

Un Hans Hartung fun et gestuel !
Par Marc Goldstain

L’oeil du peintre Marc Goldstain
Quelques réflexions que je partage avec vous après avoir visité l’exposition « Hans Hartung et la fabrique du geste » au Musée d’art moderne de la ville de Paris, fraîchement réouvert. Hans Hartung y apparaît déjà comme un artiste contemporain sous certains aspects comme le choix de ses couleurs et de ses outils. De plus, le titre de l’exposition suggère son point fort : ses recherches d « écritures dessinées » (donc le geste). Il n’est pas seul à chercher dans cette direction à son époque : Mathieu, Bazaine, Soulages semblent sur des chemins proches… Mais Hartung est sans cesse à la recherche de nouvelles formes. Celles aux traits tranchés contrastant avec la couleur projetée formeront un corpus très reconnaissable.
Jeune peintre, je voyais Hartung comme un de ces artistes « des années cinquante » associés à une recherche globale et passionnante reliant corps et âme dans une intensité de l’instant. J’y mettais pêle-mêle Masson, Fautrier, Zao Wou-ki, de Kooning, Pollock… J’avais lu les entretiens de Georges Charbonnier* avec ces artistes, et tout ce qui était dit me semblait couler de source, bien que le ton fut solennel (un goût trop prononcé pour le drame peut-être dû à l’après-guerre).
Il est vrai qu’on ne peut reprocher à l’artiste d’être engagé dans son œuvre et de viser la profondeur. L’œuvre d’Hartung attire par la multiplicité parfois étonnante, presqu’amusante de ses expérimentations picturales très lisibles, vives et rythmées. Elles portent sur ses différentes écritures dessinées et sur toute la gamme d’outils de plus en plus développée, un vrai catalogue d’une enseigne de bricolage ! De là à voir un aspect ludique à sa recherche, il n’y a qu’un pas.
Le cœur de son travail, précédant la couleur et la forme, concerne l’expressivité de son geste déshabillé de toute volonté de figuration. En effet, peindre de manière abstraite permet de mettre l’accent sur la ligne comme trace, avant même d’y voir une forme. On parle alors de peinture gestuelle abstraite, d’abstraction lyrique…
Quant à l’exposition, dès l’entrée, la commissaire inscrit Hartung dans l’histoire de l’art par deux œuvres représentatives d’époques différentes et qui se répondent. La première est une toile de jeunesse très « post cubiste » aux tons sourds et neutres ainsi qu’aux formes simples mais bien composées (Leucate, ma cabane grise 1927). Au passage, je me dis que le gris était dans une partie du courant cubiste une manière élégante d’utiliser toutes les couleurs*. L’autre peinture de 1989 ressort immédiatement « plus contemporaine », ou « fun » comme le disaient les publicités de ces années-là. Le titre illustre bien la volonté d’être radicalement de son temps : « T 1989 K32 » comme le numéro d’un colorant chimique moderne. Aussi, par ce qui pourrait être vu comme une désinvolture amusante (et amusée ?) dans sa fabrication, on retrouve l’époque : Hartung a de l’humour dans le choix de son outil… une sulfateuse pour les vignes ! La peinture employée apparaît industrielle et le geste fait finalement écho à un « dripping » de Jackson Pollock, quarante ans plus tôt. Mais l’effet « contemporain » tient à quelque chose de plus « pop » ou « rock » par ses teintes primaires juxtaposées, un peu criardes – comme celles de bonbons industriels – et surtout le jaillissement plus puissant depuis sa sulfateuse, versus les éclaboussures manuelles de Pollock.
Un peu plus loin dans l’exposition, dans le film qu’un jeune Alain Resnais tourna à propos d’Hans Hartung, le peintre dessine avec des craies Comté et différents crayons sur du papier. On peut découvrir sa gestuelle* : régulière, tonique, relâchée, ample ou étriquée, arrondie ou tranchante… C’est elle qui, par le truchement du crayon devient dessin progressivement. Cela n’est pas une expression désordonnée, viscérale, où l’artiste en « met partout », comme le mythe lié à ce courant artistique le voudrait. Au contraire, et le documentaire va en ce sens, l’expression physique d’Hartung semble assez pondérée.
À un moment apparaît son matériel et on voit, comme une palette, une bande de papier sur laquelle des tests au crayon gras ou sec donnent l’impression de différentes valeurs et textures : une indication de plus que l’œuvre se construit progressivement de manière interactive entre le support et l’artiste. On pourra retrouver, sur le dessin en cours de réalisation dans la vidéo, certaines de ces textures où la craie effleure le grain du papier pour un gris clair ou bien l’aborde plus fermement pour une valeur plus foncée.
Son geste circulaire, puis plus droit, donne des formes rondes et carrées. Les premières lignes sinueuses sont dessinées avec un geste lent assez léger. Lorsqu’il attaque le dessin d’un « angle », il appuie davantage sur sa mine et accélère. Pression musculaire et rythme font dessin. Il change sa main de place et son geste devient, sur la feuille, une sorte de point, comme une fin de phrase.
Certaines orientations sont clairement linéaires. Un plan du film montre l’artiste en pied (jusqu’alors on ne voyait que ses mains), et on peut discerner, en étant attentif, l’impulsion de son geste lent et appliqué, depuis la globalité de son corps. Cela confère à la ligne une régularité et une stabilité. Je pourrais entrer davantage dans le détail de l’analyse du mouvement, mais ce sera sans doute l’objet d’un autre texte.
Cette exposition et ce film constituent d’excellents supports pour rappeler à quel point la peinture et le dessin dépendent du corps actif et ressentant, « Sensible* », un corps qui n’est pas qu’un objet de la volonté mais habité… Comme le rappelle Merleau-Ponty non sans humour : « Le peintre « apporte son corps », dit Valéry. Et, en effet, on ne voit pas comment un Esprit pourrait peindre » (Merleau-Ponty, 2000, p.16).
* Le monologue du peintre, Georges Charbonnier Guy Dirier, éditeur, 1980.
* Des gris sont obtenus par des mélanges de couleurs primaires, on parle alors de gris colorés.
* Pour ce qui est du « Sensible » et de l’analyse de la gestuelle dont est inspiré cet article voir les ouvrages de Bois, Danis : « La méditation pleine présence » éditions Eyrolles (2019) ou le moi renouvelé, Point d’Appui (2006).
* Merleau-Ponty, Maurice (2000), « l’œil et l’esprit », folio /essais, Paris.
« Hans Hartung et la fabrique du geste » au Musée d’art moderne de la ville de Paris
« Hans Hartung et la fabrique du geste » au Musée d’art moderne de la ville de Paris
« Hans Hartung et la fabrique du geste » au Musée d’art moderne de la ville de Paris



Griffonner, gratter, agir sur la toile, peindre enfin, me semblent des activités humaines aussi immédiates, spontanées et simples que peuvent l'être le chant, la danse ou le jeu d'un animal, qui court, piaffe ou s'ébroue.