou des réserves, on a créé Anamorphosis, de façon à préserver tous les matériaux, outils, mobiliers qu’on pouvait trouver dans tous ces lieux. Ces objets n’ont pas de valeur muséale, mais ils ont pour nous une valeur patrimoniale. Il ne fallait pas que ça parte chez des ferrailleurs et que ce soit détruit.

Nous avons donc passé des accords avec les acteurs publics et privés pour pouvoir les récupérer, les stocker, les nettoyer et, soit les revendre avec un certificat racontant l’origine du lieu d’où venait l’objet, soit les mettre à disposition d’artistes, de façon à ce que ceux-ci s’expriment dessus, et dans ce cas, l’objet est revendu avec deux certificats : celui qui explique la provenance de l’objet, et celui l’artiste qui explique pourquoi il a souhaité réutiliser l’objet.

Quelle a été la première œuvre que vous a avez fait réaliser à partir d’un matériau récupéré ?

F-D : La toute première œuvre a été réalisée par un sculpteur français, Pierre Matter. Nous avons mis à sa disposition des modèles de fonderies venant d’une usine textile de Verviers. Il les a utilisés pour faire un bélier de deux mètres de haut, absolument somptueux. Etant fils d’un ingénieur de l’industrie textile, cet artiste nous a expliqué que le fait de pouvoir créer une œuvre d’art dans ce contexte lui a permis de rendre hommage au travail de son père et de ses confrères.

Nous apportons aux artistes une matière que nous estimons être noble et sur laquelle ils peuvent s’exprimer par rapport à l’histoire qu’elle porte. Nous sommes maintenant  en contact avec 250 artistes, dans le monde entier. Tous nous demandent de la matière sur laquelle ils puissent s’exprimer, et ils adhèrent tous à ce principe que l’art doit servir à la préservation de la mémoire. (…)

Ces gens sont détenteurs de valeurs et d’un savoir faire précieux qui concerne tout le monde.

Qu’est-ce qui vous anime dans cette démarche ?

Axel Ruhomaully : Ce qui nous anime depuis le départ, c’est la curiosité de découvrir un patrimoine omniprésent qui est beau mais qui disparait… Il y a donc une vraie urgence, une réelle nécessité à le préserver, avant qu’il soit trop tard, parce que les bâtiments, peu à peu, sont reconvertis et que les ouvriers disparaissent; ces gens sont détenteurs de valeurs et d’un savoir faire précieux qui concerne tout le monde.

Nous avons été touchés par toutes ces petites histoires qui font la grande histoire. Nous souhaitons transmettre cette fierté des hommes en adressant un message fort aux nouvelles générations, pour leur dire « Soyez fiers ! », c’est un mot que nous aimons bien. Nous avons défini Meta-Morphosis comme étant un « Révélateur de fiertés contagieuses », et donc l’idée est de véhiculer ce message fort de fierté pour permettre aux jeunes générations de construire leur propre avenir.

Quelle est la particularité de Meta-Morphosis ?

F-D : La particularité de Meta-Morphosis, c’est de faire appel à des univers artistiques complètement différents. Bassam Massoudi, un calligraphe arabe de renom international, a participé au projet du premier livre. À côté de la calligraphie, on présente du street art, de la bande dessinée et plein d’autres modes d’expression. On est aussi plurimédias, c’est-à-dire que pour chacun des projets, on présente des expositions, un livre d’art et des créations d’œuvres d’art par des artistes, idéalement à partir de matières premières que nous leur fournissons

A-R : Au-delà d’une simple démarche artistique, et parce qu’il y a une forte dimension mémorielle, dans tout ce que nous faisons, nous avons une exigence de qualité qui fait sens. Et nous ne continuerions pas à dupliquer ce laboratoire d’expériences, de créations, de collaborations et de rencontres entres des mondes parfois très différents si il n’y avait pas de partage de la même fibre, de la même sensibilité. Toutes ces rencontres nous auront confortés dans l’idée que Meta-Morphosis a du sens et qu’il faut poursuivre ce projet.

Quelle est votre politique de développement ?

F.D : Nous avons un partenariat avec Google Arts and Culture pour numériser les sites avant qu’ils ne disparaissent ou ne soient transformés. Nous sommes à présent, invités tous les ans par l’UNESCO au congrès mondial du patrimoine, ce qui nous permet aussi de rencontrer des délégations internationales et d’avoir la confirmation de l’universalité de ce que nous faisons. Ce patrimoine est partout dans le monde.

Meta-Morphosis, est-ce un outil de dialogue « universel » avant tout ?

F-R : Oui, à l’UNESCO, nous rencontrons de nombreuses délégations, chinoises, japonaises, russes, et de tous pays et tout le monde nous tient le même discours; le thème qu’on aborde et la manière dont on le traite a du sens parce que la problématique, de préservation du patrimoine et de transmission de la fierté est la même partout. Le fait de traiter ces enjeux par le biais de l’art, sans limite et barrière d’une langue, c’est mettre en place une compréhension universelle.

