Image de Arc Majeur – Bernar Venet
Image de Arc Majeur – Bernar Venet

Arc Majeur – Bernar Venet

Olivier Schefer

Sculpture, geste et paysage

Professeur d’Esthétique et de Philosophie de l’art à l’Université Paris I (Panthéon Sorbonne), Olivier Schefer est spécialiste du romantisme allemand et de l’œuvre de Novalis. Ses travaux portent à la fois sur la modernité romantique, l’art contemporain et le cinema de série B et de science-fiction.  


L’Arc Majeur, de l’utopie à la réalité


En retraversant la Corne d’Or, Michel-Ange a la vision de son pont,
flottant dans le soleil du matin, si vrai qu’il en a les larmes aux yeux.
L’édifice sera colossal sans être imposant, fin et puissant.
Mathias Enard [1].


C’est un geste. Un geste minimal et pourtant monumental.
Bernar Venet  [2].

           
[ Certaines œuvres existent longtemps avant que d’être réalisées. Elles vivent d’abord à l’état embryonnaire de projets, d’idées, d’esquisses, de brouillons. C’est le possible qui précède le réel. Souvenons-nous que pour Aristote, « le principe d’existence de l’art réside dans l’artiste et non dans la chose produite » [3]. Cette préséance artistique de l’idée sur la chose, du plan sur la production, contraire au processus naturel qui est indistinctement matière et forme, est d’autant plus évidente lorsqu’il s’agit de la mise en œuvre de sculptures monumentales. Entre autres exemples : l’installation de Christo, Running Fence, vaste clôture provisoire de 37 mètres de long, installée en 1976 dans le nord de la Californie et plus près de nous, Le Leviathan d’Anish Kapoor, ballon dirigeable en toile PVC rouge qui occupait l’arche du Grand Palais en 2011. Ces œuvres requièrent les ressources de différents corps de métier, le talent d’architectes et d’urbanistes et souvent des leviers politiques. Assurément, l’art n’est pas la seule exécution d’un plan préalable, le moment matériel de la réalisation apporte son lot d’accidents, de trouvailles, de pistes inédites, susceptibles d’infléchir l’intuition initiale.

Inversement, et c’est une des grandes leçons de l’Art Conceptuel, que le jeune Bernar Venet contribue à fonder, au début des années 1960, comme une exposition récente au mamac de Nice l’a bien montré [4] : l’idée en elle-même, le plan, la proposition théorique sont de l’art ou, tout au moins, ils abolissent la frontière entre la production et le commentaire critique. L’essai de Joseph Kosuth, Art after Philosophy en 1966, les Sentences on Conceptual Art de 1969 de Sol LeWitt, les poèmes minimaux de Carl André et les poèmes mathématiques de Venet de ces années-là relèvent d’un autre régime de l’art, un art « dématérialisé », échappant au culte fétiche de la marchandise. Ce sont souvent des feuillets tapés à la machine, rangés dans des tiroirs.

L’Arc Majeur, impressionnant par ses dimensions inédites, il ne pèse pas moins de 200 tonnes et atteint une hauteur maximale de 58 mètres, tient à la fois du projet au long cours et de la sculpture, au sens le plus matériel du terme, mais aussi d’une proposition, sinon conceptuelle, du moins utopique. On pourrait songer au rêve ébauché par Léonard de Vinci et repris par Michel-Ange d’un pont reliant les rives du Bosphore sur la Corne d’Or ; utopie qui resta à l’état de projet sublime, relaté et imaginé par Mathias Enard dans un roman. La pièce de Venet inscrite dans le paysage artistique depuis 1984 a fini par devenir un mythe à la réalité contestable. Des amis ont souvent affirmé à l’artiste avoir vu sur l’autoroute du Soleil, en direction d’Auxerre, où elle était tout d’abord imaginée, cette fameuse sculpture… qui n’était pourtant pas là ! Les nombreux articles de revues et de magazines spécialisés, la couverture emblématique du numéro 107 d’Art Press en octobre 1986, ceux de la presse régionale, nationale et internationale, annonçant la réalisation de cette sculpture, y sont sans doute pour quelque chose. Cette œuvre souvent commentée avant d’être effectuée, différée pendant plus de trente ans, jusqu’à ce jour, aura donc d’abord existé dans les limbes de notre imaginaire collectif, située quelque part entre le mirage, le rêve hors norme et la rumeur invérifiable.

Le propre de l’utopie, rappelle Roland Barthes, dans ses Mythologies est de tendre au réel, d’inscrire l’imaginaire dans l’histoire, à la différence du mythe qui vise à s’en absenter. Le mythe idéalise les faits en essences atemporelles, il innocente l’histoire humaine qu’il érige en nature. On l’ignore parfois, tant l’œuvre de Venet paraît peu rêveuse et tout entière construite sur le principe rigoureux, presque monacal de la monosémie autoréférentielle du sémiologue Jacques Bertin, mais l’artiste a imaginé deux projets impossibles, deux utopies artistiques qu’il considère aujourd’hui, à juste titre, comme des œuvres à part entière. De même que l’idée de l’art est à sa façon de l’art. Il s’agit de projections in situ d’arcs en acier corten, son matériau de prédilection. Inclinés vers le haut, ces arcs auraient été posés de part et d’autre de deux îles, à la manière de ponts incurvés. L’on découvre dans les archives de l’artiste d’intrigants photomontages représentant, pour l’un, un arc en équilibre entre une île grecque et un îlot. L’autre proposition, en noir et blanc, relève quant à elle de l’utopie au sens le plus fort du terme, tout à la fois géographique (a-topos : nulle part) et politique. N’oublions pas que la première utopie, celle du traité de Thomas More, Utopia, paru en 1516, était la projection d’une configuration politique autarcique, conçue sur le modèle d’une île autonome, dotée de ses propres ressources. Venet imagine donc, alors même que le projet de l’Arc Majeur hante les esprits, le sien au premier chef, un autre arc monumental de 46, 5 °, d’une longueur de 9500 m.