Dans une démarche séduisante et décalée ?

A-R : Tout à fait, on le fait en s’amusant et on y prend plaisir ! Nous avons une charte, dans Meta-Morphosis : la première chose, c’est surtout de prendre du plaisir, et on essaye de le communiquer et de le transmettre. Nous avons fait un travail sur l’industrie textile de Verviers, et nous avons demandé à un artiste de raconter l’histoire de cette ville qui était la capitale mondiale de la laine, autrement que de la manière dont les journaux en ont parlé récemment, parce qu’il y a de belles histoires. Le mot réconciliation est un mot important.

Vos actions se limitent-elles au champ du patrimoine industriel et minier ?

F-D : Nos actions ne se limitent pas au patrimoine industriel ou minier. Elles sont bien plus larges que ça, puisque le patrimoine est partout. À titre d’exemple, nous nous occupons des 50 ans de l’indépendance de l’Île Maurice, sur le thème du savoir-faire. Nous nous sommes autant intéressés à l’eau, qui fait partie du patrimoine, qu’à une orchidée endémique qui avait disparu et qu’on a retrouvée, et pour laquelle on a fait venir, Blaise Mautin, un de plus grands parfumeurs au monde, afin de préserver cette mémoire olfactive.

Avez-vous d’autres exemples ?

F.D : Nous nous intéressons aussi au Palais de justice de Bruxelles, le plus grand du monde, sur lequel nous faisons le livre officiel. Une chorégraphie d’un chorégraphe mondialement connu, va probablement avoir lieu sur la thématique de la justice, de façon à, encore une fois, conscientiser les personnes qui n’ont pas forcément de lien avec le Palais de justice pour les emmener dans son univers.

Nous travaillons également sur la valorisation d’un autre patrimoine : l’histoire artistique des affiches syndicales et sociales parce que les affiches syndicales, non seulement retracent l’histoire sociale et politique, mais retracent aussi l’histoire de l’art. Dans le cadre de ce projet, Bread and Roses, un livre et des expositions ont été réalisés; des historiens de l’art ont expliqué ces affiches et nous avons demandé à 50 artistes internationaux d’imaginer à quoi ressembleront les affiches en 2036, 2037, pour les 100 ans des congés payés et de la semaine de 40 heures. Nous avons donc beaucoup d’artistes, des Français des Américains, des Portugais, des Brésiliens et plein d’autres qui démontrent, encore une fois, l’universalité de tous ces propos et de ce patrimoine.

Investissez-vous également le patrimoine muséal ?

F-D : Comme le patrimoine et l’art nous tiennent autant à cœur, nous avons effectivement contacté des musées pour leur proposer de faire des photos et nous nous sommes aperçus que les musées internationaux avaient de plus en plus de difficultés financières. Nous avons voulu apporter notre pierre à l’édifice.

Nous avons photographié des pièces, exposées ou dans les réserves. Les photos sont ensuite vendues en galeries d’art et nous versons 30% du fruit de la vente aux musées détenteurs de ces pièces. Nous essayons donc d’avoir un impact, si minime soit-il, sur la préservation de ce que nous considérons, encore une fois, comme un bien commun. Au Muséum d’Histoire Naturelle, par exemple, nous avons photographié un T-Rex de 7 mètres qui est absolument somptueux. Nous allons probablement entamer une collaboration avec les Arts et Métiers de Paris pour travailler sur des pièces dans les réserves, qui sont souvent méconnues et et qui ont des histoires absolument incroyables à raconter.

Nos projets ne tiennent que par les jolies rencontres que l’on peut faire et qui sont autant de surprises et autant de moteurs…

Quelles sont les raisons qui vous poussent à poursuivre l’aventure ?

F-D : Il y a trois axes qui nous motivent : le premier, c’est l’humain, au sens vraiment large, parce que nos projets ne tiennent que par les jolies rencontres que l’on peut faire et qui sont autant de surprises et autant de moteurs. Elles nous donnent le courage ou l’inconscience de faire tout ce que nous faisons depuis trois ans. Le deuxième, c’est le patrimoine, parce que c’est, pour nous, le plus extraordinaire prétexte pour raconter des histoires et pour relier les gens les uns avec les autres. Et le troisième, c’est l’art qui fait le lien entre tout ça, de manière universelle et efficace.

Non seulement ce projet a donné du sens à nos vies, mais nous avons l’impression d’avoir donné aussi du sens à ce qui nous entoure et à toutes les personnes avec lesquelles nous avons collaboré.


Site officiel

On s'est aperçu que le patrimoine, qui est omniprésent autour de nous, pouvait rattacher, non seulement les nouvelles générations aux fiertés qui les entourent et dont elles ont besoin pour se construire, mais aussi recréer du dialogue...

Franck Depaifve