Nous sommes en 1985, le Mur de Berlin n’est pas encore tombé ; il faudra attendre un certain jour de novembre 1989. Et voici que Bernar Venet propose une sorte de pont, et non un mur de la division, comme il s’en fait encore beaucoup, pour relier entre elles les îles Diomède du détroit de Béring, une zone particulièrement sensible lors de la Guerre Froide. Ce projet d’arc de la concorde, pourrait-on dire, à mettre au compte de l’élaboration de l’Arc Majeur, est tendu entre deux îles, situées, l’une sur la pointe la plus occidentale des États-Unis, en Alaska, et l’autre en sa partie la plus orientale en Sibérie. En décidant assez génialement d’en faire un pont à l’envers, plutôt qu’une banale ligne droite, l’artiste posait aussi une question esthétique majeure : la nature peut-elle abriter des objets qui lui sont absolument étrangers ?    


Une sculpture dans le paysage

Celui que l’on connaît surtout pour ses toiles mathématiques et ses lignes indéterminées – sculptures en acier enroulées sur elles-mêmes, mais aussi ses angles, ses saturations murales, ses effondrements spectaculaires d’arcs empilés – est aussi l’artisan inattendu d’un art du paysage ou, tout au moins, d’un art dans le paysage.

 Théoricien rigoureux, Venet choisit pendant sept ans d’interrompre ses activités artistiques pour se livrer à une réflexion purement théorique sur les sciences, avant de revenir à la sculpture vers 1976. Aujourd’hui encore, il continue de concevoir son art comme une forme aboutie de sculpture en soi, dont les prémisses résident dans ces années conceptuelles. Il me semble pourtant qu’une part de l’œuvre de Bernar Venet, et pas des moindres, rencontre et prolonge depuis longtemps des problématiques paysagères et environnementales qui ont été celles de plusieurs artistes américains, en particulier des années 1960-70, dont l’importance dans le contexte actuel de crise écologique mondiale est plus que jamais décisive. N’allons pas faire de Venet l’artiste écologiste qu’il n’est pas. Toutefois, à travers certains projets in situ, l’art autoréférentiel défendu par Venet aura en quelque sorte échappé à son créateur. Et c’est ce qu’on peut lui souhaiter de meilleur. C’est même à cela que l’on reconnaît une œuvre importante.

Maurice Blanchot médite dans L’Espace littéraire ce qu’il appelle à juste titre la « solitude essentielle de l’œuvre ». L’œuvre est la décision impersonnelle qui congédie son auteur, qui le retranche. Elle existe pour tout le monde et pour personne, tel le bloc d’abîme de Stéphane Mallarmé, « Calme bloc ici bas chu d’un désastre obscur. »

Les deux arcs utopiques de Venet ne sont pas si éloignés de certaines propositions sculpturales fictionnelles de l’artiste américain, Robert Smithson, co-fondateur du Land Art. Je pense en particulier à un collage dans lequel Smithson place un élément géométrique minimaliste (un cube) sur un ilot, près d’une côte maritime, Proposal for a Monument for the Red Sea (1966). La tension singulière entre l’élément minimal autosuffisant et le paysage institue un dialogue très étrange, aux confins de la science-fiction et de l’esthétique scientifique (de la cristallographie et des formes minérales). La qualification de ce cube démesuré en monument est partiellement ironique. Chez lui les formes architecturales les plus banales – pont tournant, autoroute, parking, bac à sable – sont de « nouveaux monuments », comme il l’écrit dans un article paru en 1966 dans Artforum, « L’entropie et les nouveaux monuments ».

En 1986, Venet imagine un autre projet utopique, dont il n’est pas exclu qu’il voit le jour, un art de la mondialisation avant l’heure, intitulé Global Diagonals : des droites inclinées à la diagonale seraient implantées d’un bout de la Terre à l’autre, comme si elles la traversaient, reliant potentiellement des villes situées sur un même axe géographique. Shanghai pouvant, par exemple, idéalement communiquer avec New York ou Paris avec Sidney. Les sculptures – flèches inclinées dans le sol – s’accompagneraient d’une salle de projection, permettant aux habitants de telle ou telle partie du globe terrestre de se découvrir en direct et de dialoguer. Comme si les moyens actuels de connexion internationaux, téléphoniques et visuels, se cristallisaient autour de câbles en acier, des diagonales reliées dans un paysage tout ensemble terrestre et cybernétique [5]. ]  


Olivier Schefer

[1] Mathias Enard, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Paris, Actes Sud, 2010, p. 100.
[2] Entretiens de Bernar Venet avec Olivier Schefer, Paris, 24 décembre 2018.
[3] Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 4, 1140a.
[4] Bernar Venet. Les Années conceptuelles, 1966-1976, Nice, mamac, octobre 2018-janvier 2019 (commissariat : Hélène Guenin, Alexandre Quoi).
[5] Bernar Venet, Global Diagonals, Studio Seven, New York, 1986.



Extrait de L’Arc Majeur de Bernar Venet
Le livre retrace l’aventure de l’Arc qui aura attendu 37 ans avant de se dresser fièrement en Wallonie : plans, croquis, photos du making of, images d’archives et photos de l’oeuvre in situ. La préface est de Jack Lang.